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Canton de Vaud

Témoignages: Les travailleuses sociales sont à bout de souffle

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Depuis un an, deux travailleuses sociales, Sarah Morier et Fanny Cruchon, œuvrent, en parallèle avec les syndicats, pour alerter l’opinion publique et politique sur la détérioration des conditions de travail et salariales dans le secteur social parapublic vaudois.

© BRIGITTE BESSON

Toute la journée, elle travaille avec des femmes dans le besoin. Le soir venu, il lui arrive de les retrouver quand elle fait ses courses: «Vu mes moyens, je vais souvent à l’épicerie Caritas. Au fond, je suis comme les personnes que j’aide, une personne précaire.» Et la précarité de cette travailleuse sociale n’est pas théorique: «J’ai la trentaine, je ne peux pas assumer le loyer d’un deux-pièces dans un quartier populaire d’une grande ville vaudoise.» Son salaire? 3430 francs nets par mois, pour un temps de travail de 70%, après un bachelor en travail social, plusieurs formations continues et une expérience de quatre ans. Plus que l’injustice de la situation, c’est surtout l’incompréhension qui l’habite: «Il me semble pourtant que j’exerce un métier important au bon fonctionnement de notre société. Mais, chaque fin de mois, je me sens insultée en recevant mon salaire.» Elle pose cette question de fond: «Est-il acceptable de rendre les travailleurs sociaux quasi aussi pauvres que les gens qu’ils accompagnent?»

La jeune femme est loin d’être seule dans cette situation. Depuis un an, deux travailleuses sociales, Sarah Morier et Fanny Cruchon (en photo ci-dessous), œuvrent, en parallèle avec les syndicats, pour alerter l’opinion publique et politique sur la détérioration des conditions de travail et salariales dans le secteur social parapublic vaudois. L’impact de leur action tient beaucoup aux témoignages recueillis, très forts, puisqu’elles ont bâti un dossier dans lequel 20 travailleuses et travailleurs de plus de 12 institutions vaudoises racontent l’insoutenable réalité professionnelle. Ces personnes exercent dans des domaines d’intervention qui touchent tous à des plaies humaines profondes, dont on pouvait espérer qu’elles soient prioritaires au XXIe siècle. Handicap, santé mentale, protection de l’enfance, travail de proximité, accompagnement d’adultes en difficulté, précarité et réinsertion professionnelle.

Sarah Morier Fanny Cruchon
Sarah Morier et Fanny Cruchon, travailleuses sociales © BRIGITTE BESSON

Les deux femmes lancent un cri d’alarme: «Le système est au bord de l’effondrement. Le gap est devenu abyssal entre les exigences de l’État de Vaud et les ressources financières qu’il met à disposition. Il est urgent que les dirigeants politiques prennent leurs responsabilités.» Elles ont écrit à plusieurs députés du Grand Conseil et à la conseillère d’État Rebecca Ruiz, qui les a fait recevoir par ses services. Elles interrogent:

«Combien de temps l’État tolérera-t-il que ses structures ayant pour vocation de lutter contre la pauvreté et les inégalités sociales engendrent la précarité de leurs employé-e-s?»

Incohérences salariales

L’un des premiers constats tient aux incohérences et injustices salariales. Dans un secteur qui, comme par hasard, est occupé majoritairement par des femmes. Selon les statistiques 2018 de l’OFS, leur part est de 79%, même si les comptes ne sont pas tenus avec précision, comme le confirme Alessandro Pelizzari, directeur de la Haute École de travail social et de la santé, à Lausanne: «Il n’existe pas de registres cantonaux centralisés. Le secteur est extrêmement éclaté.»

Sarah constate que certaines travailleuses ayant un CFC perçoivent un salaire identique voire supérieur au sien, selon le domaine d’activité, alors qu’elle-même bénéficie d’un bachelor HES en travail social et de plusieurs formations continues. Fanny, qui a 7 ans d’expériences professionnelles avec des adolescents et des adultes marginalisés, souligne les bizarreries du système: «Aujourd’hui, ma formation master HES-SO n’est pas reconnue dans mon salaire, car selon la CCT de l’Association vaudoise des organisations privées pour personnes en difficulté (AVOP), il faudrait que j’assume des responsabilités supplémentaires intégrées dans un cahier des charges, telles que: responsable de projet, chargé d’évaluation ou chargé d’information et/ou de formation.

