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Sabrina Paladino explore le phénomène de la prostitution volontaire

Sabrina Paladino livre prostitution TATIANE HOLMER PAVLIUCE

«Je suis étonnée de voir que de plus en plus de jeunes femmes se prostituent de façon volontaire. Quelque chose a basculé ces dernières années dans le domaine du corps féminin.» - Sabrina Paladino

© TATIANE HOLMER PAVLIUCE

Dans Les nuits jaunes (Éd. L'Amour des Maux, 2023), son second roman, Sabrina Paladino aborde la thématique de ces femmes qui se prostituent par envie. Un projet littéraire que l'écrivaine suisse a concrétisé après quatre années de recherches historiques et d'enquêtes dans le milieu de la prostitution, notamment au sein des maisons closes de Bienne. Intéressée depuis toujours par la figure de la favorite qui véhicule une certaine fascination pour le pouvoir des femmes, elle témoigne de cette catégorie particulière des travailleuses du sexe, alors que le débat pour pénaliser les clients est réactualisé une énième fois en été 2023. Entretien.

FEMINA En quoi a consisté votre immersion?
Sabrina Paladino L'idée était vraiment pour moi de mettre en lumière ce phénomène de la prostitution volontaire. Je me suis présentée dans plusieurs maisons closes pour expliquer ma démarche. La réception fut assez mitigée, certains établissements n'ayant pas eu envie d'entrer en matière, des femmes n'avaient pas le désir de faire partie de ce projet. J'ai vite compris que je devais prouver qu'il n'y avait aucun voyeurisme dans mon attitude, que cela consistait en un vrai travail d'enquête.

Les choses se sont beaucoup débloquées lorsque j'ai rencontré Igor Schimek, le fils de Grisélidis Real, qui fut la prostituée la plus célèbre de Suisse et dont l'œuvre littéraire a permis de rendre visibles et de défendre les travailleuses du sexe.

Il m'a ouvert pas mal de portes, m'a orienté vers de la documentation. J'ai aussi étudié en profondeur les archives de la prostitution à Berne.

Mes interlocuteurs m'ont alors davantage prise au sérieux et j'ai pu rencontrer des femmes correspondant à mes attentes, en l'occurrence des personnes qui ont choisi de leur plein gré cette activité et qui conscientisaient leur travail.

Les maisons closes qui m'ont accueillie étaient à Bienne, mais il y avait également l'association Aspasie à Genève. Cette présence sur place m'a permis de documenter tout le spectre de l'activité de prostituée, des premières démarches administratives jusqu'à la visite d'une chambre après que la passe fut terminée.

Comment s'est déroulée cette plongée dans le monde des travailleuses du sexe?
J'ai enchaîné trois ans de travail d'observation et d'enquête dans les maisons closes. Il s'agissait déjà pour moi de saisir le quotidien de ces femmes, de voir comment on se prépare à une telle activité, quels sont leurs rituels. Je venais donc régulièrement pendant la journée, mais également le soir, pour comprendre comment s'initient les passes et comment elles se déroulent. Je me posais dans un coin pour observer les rencontres avec les clients.

Qu'est-ce qui vous a interpellée?

J'ai été surprise de la grande solidarité entre ces femmes. On s'attend à un certain individualisme, à une indifférence même, or les travailleuses du sexe sont comme une meute de loups avec un fort instinct de protection envers chacune de leurs membres.

C'est un ensemble très altruiste. C'est probablement parce que ce métier touche tellement à l'intime que l'écoute et l'entraide est aussi importante.

Quel rapport les prostituées que vous avez rencontrées avaient-elles avec leur corps?
J'ai pu constater que la majorité des prostituées ne conscientisent pas vraiment leur corps dans le cadre de cette activité, il n'est pour elles qu'un outil de travail et la réflexion sur ce qu'il représente n'a pas vraiment lieu d'être. On ne conscientise pas vraiment tout ce qu'il se joue autour de l'intime. On observe souvent une dissociation d'avec leur propre corps dans ces moments. Le corps devient un sujet lorsqu'il faut résoudre certains problèmes d'ordre technique, par exemple mettre un coton absorbant dans le vagin pour continuer à avoir des rapports sexuels pendant les règles.

Mais en-dehors de ces considérations, lorsque tout roule physiquement, c'est parfait et il est alors plus sain de ne pas conscientiser le corps. C'est un automatisme qu'on apprend à mettre en place avec l'expérience, c'est, pour elles, très naturel de procéder ainsi. Cela peut sembler étrange car ce corps, justement, est véritablement l'élément central dans cette activité. Je dirais qu'on conscientise bien plus le corps dans d'autres métiers, où l'on évoque les notions de pénibilité physique, d'épuisement, de burn-out.

