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Aline Boeuf: «On devrait pouvoir s'exprimer librement sur les règles»
Congé menstruel, cup ou culotte de règles, protections hygiéniques gratis… les règles sont de plus en plus discutées. Pourtant, le thème reste tabou malgré les efforts des féministes pour faire avancer la cause. À travers son ouvrage Briser le tabou des règles (Éditions 41) sorti le 28 septembre 2023, la doctorante en sociologie à l'Université de Genève Aline Boeuf a voulu comprendre pourquoi les menstruations n’étaient discutées qu’à demi-mot et comment cela pouvait avoir des conséquences sur la vie des femmes.
FEMINA Comment vous est venue l'idée d'écrire sur les règles?
Aline Boeuf Tout a commencé avec mon mémoire. J'avais en tête de parler des règles et j’en ai discuté avec une camarade de master qui m’a répondu qu’il n’y avait rien à dire. Ça m’a interpellée et j’ai décidé d’aller plus loin. Plus tard, j’ai eu l'occasion de donner une conférence à propos de mon travail. La maison d'édition, Editions 41, l’a entendue on m'a proposé de rédiger un ouvrage à ce sujet. En fait, j'ai trouvé que c'était vraiment une opportunité fantastique de pouvoir creuser les résultats de ma première enquête et de poursuivre avec de nouveaux entretiens, de nouvelles questions et d'autres angles. J’ai aussi pu me permettre une démarche un peu plus militante, chose que, pour des raisons scientifiques, je n'avais pas eu l'occasion de faire dans mon travail académique.
Est-ce que vous avez ressenti une appréhension au moment de vous mettre au travail?
Il faut dire que quand la maison d’édition m’a contactée pour écrire le livre, j’ai d’abord répondu que ce n’était pas la peine, qu’il y avait déjà tellement de livres sur le sujet.
On m’a rétorqué que certes, il y avait pas mal de choses qui sortaient sur ce thème mais qu’au final, dans l’ensemble ça restaient peu en comparaison d’autres thématiques. Et entre nous, si j’avais décidé d’écrire un polar, je ne me serais pas posée la question… Je veux dire, il y a des millions de polars qui sortent chaque année et ce n’est pas un problème.
J’imagine que ça vous a aussi donné l’opportunité de vous connaître un peu plus?
Oui tout à fait. Je veux dire, les règles font partie de mon quotidien. À un moment donné, c'était vraiment quelque chose qui me pesait…
Ah bon?
Oui, j'avais des syndromes prémenstruels qui étaient vraiment compliqués. J'avais des grosses douleurs et des maux de tête. Malgré tout, j’étais partie de l'idée que c'était difficile pour tout le monde, que toutes les personnes menstruées avaient mal, mais qu'on continuait à faire avec. Ce qui n’est pas vrai.
Justement, dans votre ouvrage, vous parlez de diversité des expériences en ce qui concerne les menstruations.
Exact! Ma recherche a bien montré que les menstruations étaient vécues différemment selon les personnes. On a souvent envie de généraliser, histoire de pouvoir concevoir le monde de manière simple. Mais quand on va dans une démarche de compréhension de l'expérience des individus, on se rend bien compte qu'il y a des différences, et c’est là que des points de connexion peuvent se faire pour ainsi créer une solidarité. Et à mon sens, pour avancer, il faut arrêter de vouloir trouver des solutions uniques à des problèmes divers.
Parmi ces diversités des expériences, il y a notamment la notion de douleurs qui est différente selon les personnes.
Oui, et c’est ça que je voulais mettre en avant. Parce que parler de règles n’implique pas de marteler que tout le monde souffre, que tout le monde a de l'endométriose. C'est plutôt de dire qu'il y a des personnes qui ont la chance de ne pas être impactées par leur situation et d'autres qui, à certaines périodes de leur vie, ont plus de problèmes, mais arrivent à les gérer si on leur offre la possibilité. Sans oublier qu’il existe aussi des personnes qui ont besoin d'un accompagnement médical important parce qu' il y a des pathologies sous-jacentes qui ont un impact sur leur santé physique, mentale, sur leurs liens sociaux, sur leurs opportunités de progression et d'intégration sociale ou professionnelle…
D’ailleurs, la question principale de votre ouvrage tourne autour du congé menstruel.
Exactement. Et il y a trois ans, au moment de commencer mes recherches, personne ne connaissait le concept.
Les personnes interrogées n’en n'avaient jamais entendu parler?