Si j’étais employée par le canton plutôt que par le parapublic, cette formation serait considérée dans l’échelonnage à l’intérieur de la classe salariale.»

La grande majorité des institutions sociales privées sont entièrement financées par le canton. Les employés sont rémunérés selon la grille salariale établie par la CCT de l’AVOP, en accord avec l’État de Vaud. Pour ceux qui ne dépendent pas de cette CTT, la différence peut s’avérer énorme, comme le confirme Fanny: «Il y a parfois un gap de 700 à 1000 francs brut par mois entre des postes étatiques et des postes parapublics.»

Letizia Pizzolato, secrétaire syndicale SSP Vaud, fustige: «Reléguer le travail social dans le secteur parapublic est un petit coup de magie libérale qui a pour effet de baisser les salaires et permet à l’État de se détacher de ses responsabilités!

C’est une manœuvre de dumping salarial, alors que les fondations remplissent des obligations étatiques dont les victimes sont les personnes les plus fragiles comme les professionnels qui les accompagnent.»

Isabelle Favre, directrice de la fondation Cité Radieuse à Échichens (VD), est confrontée à cette problématique depuis quinze ans: «Si on avait les moyens de diminuer ces disparités salariales, on serait dans une meilleure situation.» Elle complète: «Aujourd’hui, nous agissons au cas par cas pour obtenir des forces complémentaires pour les situations de bénéficiaires particulièrement complexes. Mais les démarches administratives sont lourdes, à répéter plusieurs fois durant l’année. Elles permettent certes d’ajuster la dotation temporairement, mais cela n’a pas d’incidence directe sur les conditions salariales et ne répare certainement pas les injustices ressenties par les employés. Aujourd’hui, la réponse du canton est individuelle. Or le problème est global.»

Isabelle Favre, directrice de la fondation Cité Radieuse à Échichens (VD)
Isabelle Favre, directrice de la fondation Cité Radieuse à Échichens (VD) © BRIGITTE BESSON

Vaud, le pire des cantons

Une étude, pas encore publique, dont Femina s’est procuré les résultats préliminaires, vient d’être menée par l’Institut HR Bench. «Le constat est sans appel: la politique salariale appliquée dans le canton de Vaud est la pire en Suisse romande», résume Letizia Pizzolato lorsqu’on lui soumet les résultats de cette étude. Dans la plupart des classes d’éducateurs comparées, le salaire le plus bas est observé dans le canton de Vaud. Pour ne prendre qu’un exemple, celui d’un éducateur B1: le salaire vaudois en début de carrière est inférieur à celui des autres cantons romands et reste positionné à un niveau inférieur tout au long de la vie professionnelle. Il dépasse uniquement celui de Neuchâtel entre les années 16 et 27. Si l’écart moyen mensuel est de 150 francs avec le canton de Neuchâtel, il est de 1120 francs avec Fribourg et même de 1280 francs avec Genève.

Elle espère que de tels chiffres permettront enfin d’ouvrir le débat: «Entre 45 et 50 ans, les travailleurs atteignent leurs sommets de classe puis stagnent jusqu’à la retraite. Et cela devient d’autant plus scandaleux quand la hausse du coût de la vie n’est pas compensée.»

Letizia Pizzolato, secrétaire syndicale SSP Vaud
Letizia Pizzolato, secrétaire syndicale SSP Vaud © BRIGITTE BESSON

«Indexation insuffisante»

Après une indexation de 0,2% remontant à 2011, le Conseil d’État a communiqué en décembre 2022 l’indexation des salaires de 1,4% pour le secteur public et parapublic au 1er janvier 2023. Pour Letizia Pizzolato, «ce taux est largement insuffisant. Il représente une baisse importante des salaires réels, sachant que l’inflation s’est inscrite à 3% entre octobre 2021 et octobre 2022. C’est inacceptable!» Le Conseil d’État a aussi décidé d’octroyer une prime unique «vie chère» (correspondant à 0,8% du salaire pour les classes 1 à 10 du personnel de l’État) seulement au secteur public. «C’est une attaque contre le secteur parapublic. Cette décision creuse davantage les écarts salariaux.»

