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Pourquoi nos relations sont de plus en plus toxiques?

Relation toxique Clotilde Leguil STOCKSY IBAI ACEVEDO

«Notre utilisation du terme toxique permet de s’interroger: comment, soi-même, a-t-on pu consentir à ça, pourquoi s’est-on forcé à endurer une situation, à céder à quelque chose dont on ne voulait pas forcément.» - Clotilde Leguil

© STOCKSY/IBAI ACEVEDO

C’est une sorte de poison invisible, une étrange contamination de l’intime, qui affecterait certaines de nos histoires amoureuses, familiales, amicales ou professionnelles. C’est parfois ce partenaire qui rend l’air irrespirable, ce parent qui coupe les ailes à sa progéniture, cet ami qui donne l’impression de ne plus en être un, ce manager qui sape la confiance accumulée pendant toute une carrière. Ce phénomène dont on parle tant, et de plus en plus, c’est la relation toxique.

Preuve que notre société s’est emparée à pleines mains de ce sujet brûlant, la toxicité du rapport à l’autre n’est plus seulement évoquée dans les rubriques psycho des magazines ou sur les plateaux de télévision dédiés à la confidence, elle s’invite dans nos productions culturelles. Dans L’Amour et les Forêts, réalisé par Valérie Donzelli, le personnage campé par Virginie Efira tente de se sortir du piège quotidien tendu par son mari passé expert en manipulation de l’esprit.

Toujours au cinéma, l’adaptation du roman Le consentement au grand écran montre comment l’écrivain Gabriel Matzneff, alors lettré quinquagénaire adoubé par tout Paris mais aussi adepte des très jeunes filles, fait tomber une adolescente sous son emprise. Une omniprésence de cet adjectif tiré de la chimie qui fait dire à Clotilde Leguil que nous sommes entrés en pleine ère du toxique. Dans l’ouvrage éponyme qu’elle vient de faire paraître, la philosophe et psychanalyste décortique ce terme et explique pourquoi nos relations avec autrui semblent de plus en plus intoxiquées. Interview.​

FEMINA Qu’est-ce qui vous a donné envie de consacrer un ouvrage à cette notion?
Clotilde Leguil
Je me suis aperçue que ce terme s’était imposé avec une insistance étonnante dans les discours les plus intimes, mais aussi dans l’espace public, et j’ai fait le pari qu’il disait peut-être quelque chose des enjeux éthiques de notre moment. Pendant mes consultations, j’entends de plus en plus de patients se confier sur des expériences qu’ils ou elles taxent de toxiques.

Surtout, ce mot a changé de sens, étant maintenant employé dans le champ du rapport à l’autre, alors qu’il avait auparavant une utilisation restreinte au domaine des substances chimiques, considérées comme nocives pour les organismes vivants.

On voit que le terme toxique est devenu la métaphore de ce qui serait une substance présente entre deux êtres, et dont on ne voit pas venir tout de suite la dimension nocive. Je me suis alors demandé ce qu’il s’était passé pour que toxique pivote du domaine du vivant et de l’écologie pour investir celui du rapport à autrui.

Pourquoi est-ce cet adjectif-là qui s’est imposé, et non pas dangereux, oppressant, pernicieux?
On pourrait effectivement utiliser le terme plus simple et assez proche de «malsain» par exemple, afin de désigner ce qui peut nous mettre en danger dans une relation. Mais ce qui semble plus fort et évident avec le mot toxique, c’est qu’il est plus clair, il dit la dimension du mal, pensé comme ce qui détruit ce qui vit. Ce mot a d’ailleurs une véritable histoire depuis l’Antiquité, où le mot grec «toxikon» qualifiait un poison employé par les barbares, dans la chasse et à la guerre.

