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Racha Belmehdi dénonce les difficultés des métiers du service

Racha Belmehdi dénonce les difficultés des métiers du service

L'adage «le client est roi» est largement dépassé, d'après Racha Belmehdi.

© ÉDITIONS FAVRE - YANN LE RAZAVET

Après l'essai «Rivalité, nom féminin» sorti en 2022, Racha Belmehdi revient avec «À votre service: Les travailleurs essentiels qu'on ne voit pas» (Éd. Favre), paru le 18 janvier 2024. Fort de nombreux témoignages, d'expériences personnelles mais aussi de références à plusieurs enquêtes, l'ouvrage permet d'avoir une vision claire des difficultés que vit le personnel employé dans les différents métiers du service. Caissières, femmes de ménage, ou encore livreurs, une grande partie du secteur est passé au crible par l'autrice, qui a elle-même occupé certains de ces postes avant de devenir journaliste.

FEMINA Comment vous est venu l’idée d’écrire ce livre, qui n’a pas grand chose à voir avec votre premier essai «Rivalité: nom, féminin»?
Racha Belmehdi Tout comme pour le premier, c'est parti d'une expérience personnelle. J’ai moi-même fait des jobs dans le domaine du service et j’avoue n’avoir jamais été très épanouie là-dedans. Il n’en reste que j’avais tout de même envie d’en tirer quelque chose de positif.

Ensuite, il y a eu la crise du Covid où on était toutes et tous enfermé-e-s chez nous. Je regardais les gens qui continuaient de bosser, comme les caissières, les livreurs à vélo, etc… J’ai trouvé ça un peu triste. Elles et eux n'avaient pas le droit de se mettre à l'abri. Ces personnes continuaient à faire tourner le pays alors que nous, nous étions calfeutré-e-s chez nous. D’ailleurs, on les remerciait toutes et tous au début pour leur sacrifice en applaudissant à nos fenêtres. Il y avait aussi plein de gens qui étaient super gentils en caisse, qui leur disaient merci. Mais une fois la crise terminée, d'un seul coup, tout le monde est revenu à ses travers en étant super désagréable. Ça m'a fait réfléchir. J’avais vraiment eu envie de leur rendre hommage tout en questionnant leurs conditions de travail.

C’est intéressant de voir que la situation des personnes dans le service n’a pas changé après la période Covid.
Effectivement… Chez les caissières, spécifiquement, c’était assez unanime. Les personnes avec qui j’ai discuté m’ont expliqué que c'était redevenu comme avant, voire pire. Il semblerait que certaines personnes aient été vraiment frustrées de ne pas pouvoir faire leur shopping librement ou de ne pas pouvoir se défouler sur quelqu'un dans la journée. Résultat: les client-e-s sont devenu-e-s encore plus désagréables à cause de cette exigence toujours plus délirante des consommateur-rice-s.

Qu’est-ce qui fait que le travail dans le service est plus difficile que les autres?
Il y a une insécurité totale en permanence, dans le sens où l’on ne sait jamais sur quel type de client-e on va tomber. Cela m’est arrivé quand j'étais vendeuse dans un magasin de fast fashion. On pouvait avoir des client-e-s tout à fait adorables, très souriant-e-s, très aimables et tout de suite après, enchaîner avec quelqu'un-e qui venait passer ses nerfs sur les employé-e-s de façon très agressive. Je pense que ce genre de personnes savent très bien qu’on n’a pas les moyens de leur répondre, par peur que cela se retourne contre nous… bref, la plupart des client-e-s désagréables ont conscience qu'ils et elles peuvent se permettre de l'être.

Insécurité permanente. Les mots sont forts!
Oui! Vous n’êtes pas sans savoir que les magasins sont ouverts à toutes et tous. N'importe qui peut entrer. Dans un contexte où le contact humain n’est pas très humain justement, je crois qu’évoquer une forme d’insécurité est parfaitement juste.