Sur le terrain, les conséquences sont concrètes. Sarah raconte: «J’ai commencé à souffrir en silence. Je ne pouvais que voir le naufrage du système. À la séparation avec mon conjoint, je n’ai pas pu assumer le loyer seule. Je suis alors retournée vivre un moment chez ma mère. Mais je devrais pouvoir vivre dignement de mon salaire.» Sarah ne cache pas sa fibre féministe: «Je prône l’autonomie financière des femmes exerçant des métiers du Care.» Aujourd’hui, elle envisage de changer de canton. Elle songe aussi à se réorienter tout en restant dans le domaine du social, «parce que le travail social est non seulement nécessaire, mais indispensable». Le terrain, qui lui a permis de s’émanciper, d’oser parler et de défendre ses droits, elle le quittera «pour un poste plus stratégique, peut-être à un niveau politique, afin de faire avancer la cause».

Les faibles en danger

Ce qui est en jeu ici dépasse le seul problème de salaire des travailleurs. C’est bien l’aide aux plus démunis qui en pâtit. Letizia Pizzolato confirme: «Les demandes d’aide augmentent, mais pas les moyens. Les structures sont saturées, particulièrement dans le secteur de la protection des mineurs avec de graves conséquences.» Elle donne un exemple: «Dans les espaces contacts, ces lieux protégés où les enfants peuvent reprendre contact avec leurs parents, l’attente est aujourd’hui de six mois. Vous vous rendez compte: on fait attendre des mineurs pour leur rencontre avec leurs parents juste pour des motifs économiques!» La syndicaliste s’échauffe: «L’État se dit protecteur envers les mineurs et les adultes en difficulté, mais son discours est mensonger.

Tant que les budgets du secteur social ne seront pas adaptés, cela met en danger non seulement les bénéficiaires, mais cela fragilise aussi les professionnels qui les accompagnent. Cette situation est connue, elle relève d’un choix politique qu’il s’agit aujourd’hui de dénoncer.»

Joëlle Minacci, députée au Grand Conseil (EP), a passé dix ans à accompagner les mineurs en tant que travailleuse sociale et éducatrice. Elle vient de déposer une interpellation demandant au Conseil d’État de se pencher sur les conditions d’accueil et d’accompagnement des mineurs et des familles: «Actuellement, les moyens en personnel mais aussi en termes de prestations ne permettent pas d’intervenir en amont des situations d’urgence, d’éviter la dégradation des situations familiales. Souvent, l’absence de places disponibles ou simplement de temps à disposition pour entendre et suivre les familles conduit à des dégradations des situations au détriment des enfants et vont parfois pousser les professionnels à prendre plus tard des mesures plus contraignantes, délétères pour les familles et clairement plus coûteuses.»

Elle se félicite d’un petit pas: «L’amendement que j’ai déposé dans le cadre du budget du Grand Conseil pour 3 millions de francs supplémentaires pour la politique socio-éducative a été accepté le 20 décembre.»

Thanh-My Tran-Nhu, avocate associée, ancienne vice-présidente du Tribunal des mineurs et députée au Grand Conseil (PS), s’est aussi emparée du dossier et compte interpeller le Conseil d’État: «Je veux un état des lieux de la situation. La qualité des prestations a-t-elle baissé? Les contrats à durée déterminée sont fréquents, il y a un grand turnover. Travailler à flux tendu en permanence engendre un grand stress qui peut conduire à des burn-out.»

