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Où est donc passé l’érotisme?
S’il avait dû chanter 2019 et en faire un tube, Serge Gainsbourg aurait été bien emprunté, car contrairement à l’année 69, le millésime actuel ne semble pas avoir grand-chose d’érotique. «L’érotisme, aujourd’hui, ça n’existe plus du tout!, lance tout de go Philippe Brenot, psychiatre, anthropologue et sexologue, enseignant à l’Université Paris-Descartes. Cette expérience de la sexualité, dont on recense pourtant les premières manifestations plusieurs millénaires avant notre ère, a quasi disparu du paysage contemporain.»
A première vue, drôle de diagnostic d’une société qu’on dit hyper-sexualisée, décomplexée dans ses discours sur le sexe et réputée avoir démocratisé le coup d’un soir façon crush Tinder. Mais justement. «Au fil des enquêtes menées ces dernières années, j’ai pu m’apercevoir que de plus en plus de personnes ne comprenaient pas la définition de l’érotisme, qu’ils assimilaient le concept à la pornographie, particulièrement chez les moins de 30 ans», note le sexologue français. Il y en a pourtant une, de différence, et de taille. «Si on s’en tient à la définition la plus élémentaire, est érotique ce qui suscite un désir sexuel», résume Maïa Mazaurette, écrivaine et chroniqueuse sexo.
Or, constate Philippe Brenot, notre époque privilégie une sexualité focalisée sur le plaisir, la jouissance, préoccupée par le climax, dimension imprégnée des codes du X qui se sont démocratisés. «C’est clairement l’esprit du web porno qui a triomphé, car on a plus besoin d’immédiateté de nos jours. Le sexe est ainsi réduit à une pure performance coïtale sans la dimension essentielle de l’érotisme, la montée vers l’excitation. Pourquoi pas, mais le problème, c’est quand cette vision biaisée devient la norme.»
L’empire des sens en déclin
Preuve la plus spectaculaire de cette victoire par K.-O. du porno, les productions dites érotiques pour les écrans ont presque disparu. Ringardes, trop lentes, trop psychologisantes, trop elliptiques, trop pingres en images cash. Qui, aujourd’hui, choisirait «Emmanuelle» ou «L’amant», tellement loin de nos sensibilités modernes, pour affoler sa libido? Même la prétendue littérature érotique nouvelle vague, initiée par «50 nuances de Grey» et sur laquelle de nombreux éditeurs ont misé, est en train de s’essouffler.
Si ce qui se passe dans les alcôves reste quand même différent de ce qui s’écrit ou se filme, l’influence du porno online et de son obsession pour le plaisir en boucle demeure certaine. Pour la sexologue et psychothérapeute genevoise Marie-Hélène Stauffacher, notre société promeut une sexualité assez pragmatique, essentiellement considérée comme une source de bien-être et de divertissement:
Fabrique de l'envie
Car l’érotisme naît souvent non pas de l’envie de se satisfaire sexuellement, mais du hasard, de la contemplation, de l’écoute de soi. «Dans notre monde crispé par le stress et l’impératif de se rendre en permanence utile, on s’autorise peu le temps de la rêverie, de l’abandon, rappelle Maïa Mazaurette. Pourtant, l’érotisme qui vient de soi-même surgit justement quand on s’ennuie, quand on est attentif à ses sens et à son corps. On devrait réapprendre à valoriser l’imaginaire, à le booster, ainsi qu’élargir notre répertoire fantasmatique, au lieu de rechercher l’extase tout de suite.»
Preuve de cette tendance utilitariste, le mot érotisme lui-même a déserté les questionnaires des enquêtes sexo, psycho et sociologiques, ces dernières brassant plutôt des termes comme orgasme, pénétration, masturbation, satisfaction, durée, fréquence, addiction. Quant au terme désir, il est davantage traité comme une sorte de déclencheur de rapport intime que comme une expérience sexuelle en soi. Cette grille de lecture semble d’ailleurs arranger notre époque, les chercheurs comme les médias, «car en envisageant principalement la sexualité via de tels concepts, on la rend scientifiquement quantifiable et analysable», fait remarquer Maïa Mazaurette.
