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Manger, le  casse-tête du siècle

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© Getty Images

Vive l’été, le farniente et les douces soirées passées à refaire le monde, en famille ou entre amis, autour d’un bon repas! Sauf que, pour les hôtes d’aujourd’hui, la seule élaboration du menu s’apparente à une véritable épreuve de matu.

L’intitulé de l’équation à résoudre? Comment réaliser un dîner festif qui prenne en compte l’intolérance au lactose de tonton Markus, l’adoption récente du régime végane par Isabelle, encore toute secouée par de nouvelles images d’abattoirs, et l’allergie au gluten de la petite dernière? «On le voit clairement lors de nos ateliers, lance Laetitia Aeberli, chargée de la médiation culturelle à l’Alimentarium, le musée de l’alimentation à Vevey. De plus en plus de personnes se disent allergiques ou intolérantes à certains aliments.» Déjà loin d’être aussi spontanée que chez nos cousins les animaux, l’alimentation est devenue, pour nous pauvres humains, réfléchie, rationnelle ou réputée telle, et problématique. Voire carrément névrotique, à cause de tous ces interdits qu’on s’impose. Au point de faire de la pause restauration un moment de surchauffe intellectuelle. Et de solitude, un peu, aussi.

Une avalanche d’injonctions

Alors que symboliquement, historiquement et concrètement, le repas partagé avait vocation à réunir les individus autour d’un acte fraternel, voilà qu’il les divise. La nourriture, aujourd’hui, atomise plus que jamais les individus face à leur assiette. D’anecdotique en apparence, le phénomène tourne à la vraie question de société. Une question que Claude Fischler, sociologue et directeur de recherche au CNRS, formule dans l’intitulé même de son dernier ouvrage: «Les alimentations particulières. Mangerons-nous encore ensemble demain?» (Ed. Odile Jacob).

«Nous nous trouvons aujourd’hui face à une véritable cacophonie nutritionnelle, assène le chercheur. Les mangeurs que nous sommes avons été pris dans une avalanche d’injonctions diététiques, souvent contradictoires, qui proviennent tant d’instances publiques que des médias ou des industriels eux-mêmes.» Conséquence: dans ce brouhaha anxiogène, l’individu se retrouve finalement assez désemparé. «Pour reprendre le contrôle du contenu de son assiette, chacun s’invente alors ses propres règles alimentaires», poursuit le sociologue. Lesquelles, du fait de l’anxiété susnommée, ne sont pas dictées par la seule rationalité.

L’une des stratégies les plus fréquentes consiste ainsi à désigner un bouc émissaire alimentaire: gluten, sucre, lactose, graisses, viande… Une manière, selon le sociologue, de faciliter la prise de décision en créant une sorte d’automatisme rassurant.

Soit. Mais peut-on réellement mettre sur un pied d’égalité la décision de devenir végétarien afin de ne pas contribuer à la souffrance animale – qui relève d’une forme d’idéal – et un problème d’allergie – qui, elle, relève de la nécessité pour raison de santé? «Il faut faire la part des choses», note Claude Fischler. Si les cas d’allergies semblent réellement en augmentation, il y a aussi de plus en plus de personnes qui se déclarent allergiques à tel aliment sans avoir jamais été diagnostiquées.» Il s’agit bel et bien, alors, d’une libre décision. Sophie Opoix, diététicienne responsable à l’Hôpital de Morges, souligne également la distinction entre choix et nécessité: «Les personnes souffrant d’intolérance au gluten se passeraient volontiers de cette fragilité. Ce n’est vraiment pas drôle. On n’imagine pas toutes les contraintes qu’un tel diagnostic impose.»

Côté chiffres, seul 1% de la population suisse souffre de la maladie cœliaque (est intolérante au gluten, donc) alors que 20%, soit un cinquième de la population quand même, l’est au lactose. Si bien que «de plus en plus de personnes adhèrent à ce genre de régime. Et cela sans jamais demander un diagnostic médical. Ils pensent juste que c’est mieux pour leur santé.»

Un besoin de contrôle

Comment expliquer ces intolérances imaginaires? «Les gens semblent avoir besoin de se donner un nom, une étiquette. De savoir quel genre de mangeurs ils sont», relève la diététicienne, qui cite la dernière-née des catégories: «les flexitariens», ces végétariens (ou végétaliens) qui mangent occasionnellement de la viande (ou d’autres aliments d’origine animale). Pour la muséologue de l’Alimentarium, une part de la réponse se trouve dans «le besoin des êtres humains à se sentir gouvernés par des règles». Or, poursuit-elle, «comme les religions n’ont plus vraiment d’impact, on cherche d’autres régulateurs. Et la nourriture est venue cristalliser ce besoin d’interdits.»