La flèche imprégnée de poison insinue un mal fatal dans le corps dès lors blessé et vulnérable. L’usage métaphorique du mot «toxique» aujourd’hui peut donc s’interpréter comme une façon de désigner une forme nouvelle de poison qui s’immisce dans notre corps, qui nous fragilise, porte atteinte au vivant en nous, un poison qui serait transporté par les gestes et les paroles de l’autre qui nous touchent comme des flèches.

Y a-t-il des prémices de cette utilisation dans le champ psychologique avant le XXIe siècle?
Je crois que Gustave Flaubert fut l’un des premiers à mettre en lumière la possible dimension toxique d’une relation entre des êtres. Bien sûr, il ne l’a pas qualifiée comme telle, mais lorsqu’on relit cette œuvre via cet angle, l’histoire de sa Madame Bovary est clairement la description métaphorique d’une telle intoxication sentimentale. Son héroïne décède d’un empoisonnement réel, ultime étape d’un empoisonnement long par l’amour qu’a décrit tout le roman.

On voit que ce personnage développe un rapport de quasi-addiction à la relation amoureuse à partir d’une forme d’ivresse développée au fil de ses différentes expériences. Emma Bovary finit intoxiquée, mentalement puis physiquement, par tous les récits idéalisant l’idylle qu’elle a pu lire et les projections qu’elle a pu imaginer.

Je daterais ainsi l’émergence de la conception de l’amour toxique du XIXe siècle. Plus tard, la psychologie comme la psychanalyse n’ont pas utilisé ce terme, pourtant, dans Malaise dans la civilisation, publié en 1930, Sigmund Freud lance une phrase vraiment prémonitoire, en disant qu’on n’a pas encore exploré le «côté toxicologique des phénomènes psychiques».

C’était il y a un siècle. Pourquoi, alors, n’émerge-t-il que récemment?
Je crois qu’il s’est finalement imposé parce que nous vivons, depuis environ une décennie, un moment clef où les questions éthiques, philosophiques et psychologiques se reformulent autrement qu’au XXe siècle. Je m’explique: nous sommes dans une ère post-MeToo et post-pandémie, des événements qui ont permis l’émergence d’une sensibilité nouvelle à ce qui vient faire relation dans le corps, dans le sens où quelque chose du vivant est mis en jeu dans ces épreuves.

Votre avant-dernier livre abordait d’ailleurs en profondeur la notion du consentement. Avez-vous trouvé une sorte de lien, de suite logique avec cette notion du toxique?
J’ai en effet développé ma réflexion sur le toxique à partir du point où je m’étais arrêtée en concluant mon livre, à savoir que «céder n’est pas consentir». Les situations de relations toxiques sont des expériences mettant en jeu de façon étrange le consentement, car devant les maux qu’elles génèrent et qui deviennent identifiables, on se demande toujours si on y a consenti ou non au départ.

Car l’installation du toxique dans un rapport entre des êtres intervient avant la possibilité d’un oui ou d’un non. On ne le voit pas venir, on ne s’en aperçoit qu’après coup. La substance toxique va agir à partir d’une certaine alchimie maudite faisant qu’une expérience, une rencontre va entraîner un fonctionnement destructeur.

Notre utilisation du terme toxique permet de s’interroger: comment, soi-même, a-t-on pu consentir à ça, pourquoi s’est-on forcé à endurer une situation, à céder à quelque chose dont on ne voulait pas forcément.

Vous mettez l’accent sur une situation, une expérience, un ressenti, plutôt que sur des individus qui seraient toxiques en soi.
Évidemment il y a certains types de personnalité qui s’illustrent comme toxiques, qui portent en eux cet aspect malsain et le font subir aux autres, mais il faut aussi savoir aller voir au-delà de ce simple usage accusatoire du terme toxique. Les patients usent généralement de ce mot pour dire quelque chose de leur propre angoisse, quand ils ne savent plus trop où les emmène l’expérience à l’origine agréable qu’ils traversent, mais ressentent néanmoins qu’il y a une forme de danger qui guette.

