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Société

Témoignage: Plongée dans le quotidien d’une ambulancière

DAVID NICOLAS PAREL ambulanciere 4

«Très jeune, j’avais envie d’être dans l’humain et dans l’adrénaline, de vivre une diversité d’expériences et de rencontres qui maintienne la monotonie à l’écart.» - Marie Wicht

© DAVID NICOLAS PAREL

On dit dans le milieu que les ambulanciers et ambulancières ont environ dix ans de durée de vie. L’épuisement, le stress, les claques de la réalité dans la tronche, les traumas aussi, parfois, viendraient ainsi à bout de leur vocation en une petite décennie. Oui, c’est court. Pourtant, Marie Wicht, bientôt 31 ans, fait mentir ces pessimistes pronostics.

Après dix années passées dans le secteur préhospitalier, l’ambulancière à TCS Swiss Ambulance Rescue ne prévoit pas de raccrocher les brancards. C’est son métier. Sa passion. La sève de son quotidien.

Humanité et adrénaline

Deux journées, puis deux nuits d’affilée, lors de missions de douze heures, Marie fait hurler son gyrophare et se transforme en petit météore filant dans notre paysage familier pour tenter de sauver des existences en train de basculer. Voyageant en l’espace de quelques kilomètres des classes sociales les plus déshéritées aux hautes sphères de la société, des situations les plus cauchemardesques aux dénouements les plus heureux, de l’espoir à la fatalité.

«J’ai presque toujours su que je voulais faire ce métier. Très jeune, j’avais envie d’être dans l’humain et dans l’adrénaline, de vivre une diversité d’expériences et de rencontres qui maintienne la monotonie à l’écart. Être ambulancière permettait tout cela.»

Un job exigeant, dès les premiers pas pour essayer d’y entrer. «On compte quelque chose comme 200 postulations pour seulement 20 personnes admises en école supérieure, dont la formation dure trois ans. Il y a des entretiens poussés, des tests psychotechniques, des stages dans plusieurs cantons où l’on est très vite confronté-e aux pires situations.» Sans parler de la dimension physique du métier, puisqu’il faut une certaine force pour manipuler corps et matériel.

Voir un patient mourir

C’est d’ailleurs de ses premières années en tant qu’ambulancière que date l’un des souvenirs les plus marquants de sa carrière. Alors en mission en Valais, Marie Wicht venait au secours d’un homme souffrant de graves problèmes respiratoires. En dépit de tous les moyens déployés, celui-ci est décédé en arrivant à l’hôpital.

«Il fallait faire un geste spécifique pour sauver cette personne, mais cette intervention n’est théoriquement praticable que sous la supervision d’un médecin. Si on avait pu mener cela, je pense que le patient aurait été hors de danger. Or aucun médecin n’était disponible lors de cette intervention. Être confrontée à une situation critique et se sentir impuissante, c’était trop, je n’ai pas pu retenir mes larmes.

L’équipe du jour m’a alors dit que je n’étais peut-être pas faite pour ce métier, j’étais une jeune femme, touchée par ce qui venait de se dérouler, et oser pleurer ne semblait pas coller avec le stéréotype de l’ambulancier… Pourtant il faut justement vivre ses émotions et les exprimer, c’est fondamental dans ce job pour durer.»

Les gens ne vont pas bien

Malgré tout, avec le temps, un certain blindage s’opère inévitablement. Il en faut, et d’une bonne épaisseur, pour traverser sans se perdre ce quotidien tissé de moments tragiques, au contenu bien plus dense en images et en sons déstabilisants que ce que le commun des mortels est habitué à supporter.

«Il n’y a pas vraiment de routine, mais il y a des interventions plus fréquentes que d’autres. La population est vieillissante en Suisse et, ainsi, les trois quarts de nos missions concernent des personnes âgées. Ce sont des chutes, des problèmes cardiaques… Nous sommes également confronté-e-s à beaucoup de problèmes psychiatriques. On tend à sous-estimer à quel point cela est courant dans notre société, à quel point les gens ne vont pas bien. Il y a aussi les situations dues à la misère, aux drogues. Les accidents, eux, comptent pour environ 20% de nos interventions.»

