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Société

Contre les féminicides, faire entendre la voix des victimes

Journee internationale contre les violences faites aux femmes et les feminicides

«Les violences faites aux femmes sont enkystées dans l’ADN de notre espèce depuis la préhistoire» - Christelle Taraud, historienne spécialiste des questions de genre et de sexualités et directrice du livre Féminicides. Une histoire mondiale (Éd. La Découverte)

© ISTOCK/HOLA ILLUSTRATIONS

Le soir du 26 novembre, sur la jetée des Bains des Pâquis à Genève, des lanternes seront allumées et mises à l’eau pour se souvenir des victimes de féminicides en Suisse. Un événement parmi d’autres organisés durant la campagne internationale contre la violence et les féminicides, pour ne pas oublier et surtout pour en parler, puisqu’on ne le fait toujours pas assez. Pourtant, au 1er octobre 2023, selon le site stopfemizid.ch, elles sont déjà treize à avoir été tuées cette année par leur (ex)-mari, leur (ex)-partenaire, un homme de leur famille ou bien parfois par un inconnu. Christelle Taraud, spécialiste des questions de genre et de sexualités et directrice du livre Féminicides. Une histoire mondiale (Éd. La Découverte) sera présente à Genève pour en discuter et faire entendre les voix de ces femmes le 25 novembre lors d’une performance du collectif les Rouges Putes dans le cadre du festival Les Créatives.

FEMINA Lors de vos conférences autour des féminicides, qu’est-ce qui vous frappe le plus?
Christelle Taraud Ce qui me frappe d’abord, c’est que la majorité des gens ignore la différence entre un fémicide et un féminicide. Quand on parle du meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme dans le cadre intime et domestique, il s’agit plutôt d’un fémicide. Le féminicide, quant à lui, est un crime collectif, un crime de masse, un crime d’État, un crime à tendance génocidaire. Il ne s’agit pas seulement d’éradiquer des corps physiques, mais ce qui constitue le féminin en tant qu’identité et les femmes en tant que peuple. L’atteinte est différente.

Le paradoxe, c’est qu’en Europe, on s’est mis à utiliser ce mot de féminicide pour désigner un fémicide.

D’où l’importance d’amener des nouveaux outils de compréhension, de montrer le caractère systémique de cette violence, d’expliquer les termes qui mettent en lumière un système d’écrasement des femmes très ancien qui s’inscrit dans un continuum de violences.​

C’est contre une tolérance des violences faites aux femmes sur fond d’impunité qu’il faut se battre?
Oui, car c’est la violence la moins prise en compte et la plus banalisée. Probablement parce que c’est aussi la plus élémentaire, la plus originelle.

Ces violences faites aux femmes sont enkystées dans l’ADN de notre espèce depuis la préhistoire.

De ce fait, c’est compliqué de lutter contre elles, d’autant qu’il y a eu tout au long de l’histoire et dans de nombreuses sociétés humaines des politiques de dressage et de domestication des femmes qui ont conduit, chez elles, à une incorporation de ces violences.

Est-ce que cette incorporation des violences expliquerait une forme de banalisation aussi?
Oui. Je suis toujours sidérée de voir à quel point les femmes banalisent une grande partie des violences qui leur sont faites. Au sein de la recherche, mais aussi dans la société, on va par exemple parler de «micro-agressions», parce qu’il faut dissocier ce qui est «grave» de ce qui ne l’est pas.

En réalité, il faut plutôt penser les violences dans une dynamique, car un individu qui s’autorise une micro-agression, banalisée voire excusée, le fait parce qu’il est déjà inscrit dans une culture de l’impunité.

On voit ça dans le phénomène du harcèlement de rue, le plus souvent considéré comme une micro-agression quand il se limite à la remarque graveleuse ou à l’insulte. Ainsi, un homme qui agresse une femme dans la rue, puis deux, puis trois, et qui constate que les femmes tolèrent les violences subies, car elles ne peuvent pas être en guerre permanente, prend cela pour un blanc-seing (ndlr. une absolution). Dans un couple, quand le premier acte violent apparaît, une gifle par exemple, que se passerait-il si la femme, au lieu de l’excuser comme c’est le cas le plus souvent, allait immédiatement porter plainte? Au final ce que je veux montrer, c’est que tout est lié: la banalisation des micro-agressions est productrice de violence létale.

Une systématique qui ressort de vos échanges sur ce thème?
Oui, les biographies de violence montrent que celle-ci va toujours crescendo. On commence par des petites choses qui relèvent de l’humiliation de la personne, un premier acte de surveillance apparemment anodin, du genre «tu arrives tard ce soir», mais qui répété systématiquement révèle le contrôle coercitif.

À partir du moment où l’agresseur comprend qu’il ne va pas y avoir de résistance, et que s’il y a résistance il va pouvoir s’en servir pour casser la personne, le régime de terreur va s’installer, parfois sur la très longue durée.

Plus la terreur s’installe, plus elle se complexifie. Elle englobe alors tous les domaines de la vie. D’où l’importance d’utiliser cet outil du «continuum féminicidaire» développé dans le livre Féminicides. Une histoire mondiale, parce que le meurtre, l’exécution d’une femme n’est jamais un acte spontané: il est préparé. Le meurtre n’apparaît que lorsque la femme brise ce cercle infernal. Tant qu’elle «supporte» la situation, l’agresseur ne passera pas à l’acte. Il faut le rappeler avec force, le féminicide, puisque c’est le terme qui fait consensus aujourd’hui, est un crime de propriétaire avant tout.

3 livres contre l’oubli

Récit glaçant: Un féminicide en France, Sohane 17 ans, brûlée vive, A. Sugier et L. Weil-Curiel (Éd. Le Bord de l’Eau)

Expertises, procès-verbaux, procédures et témoignages des amies de la victime pour retracer la tragédie de Sohane, 17 ans, brûlée vive dans la banlieue parisienne par un bourreau auquel elle refusait d’obéir. Poignant.

Mémoire collective: 125 et des milliers, ouvrage collectif pensé et conçu par Sarah Barukh (Éd. Harper Collins)

Laure Bardina par Christine Orban. Johanna Lazzari par Julie Gayet. Hélène Kahn par Aure Atika. Le concept de ce livre est efficace: une femme victime de féminicide est racontée par une actrice, une avocate ou une politicienne. En tout, 125 personnalités racontent autant de victimes, leur redonnant ainsi la voix.

Sororité historique: Féminicides, une histoire mondiale, dirigé par Christelle Taraud (Éd. La Découverte)

C’est un pavé de plus de 900 pages concocté et dirigé par l’historienne spécialiste des questions de genre et de sexualités Christelle Taraud. Un pavé qui dresse le sombre tableau des violences faites aux femmes à travers toutes les époques de l’histoire, dans une continuité effarante et effrayante. De quoi comprendre et mieux appréhender comment cette violence sexo-­spécifique séculaire s’inscrit au fil des périodes jusqu’à en être parfois banalisée.

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