Au temps des algorithmes
Le sexe serait donc victime de la digitomanie moderne qui veut tout rationaliser. «Il fait désormais partie intégrante d’une culture de masse où la finesse des composants de l’érotisme ne peut être appréhendée par des statistiques et des algorithmes», souligne Philippe Brenot. On pense à Facebook ou Instagram, qui censurent sans trop de nuances scène pornographique et téton féminin. Une époque pressée qui mélange tout, certes, mais si le plaisir sexuel, lui, est volontiers valorisé, discuté, c’est peut-être aussi parce qu’il demeure loin des yeux.
«La représentation de l’acte sexuel et du plaisir, notamment via le porno, demeure cachée sous le matelas car non montrable, relève Gianni Haver, sociologue de l’image à l’Université de Lausanne. Ce sont des abstractions confinées dans la sphère de l’intime. En revanche, l’érotisme appartient au monde de tous les jours, à la sphère sociale, au culturel.» Cela le rend paradoxalement plus exposé aux résistances que l’imagerie porno, enfermée derrière des filtres et des interdictions. Pas de chance pour l’érotisme, puisque depuis quelques années, le sujet du sexe et du corps s’est considérablement crispé dans notre société.
«On a assisté à un changement profond de notre rapport à la nudité, explique Gianni Haver. Le puritanisme américain a beaucoup déteint sur le reste du globe, probablement à cause de l’utilisation des réseaux sociaux, dont les normes plus strictes envers tout ce qui est sexualisé ont en quelque sorte été mondialisées.» Virage observable, par exemple, avec l’évolution d’une série comme «Game of Thrones». «Les premières saisons montraient des éléments érotiques importants, de la nudité, des scènes de sexe assez audacieuses, mais cet aspect s’est perdu au fil du temps, relève le sociologue de l’Unil. Un phénomène similaire a touché d’autres séries où le sexe était au départ traité sans trop de voiles.»
Des nus sous embargo
Toutefois, le retour d’une certaine pudibonderie qui régulerait l’érotisme n’est pas la seule explication aux yeux de Gianni Haver. «Un mouvement de fond, déjà actif avant l’ère #MeToo, puis renforcé avec cette dernière, promeut une nouvelle moralité qui n’est pas juste une pudeur. La question n’est pas de dissimuler une nudité jugée obscène en soi, mais plutôt de savoir comment on organise le regard et les rapports de pouvoir autour du corps qu’on montre, surtout le féminin. Le sexe a été investi d’une dimension très politique favorisant raccourcis et confusions.» Des représentations autrefois admises sont ainsi progressivement devenues taboues.
L’actualité regorge d’ailleurs d’illustrations de ce phénomène: l’opprobre jeté sur cette publicité géante de lingerie féminine, qu’Aubade avait affichée en plein Paris il y a un an; le malaise grandissant autour des images érotiques du calendrier Pirelli, qui a poussé les photographes à rhabiller les modèles dans les dernières éditions, ou les remontrances du CSA, organisme de surveillance de l’audiovisuel français, à l’égard de certaines campagnes de pub de marques de luxe, estimées dégradantes pour l’image des femmes parce que montrant des mannequins comme objets de fantasmes. Quelqu’un qui désire et quelqu’un qui est désiré, configuration hautement inflammable, périlleuse à montrer dans l’ère post-MeToo, soucieuse de combattre le travers réduisant la femme à un simple objet sexuel.
Se désirer: mode d’emploi
Au travers de son dernier opus, «Mektoub my love: Intermezzo», Abdellatif Kechiche en a fait les frais ce printemps. Outre la controverse autour des conditions de tournage éprouvantes d’une scène de sexe, on a ainsi reproché au réalisateur d’objectifier les actrices de son film en multipliant les points de vue avantageux sur leur corps et les angles de caméra sexualisant le regard. «La suggestion devient difficile à assumer, remarque Marie-Hélène Stauffacher. On a désormais honte d’érotiser les corps.»