Ils nomment ainsi cette région de l’expérience qui à un moment donné les confronte à un malaise. La complexité de l’expérience toxique est qu’elle met en jeu une forme de soumission passant par un rapport à la jouissance qui est mauvais. Désigner un environnement, une relation comme toxique, c’est donc le signal qu’il y a soudain nécessité de trouver une limite. C’est une prise de conscience, une lucidité nouvelle.

Pointer du doigt ce qui est toxique c’est l’expression première d’une angoisse?
Tout à fait! Notre ère n’est plus celle de l’angoisse du philosophe existentialiste, qui est pris de vertige face à la liberté. Maintenant, l’angoisse est ressentie devant le trop-plein de pulsion, la démesure de l’humanité dans sa recherche de jouissance. C’est pourquoi je la qualifie d’ère du toxique.

C’est-à-dire?
Le critique d’un patriarcat qualifié de toxique illustre bien cela. Dans les années 60, on voulait abattre le patriarcat comme une critique du pouvoir des pères et de tous ceux qui incarnent une autorité limitant le désir des autres.

De nos jours, on s’attaque surtout aux abus du patriarcat, dans le sens où ceux qui occupent les places des pères usent de cette position d’autorité ou de protection pour imposer leur jouissance: les partenaires manipulateurs, les parents incestueux, les supérieurs hiérarchiques dépassant les limites de ce qui est contractuel…

Le pouvoir du passé était critiqué pour sa manie de réguler quelque chose de la pulsion, désormais, on critique le pouvoir parce qu’il tend à imposer à l’autre une jouissance dont il ne veut pas. Évoquer le toxique, ce n’est pas seulement faire référence au permis et à l’interdit, c’est exprimer quelque chose de l’ordre de l’invivable et de l’irrespirable.

Comment reconnaître une relation toxique?

1. Ma relation ne m’épanouit pas

C’est souvent par cette prise de conscience que débute l’interrogation sur le vécu toxique. Un sentiment diffus de mal-être, de gêne et de tristesse envahit le quotidien ou surgit à chaque fois que l’on est avec la personne. «Si l’impression dominante est que cette relation n’est pas épanouissante pour soi-même, qu’elle ne fait pas du bien, il y a sans doute là un indicateur qu’on se trouve dans une relation dysfonctionnelle, pointe la psychologue Adèle Zufferey. Il y a évidemment des hauts et des bas dans tous les rapports humains, et il ne faut pas automatiquement questionner la relation au moindre sentiment négatif, mais si cette relation demande plus d’efforts et de compromis qu’elle n’apporte de positif, il y a peut-être un problème à analyser de plus près.»

2. La personne en face ne me respecte pas

L’autre semble se moquer de nos limites personnelles, néglige notre bien-être, voire use régulièrement de violences physiques ou psychologiques? Attention, danger. «Certaines personnes entrent dans une perspective de contrôle et de non-respect des limites de l’autre, et cela est le signe que la relation doit être reconsidérée, alerte Adèle Zufferey.

Malheureusement, en présence de violences psychologiques seulement, beaucoup plus fines, discrètes et pernicieuses, il peut être plus difficile de faire le diagnostic d’un problème grave. À noter que certains dysfonctionnements dans une relation peuvent trouver des solutions via une psychothérapie, lorsque les faits reprochés sont légers.»

3. Mes proches me disent que j’ai changé

La relation toxique instaure une configuration nouvelle qui peut impliquer une attitude différente, avec des comportements que les personnes qui nous connaissent bien ont des chances de remarquer. En effet, selon la psychologue, «une relation dysfonctionnelle ou violente peut générer des souffrances, des symptômes anxio-dépressifs». La ou le partenaire dans les filets d’une relation toxique peut ainsi manifester un abattement, un manque d’énergie, ou une tristesse inhabituelle, fuir la vie sociale. «Toutefois certaines personnes, capables de revêtir un masque en société, n’éveilleront pas les soupçons dans leur entourage», relève la psychologue.

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