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Toussaint: ils travaillent avec la mort
La Toussaint. Les vivants se remémorent leurs défunts, fleurissent leurs tombes ou égrainent une prière. Puis les laissent à leur repos éternel. Certains choisissent pourtant d’œuvrer au plus près de la mort. Assistants funéraires, thanatopracteurs ou encore médecins légistes la côtoient au quotidien, manipulant le corps de nos disparus, non sans devoir parfois supporter railleries ou commentaires désobligeants.
Le sociologue Julien Bernard, auteur de «Croquemort» (Ed. Métailier), l’a d’ailleurs vérifié sur le terrain: «Quand on travaille dans les pompes funèbres, la première réaction de l’entourage est la surprise, suivie parfois d’une forme de dégoût plus ou moins manifesté.» A tel point, poursuit-il, que certains rechignent à avouer ce qu’ils font comme métier: «Même s’ils restent minoritaires dans la profession, j’ai récolté plusieurs témoignages de gens qui préféraient cacher leur activité, ou qui n’ont pas osé l’annoncer tout de suite à leurs proches.»
Certes, il est bien loin le temps où des hôpitaux comme le CHUV laissaient les malades s’éteindre «dans des locaux sans fenêtre, où la visite du docteur ne passe plus», raconte Danielle Beck, cofondatrice avec son mari de la première maison de soins palliatifs du canton de Vaud, la Fondation Rive-Neuve. «C’est emmerdant, quelqu’un qui meurt à l’hôpital, poursuit ce dernier, qui a longtemps travaillé comme infirmier dans l’établissement cantonal. Les morts, c’était dans le garage au sixième sous-sol, à côté des poubelles.»
Des morts qui rebutent
Fort heureusement, les choses ont largement évolué depuis. Aujourd’hui, ne pas s’occuper dignement d’une personne en fin de vie serait inconcevable, de même que l’idée de traiter une dépouille de manière irrespectueuse. Aux Pompes funèbres générales, à Lausanne, une entreprise spécialisée dans la prise en charge des défunts, la règle est claire: «Toute personne qui décède reste une personne. Elle n’est jamais un corps; c’est une maman, un papa, un frère», insiste Edmond Pittet, son directeur.
On est «en train de sortir de ce grand tabou, concède la psychothérapeute Rosette Poletti, mais la mort reste la mort». Certaines professions, notamment celles liées au service funéraire, gardent mauvaise presse. Il n’y a pas si longtemps, travailler dans les soins palliatifs suscitait également de vives réactions d’incompréhension. Danielle et Paul Beck se souviennent: «Nous étions malsains, morbides. Ou bien on pensait qu’on était intéressés, qu’on allait faire des captations d’héritage. On a perdu des amis, des gens qu’on ne voyait plus…»
Si les soins palliatifs sont aujourd’hui largement reconnus, il n’en demeure pas moins que ce contact avec la mort, et notamment les dépouilles, peut rebuter.
En quête d'humanité
Ces sentiments sont le plus souvent exprimés au travers de l’humour – noir, justement. Pour le directeur des Pompes funèbres générales, il n’y a là rien d’incompréhensible: «On aura toujours de la peine à considérer les pompes funèbres avec sérieux quand tout va bien dans la vie, relève-t-il, en toute sérénité. C’est un peu normal: la mort, on a besoin de la narguer un peu, d’en rire. Et, par conséquent, de rire de ceux qui la côtoient.»
Mais justement, qu’est-ce qui peut pousser à s’engager dans de telles professions? «Les gens arrivent avec une certaine expérience de vie, rarement à 20 ans, expose l’entrepreneur. Nos employés viennent de différents horizons. Ils se sont à un moment donné lassés de leur activité basée sur le profit. On est dans une société qui déshumanise complètement. Or, ces métiers représentent des lieux où on peut pratiquer une certaine humanité.»
Le sociologue confirme qu’en ce qui concerne les pompes funèbres, «il y a rarement de vraies vocations. On y vient un peu par hasard, notamment après une période de chômage. Certains restent longtemps et y trouvent du sens, d’autres abandonnent devant la difficulté émotionnelle.»
Une vie plus intense
Pour ceux qui supportent ce quotidien, la vie prend alors de nouvelles couleurs. Il n’est d’ailleurs pas rare que ces professionnels rayonnent d’une étonnante sérénité. Comment le comprendre? «D’abord parce que ce métier leur donne un vrai sentiment d’utilité, leur travail a du sens, analyse Julien Bernard. Ensuite, parce que côtoyer la mort les amène à relativiser certains problèmes de la vie quotidienne. Face aux situations très violentes qu’ils peuvent vivre, comme le décès d’un enfant, on ne peut que mieux saisir l’importance de la vie et la croquer à pleines dents.»
Pour beaucoup de professionnels ou de bénévoles au contact des personnes sur le point de mourir, la vie semble reprendre furieusement ses droits. «Quand les gens sont au-delà d’une possibilité de guérison, ils établissent des relations beaucoup plus intenses, décrit Rosette Poletti. A l’approche de la mort, on n’est plus en train de se raconter des histoires.»
