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Violences faites aux femmes: le statut d'artiste comme alibi, c'est fini

L'actrice Amy Ryan entourée par Ben et Casey Affleck.

L'actrice Amy Ryan entourée des frères Affleck. Ben et Casey ont tous les deux été accusés de harcèlement à des degrés de gravité divers.

© WireImage

C’est une liste qui s’allonge presque à vue d’œil. Celle des hommes célèbres qui, à Hollywood ou dans d’autres spots mondiaux du showbiz, sont accusés d’avoir harcelé, agressé sexuellement ou même violé. Roman Polanski, Woody Allen, Dustin Hoffman, Kevin Spacey, Steven Seagal, Bill Cosby, Ed Westwick, Jeffrey Tambor, Ben et Casey Affleck... Mais jusqu’à ce que le scandale de l’affaire Weinstein ouvre une si nécessaire boîte de Pandore, nombre de ces personnalités étaient restées sous les radars, opposant aux autres une sorte d’autocensure par leur seule aura artistique.

En effet, comment s’attaquer à une pointure considérée comme un génie par la planète entière? Avec l’impression, au fond, que ces agissements déviants, ces dérapages, voire ces crimes présumés, sont presque excusables chez un grand artiste, figure si tourmentée, si à part, que notre société vénère tant. On pense à Alfred Hitchcock, à la fois maître insurpassable, mythe du cinéma et harceleur quasi pathologique de ses jeunes et jolies héroïnes blondes. Pourquoi donc avons-nous tendance à associer artiste génial et sexualité débridée? La philosophe Olivia Gazalé, qui signe «Le mythe de la virilité» chez Robert Laffont, nous renseigne sur ces liaisons dangereuses entre art et ultramasculinité.

FEMINA On justifie souvent les dérapages de grands artistes par une libido qui serait intimement liée à leur génie. Freud déjà liait sexualité et puissance créatrice. Est-ce pour ces raisons qu’ils ont jusqu’ici joui d’une telle indulgence?
OLIVIA GAZALE Etre un génie, pour commencer, c’est être au-dessus de la femme. Car historiquement, c’est un qualificatif qui leur a longtemps été refusé. Dans «Sexe et caractère», en 1903, le philosophe autrichien Otto Weininger en avait révélé la raison: la femme vit dans l’instant, le pur présent, éphémère et volatil, elle n’a ni mémoire, ni faculté de se projeter dans l’avenir. Sa conscience ne s’élève jamais, elle est rivée au sol, tandis que l’homme, lui, a le goût vertical de la transcendance. La femme ne sépare pas le penser et le sentir, ce qui la rend parfaitement inapte à l’abstraction, à la transcendance et au sublime:

«La femme est sentimentale et ne saurait qu’être émue, non bouleversée.» Chez elle, tout est plus petit, plus étroit, plus limité. Pas de grandeur, pas de souffle, pas de création. Même si, depuis, on a reconnu celui de certaines femmes (Camille Claudel, Hannah Arendt…), le génie reste un marqueur viril, donc un signe de puissance sexuelle, puisque les deux sont intimement liés dans l’imaginaire sexuel masculin.

D’où des carrières artistiques masculines qui, parfois, sentent le soufre?
Plus on a de conquêtes, plus on est conquérant, donc viril. L’un passe pour le corollaire quasi obligatoire de l’autre. D’où l’indulgence dont certains artistes ont parfois pu bénéficier lorsque leurs conduites étaient abusives et déplacées. Leur talent hors normes se traduit par un appétit sexuel hors normes. C’est ainsi: le corps des femmes est, depuis toujours, considéré comme le tribut que l’humanité doit payer pour nourrir l’inspiration des créateurs qui inventent et réinventent le monde. C’est cette logique qui est en train de se déconstruire sous nos yeux et il y a tout lieu de s’en réjouir.

Il y a eu Harvey Weinstein, et puis beaucoup d’autres. En quoi les scandales et les réactions des dernières semaines, autour de comportements masculins dignes de prédateurs, peuvent-ils contribuer à faire vaciller l’idée de ce qu’est être viril?
Cette déferlante nous invite à repenser en profondeur le mythe de la virilité. La perpétuation – massive – du sexisme, du harcèlement et du viol, dans des sociétés qui les condamnent pénalement depuis déjà plusieurs dizaines d’années (et qui au passage se disent égalitaristes), est le signe que, malgré des avancées très importantes, nos représentations du féminin et du masculin sont encore très imprégnées d’une construction culturelle de la hiérarchie des sexes venue du fond des âges.