Les client-e-s désagréables sont une réalité. Mais il y a aussi celles et ceux qui sont brutaux et brutales. Or, sur le terrain, les vendeuses ne sont pas protégées.

Votre livre s’intitule «À votre service - les travailleurs essentiels qu’on ne voit pas». Pourtant, se sont surtout des travailleuses, non? Pourquoi ne pas avoir choisi le féminin?
J'ai décidé de ne pas féminiser parce qu'il y a quand même aussi énormément d'hommes qui font ces métiers, notamment les livreurs. Je n’avais pas envie de les effacer non plus, cela n'aurait pas été juste. Et puis voilà. Les règles grammaticales étant ce qu'elles sont, nous avons jugé que ce serait un peu compliqué d’adopter l’écriture inclusive.

Comment expliquer que ce sont surtout des femmes qui occupent ces postes?
On le sait bien, la plupart du temps, les femmes recherchent des horaires aménageables. Elles veulent travailler à mi-temps parce qu'elles doivent s'occuper de leurs enfants, par exemple. Ce type de métiers permet d'avoir des emplois du temps un petit peu plus souples. Beaucoup d'études montrent également qu’énormément de métiers ingrats, avec du temps partiel et mal payés, sont occupés par des femmes. La raison est simple: notre société a toujours circonscrit les femmes à ce type de jobs, où elles sont au service des autres, et il en reste ainsi aujourd'hui.

Vous allez même plus loin dans votre ouvrage en expliquant que ces métiers occupés par des femme suscitent certains fantasmes. Les concernées sont donc davantage les cibles de harcèlement, voire pire?
Oui, bien sûr. On connaît toutes et tous le fantasme de l'infirmière ou de la soubrette. Ces femmes-là sont des cibles, justement parce qu’elles sont exposées, à la merci du public. Il m'est déjà arrivé de subir des tentatives de drague très très lourdes dans certains magasins fréquentés par des hommes, qui me faisaient des réflexions et des compliments complètement déplacés. Et le fait que je sois là au quotidien, à leur merci entre guillemets, que je sois censé être à leur service, impliquait que je n'ai pas le droit de répondre, de me défendre, de leur mettre une gifle.

À mon avis, ce statut alimente encore plus le problème. Il n’y a qu’à voir le nombre d'agressions dont peuvent être victimes les femmes de chambre qui, elles, se trouvent dans des situations très compliquées, la chambre étant considérée comme un espace intime. Souvent, elles croisent des hommes qui sortent de la douche, qui ne prennent même pas la peine de passer un peignoir. Rien que cela peut être considéré comme une agression sexuelle. On n’expose pas son corps à une personne qui ne l'a pas demandé.

Les infirmières connaissent le même problème. Certains patients alités se permettent de les toucher, de leur mettre les mains aux fesses… Pareil pour les aides-soignantes.

Je pense que leur exposition au public les rend plus vulnérables, surtout lorsqu’on sait que ces messieurs sont bien conscients qu'elles ne sont pas en mesure de réagir. C’est très malsain.

Pouvez-vous nous raconter quelques anecdotes qui vous ont marquées, de vos expériences personnelles dans le service?
Je me souviens d'une cliente qui m'avait balancé un tas de vêtements à la figure parce qu'elle estimait que ça n'allait pas assez vite. Elle a eu un langage vulgaire, surtout pour son âge. C'était une femme de 60 ans. Le pire, c’est que les gens dans la queue souriaient. Ils et elles trouvaient ça normal… ça les amusait, alors que la cliente s’était montrée absolument odieuse envers moi. Ce genre d’événements arrivaient au minimum une fois tous les deux jours. J’ai aussi assisté à l'agression d’un collègue. Une cliente lui hurlait dessus. Elle lui disait qu'il n’était rien du tout. C'était ahurissant.

