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Comment la génération «slash» jongle avec ses jobs

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© Getty Images

On les appelle les slashers. Du nom du symbole typographique «slash», qui désigne en anglais la barre oblique. Sur leur carte de visite, ces travailleurs nouvelle génération conjuguent plusieurs activités. Une exportation de modèle typiquement américain? Certes, là-bas, ce que l’on appelle le «moonlight job» (soit un emploi secondaire, généralement de nuit) est entré dans les mœurs depuis bien longtemps, du fait des difficultés financières de nombre d’Américains. Mais, sur le Vieux-Continent, le phénomène s’affirme tout autre.

Cette sorte de double vie professionnelle serait en effet voulue et décidée. Elle aurait l’avantage de garantir le beurre et l’argent du labeur: d’un côté, une certaine sécurité alimentaire, de l’autre, la réappropriation du temps pour ses ambitions plus essentielles. D’après une étude réalisée en 2016 par le Salon des micro-entreprises (SME), les slashers seraient plus de 4 millions en France, soit 16% des actifs. Plus significatif encore: 77% des amateurs de double vie pro exercent leur second métier dans un secteur différent de leur activité principale. En Suisse, l’Office fédéral de la statistique (OFS) notait déjà, en 2011, l’apparition de ce nouveau mode de travail: «7,4% des actifs occupés exercent plus d’une activité professionnelle en Suisse, une proportion en forte progression au cours des vingt dernières années», stipulait le rapport. Chez les femmes, le multi-emploi avait même doublé en dix ans, passant de 5 à 10% de la population active.

Travailler en mode zapping

Chez nous comme outre-Jura, c’est l’explication du choix personnel qui est principalement avancée: «Les trois quarts de ces multi-actifs exercent leur activité secondaire dans une branche autre que celle de l’activité principale, mettant en évidence une opportunité de diversification», note l’OFS. Et de préciser que «moins d’un multi-actif sur dix cumule les activités parce qu’il n’a pas trouvé d’emploi à plein-temps».

Mais qui sont donc ces meneurs de double, voire de triple vie professionnelle? «Même s’il n’y a pas d’âge pour être slasher, les moins de 30 ans sont tout de même les plus actifs, avec au moins deux activités pour 21% d’entre eux», relève Alain Bosetti, président du SME. Même constat en Suisse: «Le fait de ne pas mettre l’entier de ses compétences à la disposition d’un seul employeur mais de varier les plaisirs en ciblant plusieurs activités qui permettent de se réaliser sur différents plans est de plus en plus fréquent parmi la génération des 20-35 ans», confirme Julien Perriard, psychologue du travail à la Ville de Lausanne. Pour le président du SME, lui-même «serial entrepreneur», la raison n’en serait cependant pas tant leur âge que leur familiarité avec les nouvelles technologies. Et leur pratique spontanée du zapping. «La nouvelle génération n’a pas forcément envie d’avoir une carrière linéaire dans le monde de l’entreprise traditionnelle. Ses représentants ont une réelle appétence pour un mode de travail où ils peuvent zapper», exprime-t-il.

En quête de sens

D’ailleurs, selon l’enquête du SME, 70% des slashers affirment l’être par choix, et totalement, même si pour 73% d’entre eux ce choix vise à augmenter par là ses revenus. Car il ne faudrait pas s’y méprendre, insiste le psychologue du travail: «Il s’agit là d’une philosophie de vie, et non pas d’un cumul d’emplois visant à assurer un gain financier, par nécessité. Une personne qui cumule des emplois précaires à seule fin de nourrir sa famille n’entre pas dans la catégorie des slashers.»

Julie Picot, qui se définit comme «slasheuse professionnelle», le confirme: «J’ai travaillé pendant plus de dix ans dans une grande agence de publicité, puis en tant que directrice de la publicité dans des médias nationaux et internationaux. Je gagnais très bien ma vie, mais il me manquait quelque chose.» En quête de sens, la jeune femme a alors «tout quitté pour créer la vie qui allait me convenir à 100%». «Nous sommes très nombreux à être multipotentiels et à avoir envie de créer des vies qui nous ressemblent, à sortir du cadre et des carcans. A nous sentir libres d’être qui nous sommes vraiment.»