Quel était le profil des prostituées que vous avez rencontrées dans ces établissements?
La plupart sont étrangères. Elles viennent régulièrement en Suisse pour passer trois mois en maison close, puis elles repartent au pays s'occuper de leur famille. J'ai quand même croisé des Suissesses qui faisaient ce job, certaines avaient même un métier «classique» et bien rémunéré en parallèle. Elles font ça car l'idée d'être payée pour faire l'amour avec d'autres hommes leur plaît.

Ces femmes sont, j'imagine, loin de refléter la totalité de la profession?
Ma démarche était de rencontrer des personnes exerçant cette activité de manière volontaire, par désir. Mais évidemment, à côté de ça, la grande majorité des femmes le font contre leur gré. Ce monde demeure en grande partie sombre et beaucoup de drames s'y jouent. Il y a du proxénétisme, du trafic d'être humain. Dans mon roman, je ne voulais aucunement aborder ce thème de manière hypocrite en faisant comme si cela n'existait pas.

Vous parliez, dans le cas des prostituées volontaires, d'une part d'attirance pour cette activité. Qu'est-ce qui motive ces femmes à faire ça? Et comment y arrivent-elles?
Certaines s'adressent aux maisons closes pour voir si des places se libèrent, d'autres commencent cette activité un peu par hasard, au gré des expériences et des contacts. J'ai par exemple rencontré une jeune femme de 25 ans qui, auparavant, se disait souvent peu satisfaite des relations sexuelles avec ses partenaires. En demandant soudain 150 francs à un homme avant de faire l'amour avec lui, elle s'est dit qu'elle risquait finalement moins d'être déçue après coup.

Et il faut le reconnaître, la demande est quand même très grande, il est donc relativement aisé de commencer cette activité d'une façon ou d'une autre.

Avez-vous vu une évolution dans ce métier durant les années où vous les avez suivies?
On voit que les endroits pour entrer en contact, comme ceux pour la transaction, se sont pas mal diversifiés. Cela forme un domaine très vaste et l'on s'y perd très facilement. Outre les traditionnels bordels et petites annonces, on recense une grande quantité de sites proposant des prestations sexuelles, qu'elles soient physiques ou virtuelles, à l'instar des camgirls qui se font rémunérer pour des actes sexuels devant des spectateurs en ligne.

Je crois qu'il est de plus en plus rare que les femmes se prostituent dans les maisons closes. Elles recherchent un côté plus sécurisant, mais aussi un meilleur contrôle de leur activité en fonction de leurs envies. Le champ des possibles est ainsi plus large.

Et du côté de l'âge?
Je suis étonnée de voir que de plus en plus de jeunes femmes se prostituent de façon volontaire. Quelque chose a basculé ces dernières années dans le domaine du corps féminin. Les femmes ont désormais de meilleures connaissances sur leur corps et ont plus d'informations que dans le passé.

De plus, le corps féminin est devenu encore plus politique qu'avant. Les femmes osent davantage revendiquer des choses à propos de leur corps, elles affirment en faire ce qu'elles veulent.

Quel est le profil des clients que vous avez croisés?
On voit des hommes en couple qui veulent assouvir des fantasmes avec d'autres femmes, des jeunes qui ont envie d'avoir des expériences sexuelles facilitées, mais aussi des personnes plus marginalisées qui, disons-le comme ça, correspondent moins à la norme sociale de beauté. Ils ont un handicap, ou sont en fort surpoids. Certains veulent parfois juste de la tendresse, être écoutés, sans rapport sexuel.

Je pense qu'environ trois clients sur dix ne cherchent pas de relation charnelle et viennent juste pour ce moment d'échange avec une femme. Évidemment, lorsqu'on évolue dans ce milieu, on est quand même, de manière générale, marqué par la réalité de la dimension pulsionnelle du désir sexuel masculin.

C'est-à-dire?
C'est en menant cette enquête que j'ai compris à quel point hommes et femmes fonctionnent différemment sur ce point. Oui, le désir féminin peut être puissant par moments, mais je suis étonnée de voir que ce besoin de sexe est si vital, voire pervers chez l'homme. Cela se traduit parfois par une sorte de prise de pouvoir.

Certains hommes, parce qu'ils paient une femme pour un rapport, pensent que cette transaction permet de la déshumaniser et de l'objectifier complètement. Les prostituées y sont habituées et en jouent. Il n'y a pas vraiment la place pour les politesses dans un bordel, la discussion initiale et l'échange se déroulent très vite.

Comment traversent-elles ces moments? Ont-elles des méthodes pour faire abstraction de la réalité, de l'éventuel dégoût?
Elles n'ont pas forcément de stratagèmes pour cela. La plupart des gens, quel que soit le métier, bossent souvent en mode un peu automatique, et là ce n'est pas si différent de ce que font les employés d'une banque ou d'une boulangerie. Elles font leurs heures et elles rentrent ensuite chez elles pour vivre leur vie privée comme tout le monde.