Au-delà de ces comportements excessifs, j’imagine qu’il y a également des réflexions peut-être banales, qui restent toutefois problématiques…
Je pense que le classique, qui reste pour le moins extrêmement violent, ce sont ces parents qui disent à leurs enfants devant les caissières: «Travaillez, sinon vous finirez comme elles». On ne se rend pas compte à quel point c'est violent et totalement malpoli. Sans parler du fait que c’est complètement faux, car il y a des personnes qui ont fait des études et qui se retrouvent en caisse…

Et quand bien même elles n'auraient pas fait d'études, est-ce une raison de leur parler comme ça? Je trouve cela complètement aberrant, oser parler ainsi devant les concernées, comme si elles n'existaient pas, comme si elles n'étaient pas des personnes vivantes avec un cerveau, un cœur. C’est probablement l'anecdote la plus violente qu'on ait pu me raconter, et le plus choquant, c’est qu’elle revient très souvent. La preuve que c’est quelque chose de très répandu et totalement banalisé. Je trouve ça absolument ignoble.

Pourtant «le client est roi» quoi qu’il arrive…
Et c'est un problème! Au début, ce que je comprenais par «le client est roi», c'était qu’il fallait tout faire pour le satisfaire. En gros, lui proposer quelque chose dans les limites de notre métier. Mais je n’avais jamais imaginé que le client pouvait être autorisé à me rabaisser. C’est inacceptable. Précisons aussi que les exigences envers le personnel de service sont de plus en plus délirantes, et parfois, elles ne sont pas humainement réalisables!

Il s’agit-là, selon moi, d’une espèce de logique, d’un slogan qu'il est temps de mettre à la poubelle. Il y a des limites. Et nous sommes toutes et tous égaux et égales.
Personne ne devrait être traité-e comme un chien parce que le client est censé être roi. Les rois, on leur coupe la tête!

Malgré la violence dont vous avez été victime ou témoin, est-ce que qu’il y a une expérience à en tirer?
Personnellement, ces expériences m'ont permis de gagner en patience parce qu’il y avait des moments où si je m'étais écoutée, honnêtement, j'aurais mis une gifle aux personnes désagréables. Ça m'a appris à prendre sur moi, à laisser couler certaines émotions, ce qui m'a, je pense, permis d'éviter pas mal de problèmes. Et puis, j'ai aussi rencontré des personnes que je n'aurais pas croisées dans d'autres circonstances. Il se trouve que j'ai eu la chance de faire des études, je suis allée en école privée. Travailler derrière une caisse ou dans une conciergerie m’a permis de me lier d'amitié avec des personnes qui n'étaient pas forcément de mon milieu. J’ai ainsi pu enrichir ma vision de la vie et de la société.

Selon vous, quelles seraient les solutions pour rendre le travail des employé-e-s dans le service plus supportable?
La réponse absolument utopique serait de dire qu’on supprime certains postes tout en proposant un revenu de base qui compenserait le salaire des concerné-e-s. Mais je crois que cette approche n’est pas prête de voir le jour vu l'état de l'Europe en ce moment. Sinon, on pourrait encourager l'empathie. Peut-être qu’il faudrait initier les volontaires à des petits stages pour comprendre comment ça se passe, essayer de faire un peu de communication pour expliquer en quoi consistent ces métiers. Le problème, c'est que la plupart des enseignes ne souhaiteraient pas montrer les côtés négatifs du milieu. Les publicités pour les grandes surfaces montrent systématiquement des employé-e-s hyper souriant-e-s, hyper content-e-s, dynamiques… Alors qu'on sait très bien que la réalité n'est pas très reluisante.

Je préférerais davantage de transparence. Surtout, je pense qu’il faut donner la parole à ces personnes-là parce qu'on ne les entend pas beaucoup… Personne ne leur tend le micro. Et c'est ce que j'ai essayé de faire avec le livre. J'ai essayé d'amplifier leur parole, leurs combats, leurs problèmes. C’est ma petite goutte dans l'océan des choses qu'il faudrait faire pour essayer de leur rendre la vie plus douce.

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