Le psychiatre Alain Perroud, du centre de consultations Nutrition et psychothérapie à Genève, rappelle que le souci porté à l’alimentation est apparu dans l’après-guerre, au cours des fameuses Trente Glorieuses. «On est alors passé d’une phase où l’humanité crevait de faim de façon chronique à une phase d’abondance. Le challenge n’était plus, comme avant, d’avoir assez à manger, mais de savoir se contrôler.» Dès lors, de nouveaux discours hygiénistes n’ont cessé d’attirer l’attention du public sur les dangers d’une mauvaise alimentation. Tantôt fustigeant la consommation de sucre, tantôt celle des graisses. Puis de la viande, des additifs, des conservateurs, etc. Pour le médecin, les choses se sont corsées avec les nombreux scandales alimentaires des dernières décennies: «On connaît tous l’histoire de la vache folle, mais il y a aussi eu la listériose dans les œufs et le fromage, les lasagnes au cheval et le poulet H1N1… On a donc aussi appris à être vigilants en termes sanitaires.»

«Aujourd’hui, on a peur de la nourriture parce qu’on la contrôle moins», confirme Laetitia Aeberli, rejointe par le sociologue Claude Fischler: «L’alimentation que nous consommons est de plus en plus transformée. La grande inquiétude, aujourd’hui, c’est les produits chimiques: les antibiotiques, les pesticides, les additifs, les colorants. On a l’impression d’avoir perdu la maîtrise de notre alimentation. Depuis trente ans, les gens disent: on ne sait pas ce qu’on mange.» Aux yeux d’Alain Perroud, cette méfiance vis-à-vis de l’agroalimentaire est aussi «propre à une génération de trentenaires surinformés en matière d’alimentation et de nutrition. Ils sont lucides quant à certaines méthodes de l’industrie, comme le fait de bourrer les aliments d’agents de palatabilité, c’est-à-dire des éléments qui augmentent le plaisir de manger, comme les graisses et les sucres cachés.» Face à ces manœuvres peu éthiques, enchaîne-t-il, «le consommateur se retrouve seul à devoir faire attention et à écarter les dangers de son assiette. Le tout dans une ambiance médiatique qui fait grandir le stress, la peur et le besoin de tout contrôler.»

Si certains tombent carrément dans l’orthorexie (trouble alimentaire et obsessionnel consistant à n’ingurgiter que des aliments jugés suffisamment sains), tous n’entrent pas dans la «psychose» ou le besoin de se rattacher à un régime en particulier. Et, dans le rapport compliqué à l’alimentation, «deux facteurs sont très prédisposants, précise le psychiatre: un tempérament perfectionniste et un manque de confiance en soi».

Bientôt la pilule nutritive?

Dans l’intention de revenir à une fonction exclusivement nutritionnelle et saine de l’alimentation, certains pensent avoir trouvé une solution définitive. «Depuis les années 1980, la pilule nutritive est le grand fantasme», énonce Claude Fischler. Aux Etats-Unis notamment. Ainsi, en Californie, une poudre à diluer dans un verre d’eau est déjà sur le marché. Arguments de vente: «Ne plus perdre son temps à faire ses courses, ni la cuisine. Et optimiser sa santé», puisque la poudre est réputée contenir exactement tout ce dont le corps a besoin. Retour à la case «confiance aveugle» à accorder au fournisseur. Et exit la notion de plaisir gustatif. «Lorsqu’on a demandé au fondateur de cette start-up si les bonnes bouffes entre copains n’allaient pas lui manquer, il a répondu n’avoir rien contre la nourriture récréative», relate le sociologue. Un distinguo intéressant, qui réduit l’alimentation à ses seules nécessité et fonctionnalité, excluant de son champ aussi bien le plaisir que la culture du «bien manger» et la notion de partage qui pourtant la sous-tendent.


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La nourriture serait-elle en train de nous rendre fous? Pour le sociologue, une chose est sûre: «Elle cristallise nombre de paradoxes. Car, dans le même temps, jamais on n’a vu une passion «foodies» aussi démesurée. Et ce dans tous les sens: émissions culinaires, livres et même «foodporn!» Et Laetitia Aeberli, de l’Alimentarium, de mentionner cet autre phénomène, «celui des 'gainers' (ou stuffers, ndlr), ces personnes qui se goinfrent volontairement pour le simple plaisir de grossir».