Ce qui est érotique serait donc sexiste, antiféministe et irrespectueux en 2019? Pas sûr, analyse Agnès Giard, anthropologue, chercheuse à l’Université libre de Berlin, auteure du livre «Un désir d’humain» (Ed. Belles Lettres), pour qui une certaine dose d’objectification se trouve au cœur du mécanisme du désir sexuel. «Penser l’érotisme comme un système d’oppression témoigne d’une vision très pauvre, voire éculée, des relations humaines. Notre excitation sexuelle procède forcément d’un script, d’un scénario culturellement codifié, qui conditionne l’émergence du désir. Autrement dit, les hommes et les femmes ne peuvent s’attirer que s’ils s’appuient sur un répertoire de fantasmes, de postures corporelles ou de rôles avec lesquels ils jouent à se cacher-montrer.»
Où sont les hommes?
Taxer l’érotisme d’ennemi de l’égalité et de la parité aurait en outre un effet secondaire des plus pervers, ajoute Agnès Giard: «Plus on interdira les images érotiques, sous prétexte que cela dégrade les femmes, plus on donnera raison à ceux et celles qui pensent que la femme ne saurait être à la fois désirable et respectable, et plus les femmes auront honte de leur corps, réprimeront leurs envies et penseront qu’elles sont des proies.»
De la nuance, c’est sans doute ce qui fait défaut pour recommencer à penser l’érotisme. «Le problème n’est pas tellement de sexualiser des images féminines, mais plutôt de ne principalement érotiser qu’elles, relève Maïa Mazaurette. C’est l’absence criante d’érotisme masculin qui crée l’injustice». Bonne nouvelle, le manque de parité et d’érotisme peut apparemment se résoudre ensemble.
Interview: «Rendons l’érotisme aux femmes»
Trois questions à Maïa Mazaurette, écrivaine et chroniqueuse sexo pour «Le Monde», «GQ», «Le Temps» et «Usbek & Rica».
Partagez-vous ce constat du recul de l’érotisme?
Maïa Mazaurette On peut effectivement dire que l’érotisme est très malmené. Le porno a tellement fait œuvre de rouleau compresseur depuis vingt ans qu’on a déplacé le sexe sur ce terrain de manière un peu trop exclusive. Toutefois, il faut reconnaître que dans cette disparition, ce sont surtout les femmes qui sont lésées. Les représentations de corps féminins désirables et dénudées restent nombreuses et quotidiennes, alors que celles de corps masculin sont plus rares, de plus en plus rares même.
Comment cela?
Dans le passé, on voyait davantage de corps d’hommes dénudés, par exemple dans le sport. Aujourd’hui, ces corps désirables se sont rhabillés, sont devenus plus couverts. Dans ces conditions, en tant que femme hétéro, comment être stimulée érotiquement dans l’espace public comme le sont les mecs? Le porno mainstream, en outre, n’offre pas tellement d’échappatoires, puisqu’il reste très axé sur la plastique des actrices.
C’est pourquoi on voit autant d’utilisatrices consommer du porno gay, plus sensuel et plus soucieux de l’esthétique masculine. On y regarde d’abord des corps d’hommes, ce qui intéresse les femmes en premier lieu! Sinon, aujourd’hui, elles n’ont parfois aucune stimulation de ce genre dans leur paysage quotidien. On vit un vrai problème de redistribution du désir entre les sexes.
Y a-t-il des conséquences à ce déséquilibre?
Les hommes aussi sont perdants, car quand la société alimente ce double standard selon lequel le corps féminin est beau et le masculin est moche, ils n’apprennent pas à avoir confiance en leur plastique, à la mettre en valeur pour le plus grand plaisir des yeux. Ils ne savent pas l’érotiser comme le font les filles. Finalement, cela renforce le narcissisme des femmes, qui vont s’érotiser elles-mêmes au lieu d’érotiser des corps masculins…