Thanh-My Tran-Nhu, avocate associée, ancienne vice-présidente du Tribunal des mineurs et députée au Grand Conseil (PS)
Thanh-My Tran-Nhu, avocate associée, ancienne vice-présidente du Tribunal des mineurs et députée au Grand Conseil (PS) © BRIGITTE BESSON

Temps partiels «imposés»

Il est certain que les statuts à temps partiel, très communs dans le secteur, le fragilisent encore plus. Souvent, l’une des raisons qui empêche les travailleurs à exercer à temps plein, c’est le respect des temps de repos après un travail de nuit ou de week-end. «C’est un travail féminisé du Care, il souffre d’un défaut de reconnaissance d’image, tout comme ce qui a trait aux soins», analyse Sarah.

«Avec un salaire de 3415 francs net par mois à 80%, je n’osais m’imaginer assumer la charge d’une famille, si ce n’est en priant de trouver un conjoint qui gagnerait assez pour m’assumer en plus des enfants. Mais je n’ai jamais voulu être entretenue! C’est pour ça que j’ai fait des études universitaires. C’est révoltant!» témoigne une femme. Une autre abonde: «Comme mes revenus sont trop bas, je ne peux pas envisager de prendre soin de ma santé de manière préventive (physio, massage, suivi psy, sport, kiné…). Je fais partie de la frange précarisée de la société: jeune, plutôt en bonne santé avec une franchise à 2500 francs (et sans subside), qui n’a pas 2500 francs de marge dans son budget pour assumer ses frais de santé, et qui donc ne se soigne pas.»

Fanny est convaincue: «Le temps partiel précarise nos protections en assurances (AVS, LPP, chômage, LAA, AI).» Elle propose une solution: «Pourquoi ne pas envisager un taux de 80% rémunéré à un taux de 90 à 100% afin de compenser le manque à gagner d’un travail à temps partiel et de prendre en compte la pénibilité qui incombe à notre corps de métier?» Elle poursuit:

«Même si les postes à 100% étaient fréquents, peu de personnes les envisageraient. La charge psychique, physique et émotionnelle engendrée par ces métiers est trop importante.»

Fanny sait de quoi elle parle, elle est régulièrement confrontée aux «menaces, tentatives d’intimidation et insultes». Les vitres cassées et les lancers de chaises, elle connaît bien. «J’ai dû accueillir et accompagner à deux reprises des mineures de retour de viol collectif, j’ai été témoin d’une tentative de saut d’un pont d’une mineure retenue de peu par la police, j’ai géré des parents violents et agressifs, j’ai connu le cas d’une défenestration dans une institution. Être témoin de telles situations ne laisse pas indemne.» Elle insiste, humblement: «Tous les travailleurs sociaux ont leur lot d’expériences comme celles-ci.»

Évidemment, les bas salaires et les temps partiels n’attirent pas. Léa*, responsable RH d’une fondation vaudoise, constate un tiers de postulations en moins en 2022 par rapport aux années précédentes. «J’adorerais venir travailler chez vous, le travail m’intéresse, mais avec ce salaire, je n’arrive pas à tenir mon budget.» Voilà une phrase qu’elle entend fréquemment. Les horaires, également, sont dissuasifs, comme le confirme Mélanie Amiguet, responsable RH à la fondation Cité Radieuse d’Échichens:

«Aujourd’hui, une partie des jeunes qui commencent leur carrière ne sont plus prêts à travailler sous des conditions horaires impactant fortement la vie privée.»

Alessandro Pelizzari en appelle à la responsabilité: «Le secteur social n’est pas suffisamment valorisé par les majorités politiques. L’État aurait pourtant un rôle à jouer pour s’assurer des bonnes conditions d’accueil des diplômés sur le marché du travail et de garantir que les écoles en forment en nombre suffisant. En Suisse, plus de 120’000 personnes sont actives dans le secteur social, mais moins de la moitié ont une formation idoine. Dès lors, que dire de la qualité des prestations et du respect des droits des bénéficiaires? Vu la situation, selon les organisations faîtières, il manquera environ 50’000 professionnels qualifiés d’ici à 2025 pour répondre aux besoins sociaux qui se complexifient et à la hausse de la population. Or, il est difficile de former davantage de personnes à budget constant.»