A quand remonte cette vision du dominant et de la dominée?
Très loin dans l’imaginaire de l’Antiquité. D’un côté, une femme, arrière-petite fille de Lilith, Pandore et Eve, par nature tentatrice, coupable du désir qu’elle suscite, vouée au silence et dont le corps est librement appropriable; de l’autre, un homme dominant, qui lui est, par essence, supérieur, et qui assimile la toute-puissance politique, guerrière et financière à la toute-puissance sexuelle.

Ce que révèlent ces affaires, c’est que ces deux archétypes, nés dans l’antiquité gréco-romaine, et qu’on croyait enterrés, n’ont pas été dépassés par certains hommes.

Une certaine proportion de commentateurs continue de minimiser les actes commis et de blâmer les victimes pour divers motifs. Des femmes aussi, comme les actrices Mayim Bialik ou Lena Dunham, ont parfois tenté de dédouaner ces hommes pointés du doigt. Comment expliquer ce déni?
Ce déni s’explique par la vieille idée de la culpabilité féminine, qui a toujours servi de justification à la violence dont elle était l’objet. Si elle est battue, c’est qu’elle a fauté, si elle est violée, c’est qu’elle l’a cherché. Ce discours de mauvaise foi, qui rend les femmes responsables des violences sexuelles qu’elles ont subies, porte désormais un nom: le victim blaming. Un exemple célèbre en fut donné récemment par un représentant de la police de Toronto. Après le viol de deux étudiantes, il déclara: «Women should avoid dressing like sluts» (les femmes devraient éviter de s’habiller comme des salopes). Autrement dit, elles l’ont bien cherché. Mais rien, évidemment, sous aucun prétexte, n’autorise le viol.


Le réalisateur Danois Lars von Trier (ici avec Stacy Martin) a été accusé de harcèlement sexuel par Björk. Les faits se seraient produits durant le tournage de Dancer in the Dark en 1999. ©GettyImage

Dans votre livre, vous écrivez que le mythe de la virilité constitue finalement un piège pour les deux sexes, à la fois sur le plan sexuel et dans la vie quotidienne. Mais en quoi donc représente-t- il une oppression pour le sexe masculin?
Le mythe de la virilité ne postule pas seulement l’infériorité de la femme, mais aussi l’infériorité de tous les hommes qui ne possèdent pas les marqueurs de la virilité triomphale et qui peinent souvent à se faire reconnaître comme pleinement «hommes». Le devoir de virilité est un fardeau et «devenir un homme» un processus coercitif et discriminatoire, qui s’est, à certaines périodes, apparenté à du dressage, tout en entretenant une homophobie (et une transphobie) extrêmement violente. L’homophobie découle en effet de la gynéphobie: c’est parce que le féminin est discrédité que l’effémination est honnie. En outre, l’idéologie viriliste condamne aussi l’autre homme, l’étranger, le sauvage, le «sous-homme»: elle nourrit ainsi la xénophobie, le racisme et le mépris de classe.

Vous pensez donc que les hommes, comme les femmes, ont autant intérêt à remettre en question les stéréotypes sexués?
Ce qui me semble souhaitable, ce n’est pas l’abolition de la différence des sexes, mais l’abolition de la hiérarchie des sexes. Il faut en finir avec cette vieille idée de la supériorité du sexe fort sur le sexe faible, car c’est elle qui pollue les rapports entre les hommes et les femmes. De très nombreux hommes sont déjà sortis de ces schémas aliénants. Depuis quelques dizaines d’années, ils réinventent les masculinités, plurielles et multiformes, mais avec un retard de près de deux siècles sur les femmes, qui, elles, questionnent depuis longtemps le mythe de l’éternel féminin. Mais ils sont encore trop peu nombreux. Hormis dans certains milieux progressistes, la norme reste très prescriptive.

Sauf qu’on le voit, les mots seuls ne semblent suffire…

Il faudrait que les hommes se mobilisent davantage pour remettre en question les archétypes sexués, dans ce qu’ils peuvent avoir d’aliénant.

Les femmes sont descendues dans la rue pour contester «l’éternel féminin» qui les emprisonnait à la maison, de même les hommes devraient contester plus énergiquement le mythe viriliste qui les contraint à faire sans cesse la démonstration de leur puissance et de leur goût pour la victoire, à réprimer leurs émotions, mépriser leur souffrance et renier leur affectivité.

Le jour où l’on verra de grandes manifestations en faveur de l’allongement du congé paternité, où l’on orientera autant de garçons que de filles vers les métiers considérés comme féminins, car requérant de l’empathie et de la bienveillance (comme celui d’aide-soignant ou d’infirmier), on aura fait un grand pas en avant. Car la générosité n’a pas de sexe, le goût du pouvoir non plus. Certains l’ont, d’autres pas, c’est affaire d’individus. Que les champions, les gagneurs et les soldats ne changent rien, il nous en faut aussi, bien sûr. Mais que cesse l’uniformisation, mortifère pour les deux sexes.


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