En parlant de sphère privée, peut-on avoir une vie de famille, ou de couple, qui soit «normale» et «satisfaisante» lorsqu'on se prostitue?
Elles ont bien souvent le potentiel d'oublier ce qu'elles font. Il n'est pas si dur d'avoir une vie normale pour ces prostituées volontaires. J'ai vu des femmes terminer leurs passes à 2h en pleine nuit et emmener leurs enfants à l'école le matin. J'en ai vu qui allaient draguer sur Tinder, comme tout le monde, en quête d'un homme qui leur plaise.

En fait, le potentiel de mettre entre parenthèses ce qu'elles font dépend surtout du niveau d'acceptation des partenaires face à leur travail. Lorsque ce métier n'est pas assumé, c'est bien souvent à cause du regard des autres. Parce qu'elles, elles assument très bien ce job.

Que pensez-vous du débat relancé cet été 2023 pour pénaliser les clients de la prostitution?
Ce travail est déjà tellement stigmatisé que ce genre de discussions met encore plus de bâtons dans les roues. La Suisse légalise la prostitution, certes, mais il existe en réalité très peu de lois protégeant les travailleuses du sexe, qui évoluent dans une sorte de flou juridique. Et en pénalisant les clients, on ne s'attaquerait pas du tout au problème, car cela serait juste une manière d'essayer d'interdire la prostitution.

Or les gens doivent comprendre qu'on ne l'abolira pas, je ne comprends pas cet acharnement de certain-e-s à vouloir la faire disparaître. Je sais que des éléments de morale, de religion, d'idéologie animent ces initiatives. L’Église a fait de cette activité une honte, a tenté de la présenter comme démoniaque, alors que dans certains moments de l'histoire la prostitution était très valorisée.

Je pense que ce sont moins les prostituées qui dérangent que les sentiments des gens eux-mêmes face à cette activité. C'est un métier qui fait peur, il touche aux vices humains.

Êtes-vous néanmoins sensible à l'argument de la protection contre les exploitations et les abus? Pensez-vous que les débats sociétaux et politiques ont raison d'axer sur la victimisation de ces femmes?
Bien sûr qu'il faut combattre ces phénomènes, mais toute généralité est dangereuse. Il est nécessaire d'apporter des nuances. Cette façon de juger la prostitution comme un seul bloc infantilise beaucoup toutes les femmes qui ont décidé d'exercer ce métier volontairement. Or, elles ne demandent pas qu'on ait pitié d'elles. Je crois qu'on a encore du mal à concevoir, à accepter que des personnes puissent réellement choisir cette voie par envie, par désir, par vocation même.

C'est pourtant parfois le cas. J'en ai rencontrées qui, très tôt, savaient qu'elles se prostitueraient car cela faisait sens pour elles. On néglige toute une dimension de fantasme dans cette activité, où se joue l'envie de se sentir désirables, de satisfaire des hommes.

On sous-estime également l'important aspect de travail social de la prostitution. On croit par exemple que tout le monde a accès à la sexualité, ce qui est faux. Pour certains, à cause de problèmes physiques, ou à cause de traumatismes psychologiques qui les empêchent de vivre des relations amoureuses, avoir une sexualité à deux est compliqué, voire impossible. Sans les prostituées, beaucoup se masturberaient dans leur chambre jusqu'à la fin de leur vie sans toucher un autre corps. Je l'ai évoqué un peu avant, il y a aussi tous ces clients qui viennent juste au bordel pour parler et être écoutés dans un cadre intime et bienveillant, car ils ne le sont pas dans la vie.

À l'instar de votre roman, beaucoup de livres, de films et de séries ont eux aussi abordé la thématique de la prostitution ces dix dernières années, même si certains pouvaient avoir un prétexte plus érotique et voyeuriste que vraiment anthropologique. Est-ce toujours bon d'aborder ce sujet?
Tout le monde tend à mettre des œillères face à ce métier même si l'on sait bien qu'il existe. Je pense qu'il est toujours bon de contribuer à rendre visible le milieu de la prostitution, sous toutes ses formes. Toutes ces productions culturelles peuvent aider à humaniser les travailleuses du sexe au lieu de vouloir définir à leur place ce qui est bien ou mal. Ce métier n'est pas le problème, c'est ce qu'on en fait qui peut l'être.

© DR

Les Nuits Jaunes, de Sabrina Paladino, Ed. L'Amour des Maux (2023). Un roman où l'on suit l'évolution de Chiara, sa protagoniste, dont le parcours fait écho à la démarche même de l'auteure, qui a passé quatre années à enquêter autour du milieu des travailleuses du sexe. Chiara, au fil de ses rencontres et de ses entretiens, guide les lectrices et lecteurs dans la découverte de cet univers encore largement frappé par le sceau du tabou, et partage la remise en question de certains de ses propres préjugés sur le corps et l'intimité des femmes.

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