Dans le cadre de son activité de coach en reconversion, cette publicitaire/auteure/créatrice de mode accompagne «de plus en plus de personnes désireuses de se lancer dans le slash. Ils représentent près d’un tiers de mes clients». En Suisse, en Espagne, en Angleterre, au Canada et même en Argentine. «Ce phénomène dépasse les frontières et, dans chacun de ces pays, je rencontre les mêmes aspirations: faire en sorte que notre travail s’adapte à notre vie et non l’inverse.»

«Par le passé, certains entretenaient une passion parallèle à leur travail et devaient attendre l’âge de la retraite pour s’y consacrer pleinement. Ce n’est plus le cas actuellement», observe Julien Perriard. «Il est en effet devenu beaucoup plus simple, avec internet, de développer et promouvoir un projet, de récolter des fonds, etc. Tout cela depuis chez soi, en dehors des horaires de travail habituels», explique le psychologue du travail. Et d’ajouter que: «En outre, l’activité salariée a de moins en moins la cote. Elle est perçue par beaucoup de jeunes comme une contrainte inutile, voire une forme d’esclavage des temps modernes.»

Notre rapport au travail serait-il en passe de changer radicalement? Alain Bosetti (le président du SME, donc) en est convaincu: «Depuis l’arrivée des plateformes numériques et de l’iPhone, il y a dix ans, on constate une telle accélération qu’on ne sait même pas quels seront les métiers de demain. Les slashers ne sont qu’un facteur émergeant de tous les changements que nous vivons et qui bouleversent nos vies et nos entreprises.»

Liberté ou nécessité?

Pour Jean Viard, sociologue, chercheur au CNRS et auteur de «Le moment est venu de penser à l’avenir» (Ed. de l’Aube), l’équation est simple: «On a tous compris que le monde changeait extrêmement vite et qu’il allait falloir s’adapter.» Ce qui n’empêche pas une nécessaire remise en perspective de ce nouveau mode professionnel. «Certains éléments qui le composent ne sont pas nouveaux. Les 500 000 élus locaux, les femmes salariées et tous ceux qui s’occupent du tissu associatif sont déjà des bi-actifs», relativise-t-il. De plus, dans les milieux populaires, il y a toujours eu «de l’autoproduction domestique à côté du salariat. C’était le potager, la maison que l’on se construisait soi-même, etc. L’idée de n’avoir qu’un salariat remonte à l’après-guerre.» A une époque relativement proche, donc, mais désormais révolue. «Avec le monde numérique, on est tous un peu slashers, quelque part», lâche le sociologue. Et le sociologue d’illustrer: «Vous allez sur Airbnb, vous allez travailler une heure ou deux pour trouver un point de chute et le type qui vous loue son appart va travailler lui aussi à faire le ménage, vous accueillir, etc. Le prix de la transaction n’est donc pas que monétaire, puisque vous «travaillez» des deux côtés de la location... Au fond, on ne fait là que réinventer l’autoproduction domestique dans la sphère numérique.»

En même temps, dans le cas des slashers, il est question de double rémunération. Soit de «la stratégie d’avoir deux métiers, deux rapports à la réalité». Mais, là encore, Jean Viard relativise. Selon lui, il convient de regarder d’un peu plus près la réalité cachée derrière le discours béat sur cette euphorisante et nouvelle liberté. «On devient slasher à la fois pour des raisons de sens donné à sa vie et pour des questions d’argent.» Pour lui, il s’agit là davantage d’une adaptation au monde du travail actuel qu’on ne veut bien le croire: la génération Y aurait si bien intégré la précarité comme mode d’emploi qu’elle aurait en quelque sorte «choisi» de revendiquer, en contrepartie, le droit à l’épanouissement personnel.

«Aujourd’hui, avoir plusieurs activités est plutôt considéré comme une forme d’élégance, voire d’intelligence. Ainsi, celui qui n’a pas complètement choisi ce mode de vie professionnelle va, petit à petit, se la raconter comme une liberté.»