Témoignage: Plongée dans le quotidien d’une ambulancière
Comme Marie, les ambulanciers et ambulancières ont été sursollicités lors de la période Covid. © DAVID NICOLAS PAREL

Désarmée face à la détresse sociale

Marie et les collègues avec lesquels elle travaille – ils et elles sont toujours deux par ambulance – sont parfaitement préparé-e-s aux situations d’urgence, connaissant les gestes et les protocoles qui sauvent par cœur, ne tremblant pas quelle que soit l’onde de choc de la réalité qu’ils et elles découvrent. Reste que certaines choses sont plus difficiles à vivre.

«Je redoute beaucoup les réanimations pédiatriques. Les suicides, les accidents graves, les corps désarticulés, ou découpés sous un train, font quant à eux partie des pires choses graphiquement parlant.

Il y a aussi les situations de fin de vie, la tristesse des proches face à nous, la détresse sociale. Contrairement aux actes médicaux, on n’a pas de véritables outils pour ça.»

Savoir garder des repères

Pour surmonter la déflagration émotionnelle générée au quotidien sur le terrain, «on se raccroche à ce qu’on sait faire, on se replie sur les automatismes et cela nous évite de nous perdre. Par ailleurs, on est toujours deux donc on peut s’entraider dans ces moments, d’autant plus qu’on se connaît bien.» Car les collègues de Marie sont plus que des collègues.

Lors des gardes, ils et elles vivent, mangent, dorment ensemble à la centrale, «on regarde parfois des films pour passer le temps, on papote, on rigole beaucoup également, on apprend la personnalité et la sensibilité de chacun et chacune». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si nombre d’ambulanciers et ambulancières sont en couple.

«Avoir une vie privée satisfaisante est possible, mais il est plus facile d’y arriver avec un ou une partenaire qui comprend et accepte les conditions de ce job, qui impose régulièrement des heures de travail de nuit et du temps libre en pleine journée. C’est compliqué de trouver un rythme à deux avec ces horaires. Sans oublier que beaucoup d’entre nous font du sport pour se changer l’esprit, cela rajoute quelque chose de chronophage dans l’agenda. Heureusement j’ai un bon cercle d’ami-e-s à l’extérieur.»

Swiss Ambulance
Porter assistance à quelqu’un, c’est prodiguer les premiers soins, mais aussi de simples gestes d’humanité. © DAVID NICOLAS PAREL

Des risques à chaque intervention

D’autant plus que la profession, déjà difficile, n’a pas connu que des évolutions allant dans le bon sens. «On voit une tendance consistant à appeler de plus en plus le 144 pour tout et rien, la notion d’urgence est devenue plus floue chez les gens. Cela crée des charges de travail supplémentaires. En outre, le métier n’est pas toujours bien reconnu malgré notre rôle bien visible lors de la pandémie, on reste encore trop souvent considéré-e-s comme des brancardier-ère-s, nous ne jouissons globalement que de prestations sociales très moyennes.»

Encore plus surprenant, la profession n’est pas considérée comme métier à risque, malgré, justement, l’omniprésence des risques au quotidien: violences verbales et physiques au moins une fois par semaine – «j’ai déjà été agressée et même menacée par des armes» –, potentielles contaminations par des hépatites ou le sida, risques de syndrome post-traumatique…

C'est une femme qui conduit

Point positif tout de même, le sexisme particulièrement prégnant dans ce milieu tend à reculer doucement. «C’est un métier qui a longtemps été exclusivement masculin. La première femme ambulancière, cela remonte à vingt ans seulement. Quand j’ai commencé dans la profession, j’ai souvent été victime de remarques désobligeantes. On me lançait: «Ah mais c’est vous qui conduisez, ça va aller?» Ou encore: «Ah mais toi tu as réussi l’examen parce que tu es une fille.»