Problèmes de recrutement

Tristan Gratier, président de l’AVOP, dessine une piste: «Il faut redéfinir les salaires, sachant qu’il y a une concurrence forte avec les autres cantons où les travailleurs sociaux sont mieux payés.» Il poursuit: «Je trouve nos institutions trop sous la tutelle de l’État. Je revendique des mécanismes de financement différents et laissant plus d’autonomie de gestion aux institutions, à l’image de ce qu’il se fait dans le secteur des EMS.»

Si rien ne bouge, le cercle infernal actuel va se poursuivre, avec un turnover inquiétant, comme le décrit très bien Léa: «Très souvent, on est obligés de revoir nos critères d’embauche, prendre des profils plus juniors que nous devons accompagner et former. Ces candidats changent rapidement de poste après un ou deux ans, car le salaire n’est pas attrayant, ce qui implique de recommencer un nouveau processus de recrutement. Chaque changement pénalise la stabilité de notre personnel. La charge de travail due au départ d’un collaborateur se reporte sur les autres qui finissent par se fatiguer et ça entraîne, entre autres, de l’absentéisme.»

Fatigue, usure: les mots les plus utilisés par tous les acteurs rencontrés sur le terrain sont glaçants. Ils posent une question de choix de société. Ils appellent une réponse urgente: lorsque les gens qui occupent ces métiers seront épuisés, qui aidera ceux que la vie laisse sur le chemin?

*Prénom d’emprunt

3 questions à Rebecca Ruiz, Conseillère d’État (VD), Cheffe du Département de la santé et de l’action sociale

FEMINA Comment expliquez-vous que les salaires du parapublic soient si bas dans le canton de Vaud par rapport aux autres cantons romands?
Rebecca Ruiz
Le Conseil d’État a reçu une demande en 2022 de la part de l’AVOP pour la mise en place d’Assises du secteur parapublic social. Il y a répondu favorablement. Le Conseil d’État s’engage à collaborer activement à la tenue d’Assises, sur le modèle de ce qui avait été fait en 2018 concernant le secteur parapublic sanitaire. Elles permettront d’objectiver le niveau et les différences de salaires dans le domaine au niveau intercantonal. Si l’AVOP nous a communiqué l’existence d’études à ce sujet, il n’existe pas de chiffres consolidés qui en estiment les conséquences financières. On tentera de les rassembler pour avoir une vision objective de la situation et pouvoir ainsi situer correctement le canton de Vaud. Ce travail se fera aussi avec la Direction générale de l’enfance et de la jeunesse et la Direction générale de l’enseignement obligatoire et de la pédagogie spécialisée.

Et s’agissant des différences avec le secteur étatique?
Il est vrai que les employés et employées du parapublic sont en début de carrière moins bien payés que les employés et employées de l’État. Cette différence s’atténue en cours de carrière.

En tant que socialiste, êtes-vous touchée par la cause et allez-vous agir cette année?
Le salaire comme les conditions de travail des employées du parapublic qui travaillent au quotidien à la prise en charge et au bien-être des personnes fragiles dans notre canton me tiennent bien sûr à cœur. Cette préoccupation est évidemment aussi partagée par mes collègues Vassilis Venizelos et Frédéric Borloz. Les Assises devront aussi à mon sens aborder d’autres éléments que la seule question du salaire, qui participe certes aux conditions de travail, mais ces dernières, pour être de qualité, reposent également sur les aménagements du travail, sur la possible conciliation vie privée et professionnelle, sur les perspectives d’évolution et les possibilités de formation continue par exemple. En ayant une vision claire des choses, on déterminera quelles mesures pourraient être prises pour rendre ce secteur, essentiel pour une partie de notre population, attractif pour des personnes fortement engagées au service de notre communauté.