Le chercheur au CNRS relève par ailleurs que le mode du slash est lié à un changement plus général des mentalités: «On sort du modèle du salariat unique parce qu’on est dans une société de discontinuité. Jusqu’aux années 1970, on visait à la stabilité: être marié, avoir un CDI, être propriétaire de son logement… Aujourd’hui on en est sorti. Ce qui signifie discontinuité des couples, des logements et aussi des emplois.»

Alors, tentés par la grande aventure du slash? Hélène Picot, quant à elle, ne modère pas son enthousiasme: «Lorsqu’on fait un ou plusieurs métiers que l’on aime, on n’a pas l’impression de travailler!» Pour le psychologue du travail Julien Pierrard, c’est même là que le bât blesse: «Le risque est le surmenage, l’épuisement. Ne se consacrer qu’à des activités que l’on aime peut poser problème si l’on aime sans compter ses heures de travail!» Alain Bosetti, slasher convaincu, n’y va d’ailleurs pas par quatre chemins: «Ce mode de vie demande de la force de caractère et beaucoup de discipline. Le risque est de ne jamais s’arrêter de bosser, d’oublier de se reposer. Etre slasher, c’est être aux commandes de sa vie professionnelle. Donc c’est avoir plus de responsabilité, comme en a, dans une auto, le conducteur par rapport au passager.» Cette responsabilité qui est toujours, au fond, le corollaire de la liberté.

Témoignages

Natacha, 36 ans, graphiste/nail artist, Vevey

«J’en avais juste marre de mon boulot de graphiste. Je ne faisais plus rien d’artistique, juste de la mise en page de catalogues inintéressants. Par contre, je me passionnais de plus en plus pour le nail art. Le week-end, des copines passaient à la maison et je faisais leur manucure. Je me régalais à inventer des motifs de plus en plus audacieux. Je passais aussi de plus en plus de temps à regarder les sites d’autres nail artists sur Pinterest. C’est une amie, justement, qui m’a demandé pourquoi je ne me lançais pas là-dedans. Le risque financier était trop grand, je n’aurais jamais pu tout lâcher pour me mettre à 100% à mon compte.

J’ai donc commencé petit à petit. Mes premières clientes venaient le soir et le week-end, grâce au bouche-à-oreille. Et puis, au bout d’une année, je me suis décidée à demander à baisser mon temps de travail. Heureusement, la boîte qui m’emploie comme graphiste a accepté – je crois que ça les arrangeait aussi. Aujourd’hui, je travaille donc à 60% comme graphiste et à 40% comme nail artist free lance. Si tout va bien, j’espère pouvoir inverser ces proportions d’ici à l’année prochaine. Le mieux, dans tout ça, c’est que j’ai retrouvé du plaisir à mon boulot de graphiste!»

Sonia, 33 ans, secrétaire/traductrice/traiteur, Genève

«Si je suis devenue slasheuse, comme vous dites (vous m’apprenez ce terme), c’était, au commencement, bien à l’insu de mon plein gré! J’avais un emploi de secrétaire à mi-temps et, lorsque je me suis séparée de mon conjoint, cela ne me suffisait plus financièrement. J’ai cherché un emploi à 80%, mais je n’ai rien trouvé: sur le marché du travail, c’était soi du mi-temps soit du plein, et je ne voulais pas non plus travailler 40 heures par semaine et passer à côté de l’enfance de mon garçon, qui grandit si vite! C’est à ce moment-là qu’une amie m’a proposé un mandat de traductrice. Elle savait que j’étais bilingue et sa boîte recherchait une traductrice, un peu dans l’urgence.

J’ai pris beaucoup de plaisir à ce travail, que j’ai pu réaliser comme je le souhaitais, à la maison, aux heures qui m’arrangeaient. Quelques mois plus tard, la même boîte est revenue vers moi avec une autre demande. C’est là que j’ai eu l’idée de mettre une annonce pour offrir mes services de traductrice. Je n’ai pas des mandats très souvent, mais de temps à autre, et cela me va très bien. Surtout depuis que j’ai lancé un service de traiteur spécialisé dans les pâtisseries pour anniversaires d’enfants, qui commence à bien prendre dans mon quartier…»


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