Il y a encore dix ans, on refusait de mettre deux femmes en binôme sous prétexte qu’elles finiraient par se chamailler! Et sur le terrain, beaucoup de gens s’adressent préférentiellement à mon partenaire masculin alors que je suis juste à côté.»

Aujourd’hui, relève Marie, il y a autant de femmes que d’hommes dans les formations, où elle intervient en tant qu’enseignante vacataire.

On en ressort différent-e

Toutefois, entre le quotidien émotionnellement exigeant et les risques de se retrouver en décalage avec la vie sociale, on s’interroge sur la place qu’il reste au plaisir.

«C’est vrai qu’en faisant ce métier on perd une certaine insouciance car on sait que n’importe quelle vie peut basculer en l’espace d’une seconde, on est confronté régulièrement à la mort et il nous faut l’apprivoiser, mais cette activité réserve aussi des moments extrêmement gratifiants et riches de sens, de même que de l’adrénaline. Cela m’a forgé le caractère, les responsabilités obligent à trouver des priorités, grâce à ça je suis désormais capable de gérer des situations compliquées en dehors de mon job.»

C’est également une expérience sociologique, «car on entre dans l’intimité, on pénètre les coulisses de la société, toutes couches sociales confondues. On est d’abord là pour aider les gens, et pour le faire bien, il faut les aimer. Si l’on perd son empathie au fil du temps, ce qui peut arriver, mieux vaut arrêter le métier.»

3 questions à David Nicolas Parel, photographe et réalisateur

FEMINA Pourquoi vous êtes-vous lancé dans ce projet?
David Nicolas Parel J’ai commencé mes reportages photo il y a dix ans en bas de chez moi, dans le quartier des Pâquis. J’avais déjà envie de documenter les coulisses de plusieurs corporations. C’est lors d’un travail avec la police que j’ai croisé des ambulanciers. Ce métier semblait très intense et pourtant peu connu. L’idée de construire tout un projet autour de cette profession est alors née.

Je voulais en particulier suivre la TCS Ambulance Rescue parce qu’ils ont de grosses ambulances américaines, cet aspect était spécial. Le système suisse est calé sur le système anglo-saxon, où les ambulanciers sont comme des infirmiers mobiles, c’est pointu et très technique, très impressionnant.

Quels ont été les moments les plus difficiles?

J’ai assisté à beaucoup de choses très dures et bouleversantes lors des 300 nuits que j’ai passées avec les ambulanciers et ambulancières, mais le plus compliqué à vivre était les réanimations qui se terminent mal. J’ai aussi dû parfois aider à déplacer un corps.

Mais au-delà de ces scènes difficiles, j’ai aussi été très marqué par la détresse sociale et la présence énorme de solitude, qui tend à se décupler au fil des années. On ne s’attend pas à découvrir cette pauvreté extrême en plein centre de Genève. C’est aussi le lien humain qui m’intéressait, comment les intervenant-e-s vont chercher une personne d’un regard, d’un geste. Comment, également, ils et elles se soignent eux et elles-mêmes après avoir vu tant de scènes complexes.

Est-ce un métier comme les autres selon vous?
Définitivement non. On est loin de l’environnement d’un bureau. Les personnes travaillant en ambulance d’urgence sont confrontées chaque jour à la nature humaine, et à eux-mêmes. Quand on intervient sur des défenestrations, des drames avec des enfants, c’est dur.

Certains ambulancier-ère-s vivent ça plus mal que d’autres, ce n’est pas un hasard si la plupart se reconvertissent au bout de six ans de métier. Mais pour d’autres, c’est aussi un moyen de se sauver eux et elles-mêmes. S’ils ou elles arrêtent, ils ou elles tombent.

«Swiss Ambulance», livre photographique de David Nicolas Parel. Son documentaire «Journal d’une ambulancière», tourné en 2021, est aussi à voir sur Play RTS jusqu’au 24 novembre 2023.

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