Rébecca Ruiz 3 questions
© VQH/CELLA FLORIAN

Témoignages

Lise*: «Je suis en colère»

Je travaille avec les «invisibles». Leurs situations n’ont pas été anticipées par le système et ils n’ont droit à rien. Des personnes avec des histoires de vie très difficiles et dans des états de santé très inquiétants, physiques ou psychiques: dépression, risque suicidaire, addictions, victimes de violences conjugales, maladies mentales. C’est parfois très lourd émotionnellement, et nous n’avons pas un cadre institutionnel - comme c’est le cas à l’hôpital - qui permettrait de contenir ces risques. Nous les assumons seules ou en partenariat avec le réseau (police, urgences). Nous sommes des surfaces de projection des angoisses, colères, tristesses ou souffrances des personnes que l’on accompagne.

Après avoir passé une journée à jongler entre empathie et encadrement, je n’arrive plus à réfléchir tellement je suis fatiguée.

Mon revenu ne me permet pas de voir passer les mois en toute sérénité, mais la charge mentale est trop grande pour envisager ce métier à 100%. J’aimerais donner à manger bio à ma petite fille, mais cela double le prix des courses et je n’y arrive pas. S’il y a une facture imprévue comme une panne de voiture ou un besoin de consultation médicale, je dois annuler mes vacances demander de l’aide à mes parents pour les payer. Je suis en colère.

Jean*: «Je suis en burn-out»

Mon épanouissement actuel se résume à un burn-out, une absence de sens dans mon travail, une diminution du goût de vivre, un écœurement qui dépasse l’entendement. Je ne me suis jamais senti aussi maltraité que ces dernières années. En arrivant dans le secteur social, j’étais animé d’une grande envie de donner du sens à des mots comme l’empathie, la solidarité, l’exigence, la représentation du faible et de pouvoir permettre au plus démuni de se reconstruire dans la dignité. La politique sociale du canton ne m’a conduit qu’à être désabusé.

J’éprouve une grande peine et un sentiment de trahison envers les partis politiques de gauche que l’on peut qualifier aujourd’hui de «Gauche Caviar» qui ne sont plus représentatifs du peuple et en particulier des populations ouvrières. N’ont-ils pas le sentiment de manquer à leur mission? Quand je vote pour le PS, j’entends et j’attends une position dynamique et affirmée pour venir en aide aux gens les plus démunis de notre société. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que le PS méprise cette tranche énorme de notre population dont les travailleurs sociaux font maintenant partie! Nous avons le sentiment d’être une main d’oeuvre très bon marché et nous pouvons aujourd’hui soulever la question de l’esclavagisme moderne.

Comment pouvons-nous faire dignement de l’accompagnement de personnes en difficultés, alors que nous-même sommes également en difficultés (appauvrissement, dettes…)? C’est un scandale pour un pays riche comme la Suisse.

Amélie*: «C’est comme ça, il faut s’y faire»

Depuis le peu de temps que je suis en poste, je sens une lassitude de la part de mes collègues disant «c’est comme ça, il faut s’y faire». Certaines personnes attendent que le temps passe dans leur lit ou dans leur fauteuil roulant pendant que je suis avec d’autres. Cela m’est très inconfortable car je n’ai pas le choix de faire autrement. La rémunération est misérable: 3300 francs, à 60%. J’ai une famille et ne parviens pas du tout à les prendre en charge.

Heureusement que mon mari travaille aussi. L’institution pour laquelle je travaille engage beaucoup de personnels français qui, eux, ne comprennent pas pourquoi les Suisses se trouvent dévalorisés vu que leurs salaires sont nettement supérieurs à ceux des Français. On travaille dans le social, mais il n’y a pas de social pour nous. Week-end, jours fériés, horaires irréguliers et pas d’aménagement d’horaires fixes pour faciliter la vie familiale. Le tournus éducateurs-remplaçants est malsain pour un bon suivi des personnes accueillis, leurs besoins spécifiques et leurs projets personnels individualisés.