Et Julien Bernard de conclure avec ce proverbe africain:
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3 témoignages de métiers en contact avec la mort
Terry, 34 ans, thanatopracteur
«Avant, j’étais ferblantier. Mais au bout de 2-3 ans, ce métier ne me plaisait plus vraiment. Pendant cette période, j’ai perdu mes grands-parents. Le travail des pompes funèbres, la préparation des corps et tout le reste, m’a interpellé. Pendant l’enterrement, je regardais tout ce qu’ils faisaient. Je me suis alors demandé: pourquoi ce métier? C’est surtout le travail sur les personnes décédées qui m’attire, préparer les défunts avant de les montrer aux familles, voir le résultat. Mes proches ont compris.
Les réactions sont plus vives lorsqu’on me demande ce que je fais dans la vie. Quand je réponds que je travaille aux pompes funèbres, c’est le silence. Certains vont ensuite me poser des questions, d’autres me signifier qu’ils n’ont pas du tout envie d’en entendre plus. C’est pourquoi je ne dis pas d’emblée que je suis thanatopracteur.
J’arrive à décrocher le soir. Même s’il y a des visages qui ne s’effaceront jamais; des gens, des situations qui nous ont particulièrement touchés. La hantise, c’est de connaître la personne. Quand on va sur un lieu d’accident, on le découvre en arrivant. Ça m’est arrivé. C’était un suicide, un membre de ma belle-famille. J’ai pu gérer, j’ai même choisi de préparer le corps, j’en avais besoin pour faire mon deuil. Ce métier m’a changé, totalement. Maintenant, je vois qu’il faut profiter à fond de la vie, passer sur les bêtises: on pense qu’on a toute la vie, mais ça peut être fini en quelques secondes.»
Silke, 36 ans, médecin légiste
«Je n’avais jamais imaginé devenir médecin légiste. Je pars même de très loin, vu que j’ai fait… l’école hôtelière, avant d’entamer des études de médecine. Ce fut une immense déception. Lorsqu’il a fallu enchaîner les stages, je me suis rendu compte qu’un médecin, à cause des spécialisations, ne soigne finalement qu’une partie du corps, voire même un seul organe. Ce n’était pas l’idée que je me faisais du métier. Je m’ennuyais terriblement. Et puis je suis passée en médecine légale: ce fut une révélation!
Mon entourage n’a eu aucun souci à accepter mon choix de carrière, tout le monde a trouvé ça super! Il faut dire qu’avec toutes les séries policières actuelles, ma profession est plutôt bien vue. Lorsque je rencontre des gens, lors d’une soirée par exemple, je préfère cependant ne pas en parler, je dis juste que je suis médecin. Sinon, je passe mon temps à répondre aux questions. Avec mon copain, policier, on pourrait presque faire payer des entrées…
Ce métier m’a changée, c’est sûr. J’ai un autre rapport à l’existence à présent. Quand on voit les drames qui surviennent dans les vies des uns et des autres, on ne peut que relativiser nos petits soucis. Et puis, être consciente que la vie peut s’arrêter d’un coup me pousse à veiller autrement sur mes relations, à faire attention à toutes ces disputes inutiles: on ne sait jamais ce qui pourrait arriver dans l’heure qui suit…»
Sylvie, 32 ans, infirmière-cheffe en unité de soins palliatifs
«Pour tout vous dire, je souhaitais devenir photographe de guerre! Au fil du temps, cette idée s’est estompée. Toutefois l’envie a perduré d’être au quotidien une sorte de témoin de tout ce qui peut émerger, malgré le chaos et la peur de l’inconnu. Lorsque j’ai annoncé à mon entourage mon désir de travailler en soins palliatifs, la réaction a été unanime; un petit hochement de tête et cette petite ritournelle: «Tu es bien sûre de vouloir côtoyer la mort?» Mais moi, c’est la vie que je côtoie! J’aime cette phrase d’Eric Volant: «L’acte de mourir est l’acte des vivants.»
Est-ce que j’avais bien réalisé ce que cela allait représenter? J’avais surtout sous-estimé ce que j’allais recevoir! Jeune infirmière, je préférais me rassurer avec des protocoles et des listes de contrôle. Mais très vite, je me suis rendu compte qu’ils me confortaient, certes, mais de manière illusoire. J’ai appris que l’essentiel était de rester, en tout temps, disponible au mystère, à l’incertain et d’apprendre à accueillir ce que l’autre me donne sans certitudes préalables.
J’assume mon caléidoscope et mes multiples facettes qui se chevauchent. Je ne laisse donc pas ma blouse au vestiaire, car elle fait partie de moi. Toutefois, je ne la laisse pas prendre toute la place. Ce métier m’a appris qu’il était nécessaire de se laisser radicalement déstabiliser pour être amenée sur un chemin parfois incertain, mais qui souvent est source de découverte.
La mort? Je préfère penser la vie. Par contre je réfléchis beaucoup à ce qui précède l’instant de mourir et à ce que je souhaite et ne souhaite pas. Pour moi, la mort est intrinsèque à la vie et j’accepte de vivre avec l’incertitude de la fin. C’est ce qui, je pense, me permet de vivre pleinement et d’être continuellement en faim de vie.»
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