Un moyen de s’y retrouver, entre tous ces excès? Nos enfants le trouveront peut-être… Car, à en croire la médiatrice culturelle: «Les petits ont un rapport beaucoup plus sain à la nourriture. Contrairement à nous, ils écoutent leur corps. Quand, pendant les ateliers, on va avec eux dans le potager, ils sont curieux et ont envie de goûter aux aliments. Alors que les adultes, eux, ne parlent plus que de nutriments…» A croire qu’à trop vouloir raisonner on finit par perdre la raison.

4 questions à Sophie Opoix

Diététicienne responsable à l’Hôpital de Morges

Tous ces régimes ont-ils un réel bien-fondé?
Tout dépend. Si ces régimes existent, ce n’est pas pour rien. Chez certaines personnes, on a décelé une intolérance au lactose ou au gluten, par exemple. Mais lorsque aucune maladie n’a été diagnostiquée, cela n’a vraiment pas lieu d’être.

Nous inquiétons-nous trop de notre alimentation?
Il est important de réfléchir à ce qu’on mange, mais il faut aussi revenir aux bases et au bon sens. Prenez l’huile d’olive. Elle est très saine, mais cela ne veut pas dire qu’il faille s’en vider un bidon chaque jour! Tout est une question de dosage. Et si on a des doutes, on consulte, mais attention: un diététicien diplômé en HES ou un site internet fiable, comme celui de la Société suisse de nutrition.

Y a-t-il des contradictions à certains de ces régimes?
Eliminer une catégorie d’aliments a toujours des conséquences. Il faut être extrêmement vigilant avec les enfants et les personnes âgées. On a vu des enfants de végétaliens hospitalisés parce qu’ils avaient un manque en protéines, en fer, en calcium. A l’opposé, chez les gens qui mangent de tout, il y a souvent des carences en vitamines et en fibres… Toute forme d’extrême produit des manques.

Quelle est selon vous la clé d’une alimentation saine?
Manger de tout! Et les choses très terre à terre comme boire un litre et demi par jour, consommer cinq fruits et légumes et un féculent à chaque repas. Mais je dirais aussi qu’il faut réfléchir aux aliments que l’on choisit. Entre le local et le superbio qui vient d’Inde, qu’est-ce qui est le plus logique? Il faut vraiment penser à manger local et diminuer les aliments précuisinés.

Témoignages

Jean-Marc, 35 ans, au régime sans lactose

«Il y a quelques années, j’ai remarqué que je me sentais mieux lorsque j’arrêtais de boire du lait et de manger des yaourts. Mon épouse était, au début, assez sceptique, mais j’ai fini par la convaincre. Depuis, nous achetons du lait sans lactose. Quant aux yaourts, je préfère m’en abstenir complètement: je ne fais pas vraiment confiance aux produits estampillés «sans lactose». Ma femme trouve que je pousse le bouchon un peu loin, mais à ses yeux, si je me sens mieux comme ça, c’est l’essentiel.»

Nicole, 42 ans, au régime sans gluten

«Je ne m’étais jamais intéressée au gluten avant que notre seconde fille connaisse des problèmes digestifs. Pour tout dire, je n’avais même jamais entendu parler de cette substance. Après différentes consultations et analyses, dont des biopsies, le diagnostic est tombé: Marion souffrait d’intolérance au gluten. Depuis, à la maison, toute la famille s’est mise au régime sans gluten. C’est assez contraignant et surtout onéreux: chaque paquet de pâtes doit être acheté en pharmacie. Heureusement, l’AI nous rembourse une partie de ces frais!»

Cindy, 27 ans, végétarienne

«J’étais une sacrée carnivore! J’adorais surtout la viande rouge: les steaks tartare, les filets d’agneau bien rosés… Mais là, je ne peux plus. Trop d’images d’abattoirs écœurantes ont eu raison de mon goût pour la viande. J’ai donc augmenté ma consommation de fromages et de poissons. Et me suis mise aux légumineuses, dont je ne suis pas vraiment fan. Je ne sais pas vraiment si je vais tenir sur cette lancée, la viande me manque quand même pas mal. Peut-être que la solution serait de ne manger que de la viande achetée directement à la ferme. Dans une ferme où je sais que les animaux auront été bien traités. A voir. Sans voiture, c’est pas évident…»

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