Rosa*: «Notre intégrité psychique et physique est touchée»

Je travaille en foyer de la protection des mineurs. De plus en plus de travail administratif nous est demandé par les instances supérieures. Tout doit être tracé, ce qui implique de facto moins de temps avec les bénéficiaires. On nous demande une diversification dans la pratique. Non seulement nous faisons notre travail d’éducateur, mais on nous confie des tâches appartenant au domaine des infirmiers, des infirmiers psy, d’employé de commerce, etc. Les responsabilités de notre fonction sont augmentées, avec les risques que cela comporte car nous ne sommes pas formés dans ces domaines. Et sans que cela ne soit valorisé d’une manière ou d’une autre.

Actuellement, il manque cruellement de structures adéquates pour accompagner les mineurs qui font face à un trouble psychique.

Nous sommes limités dans nos moyens d’actions et lorsque nous nommons nos limites (suite aux insultes quotidiennes, aux menaces et à la montée en puissance de la violence), il nous est demandé de trouver des solutions car peu de choses peuvent être mises en place, et ce rapidement. L’intégrité psychique et physique des éducateurs est donc touchée. Ceci est très peu reconnu, alors que si les mêmes faits se dérouleraient à l’extérieur, ils seraient punissables. Les conditions de travail (horaires irréguliers, de nuit, en weekend) ne sont pas compatibles avec une vie de famille et de ce fait, les éducateurs expérimentés ne travaillent pas dans ce types de structures sur le long terme, ce qui est fort regrettable.

Tom*: «Avec un CFC, j’étais mieux rémunéré qu’avec un bachelor»

J’ai effectué trois ans de formation où il nous a été enseigné la bienveillance, la congruence, l’empathie et bien d’autre théorie qui m’ont paru bien utopique dans la mise en pratique du travail social. De plus, ayant une formation de type CFC avant ma reconversion dans le travail social, j’ai pu comparer la charge effective des deux métiers. Il est vrai que les travaux physiques épuisent, mais la charge et la responsabilité d’un éducateur est tout aussi importante.

J’ai donc été bien surpris de constater qu’avec un CFC, j’étais mieux rémunéré qu’avec un bachelor. C’est un travail qui mérite une reconnaissance bien plus accrue que celle dont il bénéficie actuellement. Les professionnels de ce métier doivent être mieux encadrés. Nous devons avoir des effectifs acceptables pour pouvoir faire notre métier de manière correct. Car ne l’oublions pas, si les professionnels sont épuisés et fatigués, ce sont les usagers qui en pâtiront les premiers et non les organes décisionnels.

Ambre*: «Mon épanouissement s'est éteint petit à petit»

Mon épanouissement s'est éteint petit à petit. L’équipe est très régulièrement en sous-effectifs à cause des absences à long et moyen terme. A une période, il y a eu également beaucoup d'accidents de travail liés à la fatigue régulière due à la charge de travail. Il m'est arrivé à plusieurs reprises de travailler avec uniquement un stagiaire pour encadrer 5 à 9 résidents en situations de handicap mental et divers troubles. Un stagiaire n'a pas à porter de responsabilités.

J'ai le sentiment qu'il faut beaucoup, beaucoup, beaucoup d'administratif pour obtenir du soutien pour des outils du quotidien qui nous soulageraient dans notre travail: des lifts, cigognes, mobiliers adaptés, lits médicalisés... N'y aurait-il pas un moyen de faciliter cela? Nous sommes des humains, avec un cœur et des sentiments/émotions, qui nous occupons d'humains également avec un cœur et des sentiments/émotions.

Nous nous adaptons quotidiennement pour les accompagner, ce ne sont pas des machines que nous pouvons programmer pour que le planning tienne à la lettre.

Chloé*: «Je ne vaux pas 3200 francs net par mois»

Je pense à me reconvertir professionnellement alors que le métier du social est ma vocation première. Je trouve injuste que les travailleurs du social se donnent à fond dans leurs travail, font des soins, donnent des médicaments, font des entretiens, accompagnent les bénéficiaires dans toutes les étapes de leur vie, et que cela soit rémunéré de manière tellement basse que plusieurs personnes doivent travailler à côté.

Heureusement que j’ai un compagnon adorable qui me soutient. Si j’étais célibataire, je devrais retourner chez ma mère, à 25 ans. Et je ne parle pas encore des problèmes financiers qui m’empêchent de me projeter de devenir maman, alors que j’ai un métier et un diplôme. La question que je me pose est: suis-je encore motivée à travailler dans ce domaine dans ces conditions? Faut-il accepter un salaire si bas, même si le métier du social est une vocation? La réponse est non, car je ne vaux pas 3200 francs net par mois. Tout le monde mérite de se sentir valorisé et en accord avec son salaire en fonction de ses études et de son âge.

Jade*: «J’envisage très sérieusement de quitter ce domaine»

J’aime mon travail, j’ai également beaucoup apprécié mes études, mais je me sens épuisée et plus alignée avec mes valeurs personnelles. La précarité salariale après un cursus universitaire complet, de nombreuses formations continues et plus de dix années de pratique engendre en moi une très grande frustration. J’ai quitté mon emploi, fatiguée mentalement de ne pas être reconnue dans ce travail qui est selon moi indispensable à la société. J’envisage très sérieusement de quitter ce domaine faute d’avoir pu y trouver un épanouissement professionnel satisfaisant. Je pense sincèrement que le domaine du travail social vaudois est en crise, et que cela n’a pas l’air d’être considéré non plus.

Je suis touchée de voir autant de collègues partir en épuisement et ne plus avoir la foi en leur métier alors que se sont d’excellents professionnels.

L’urgence première réside dans une revalorisation salariale, c’est un point de frustration pour presque tous les travailleurs sociaux que j’ai pu côtoyer. La seconde urgence est la considération de notre travail et de son utilité publique par les politiques. Je ressens un très net décalage entre la réalité du terrain et les discours des politiques et des directions d’institution parfois également. Le travail social vaudois ne s’adapte pas à certains changements de société et va devoir réajuster cela rapidement.

Emma*: «Le risque est de perdre en qualité d’accompagnement»

Je travaille avec des personnes en situation de handicap qui sont dépendantes de moi et de mes soins. Ce que je fais au quotidien a du sens pour moi et je suis passionnée par les gens avec lesquels je travaille. Par contre, au niveau salarial, je me sens très frustrée. Je viens du Canton de Fribourg et j’ai vu la différence de salaire qui est énorme, presque de 1000 francs. Les salaires méritent d’être revus à la hausse pour que le personnel n’ait pas envie d’aller travailler dans d’autres cantons.

Le risque étant aussi de perdre en qualité d’accompagnement étant donné que l’on n’est pas reconnus à notre juste valeur. Etre au bénéfice d’un bachelor et être payée en dessous du salaire moyen en Suisse… Est-ce normal? Notre travail est extrêmement complexe. Nous veillons tous les jours au bien-être des résidents que nous accompagnons et cela avec des projets à moyen et long terme, avec notre corps (soins), avec notre esprit (empathie, réflexions, travaux écrits et lectures). Nous méritons largement une révision salariale.

Linda*: «Ma santé était devenue trop préoccupante»

J’ai dû prendre la difficile décision de quitter mon emploi d’éducatrice sociale en foyer. En effet, ma santé était devenue trop préoccupante. Bien que mon travail me plaisait beaucoup, c’est les conditions qui m’ont poussées à donner ma démission. Je suis consciente qu’il est compliqué de faire bouger les choses de manière profonde. Il y aura toujours des nouvelles volées d’étudiants pour prendre les nombreuses places disponibles en foyers, tant dans le domaine du handicap que celui de la protection de l’enfant. L’expérience est enrichissante et je ne regrette pas mon choix professionnel.

Cependant, après un bachelor et un master, je suis quelque peu frustrée de devoir établir un budget serré afin de subvenir à mes besoins. L’investissement personnel et émotionnel que demande le travail social mérite d’être valorisé à sa juste valeur. De plus, la différence entre les différents cantons poussent à aller chercher un emploi en dehors du canton de Vaud, ce qui est regrettable. Il est grand temps de rendre plus attractif le domaine du social au risque de voir ce dernier fournir un service de mauvaise qualité, ce qui serait contre-productif à sa mission.

*Nom connu de la rédaction

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