Non. C'était vraiment un sujet de niche. Les réactions ont commencé à changer après la votation espagnole pour mettre en place un congé menstruel pour les femmes souffrant de règles douloureuses. C’était au début de l’année 2023. Les gens en avaient enfin entendu parler, mais ça a quand même suscité quelques questionnements du genre: «C'est génial, mais qu'est- ce qui va se passer après? Qui va oser prendre son congé menstruel?...»
Si je comprends bien, certaines personnes y voyaient un côté pervers, voire néfaste pour leur carrière…
Oui, c'est frustrant. Mais en fait, j'ai l'impression qu'il y a 10 ou 20 ans, on se disait la même chose à propos de la maternité. Les femmes avaient peur pour leur carrière. Maintenant, ou depuis les cinq ou six dernières années plus précisément, si un employeur se permet de poser la question: «Est-ce que vous avez pour projet de tomber enceinte pendant les années à venir?», le tout en plein entretien d'embauche, ça ne passe pas. On nous a assez répété que c'était interdit, que c'était illégal, que ça ne se faisait pas.
Tout est donc une question de temps, selon vous?
Oui, exactement. Il y a des temps psychologiques, il y a des temps sociétaux. Et pour moi, là, c'est en train de bouger.
Et puis, si on posait la question à une personne en entretien: «Est-ce que vous avez des règles douloureuses, histoire de savoir quand vous allez travailler ou pas», ce ne sera pas OK
Les réactions de certaines femmes qui avaient peur pour leur carrière vous ont-elles étonnées?
Ça ne m'a pas étonnée. Ça m'a rendue triste de constater qu’on pouvait voir son propre corps comme une limite. Mais ce n’est pas notre corps le problème. Le vrai souci selon moi, c’est le manque de solidarité de la part du système. Le congé mensuel représente donc un pas vers les personnes menstruées, une façon de leur dire: «Ce n’est pas de votre faute si vous avez des douleurs».
La société tient donc les femmes pour responsables de leurs maux d’après vous?
Eh bien dans certains cas, ce qu’on fait comprendre aux personnes menstruées, c’est que si leur douleur ne leur permet pas d’être productives, c’est de leur faute. Et que si elles n’arrivent pas à «gérer», elles n’ont qu’à prendre un antidouleur, serrer les dents…
La Suisse verra-t-elle voir naître un jour un congé mensuel sur son sol malgré tout?
C'est une question à laquelle j'ai de la peine à répondre, pour plusieurs raisons, notamment l'aspect fédéral de la Suisse. De plus, est-ce qu'il ne va pas y avoir des refus aussi liés aux cultures différentes en fonction des cantons, des régions?
C'est-à-dire?
Quand il y a des mesures en faveur des droits sociaux pour les femmes ou pour les minorités de genre, généralement, dans les mois qui suivent, il y a des effets boomerang. C’est ce qu'on voit en Italie ou en Espagne, où il y a quand même une montée de la droite après de nombreuses mesures à gauche. J'ai peur, pour des questions de calendrier, de temporalité, que les choses n'avancent pas…
Si je vous suis, le congé menstruel est une solution mais pourrait aussi induire des problèmes pour les femmes…
En fait, j’ai peur qu’en faisant un pas en avant, on en fasse trois en arrière. J'ai l'impression qu'en fait, ce qu'il faudrait pour envisager un congé mensuel, c'est poursuivre les discussions, poursuivre les échanges, les actions… qui permettraient ensuite de préparer le débat.
Mais sur les réseaux sociaux, les règles sont déjà beaucoup discutées et donc moins taboues que «dans la vraie vie».
Oui. Mais notons qu’il y a un aspect privé-public assez flou. On n'est pas face à un public direct. Les personnes qui font des vidéos peuvent aussi contrôler ce qu'elles disent. C’est donc peut-être aussi plus facile de parler de règles sur ces plateformes. Surtout, il y a selon moi deux types de comptes à distinguer: les comptes militants qui sont engagés dans certaines causes et qui sont prêts à prendre des risques d’appel à la haine assez forts dans leurs commentaires… Et les comptes qui font davantage de promotion de produits. La dimension commerciale me paraît importante puisqu’elle motive la prise de parole plutôt dans un but lucratif. Il n'empêche que ces personnes qui font la pub pour des culottes de règles peuvent avoir une motivation féministe, bien sûr.
Résumons: Nous n’avons pas de congé menstruel en Suisse, le système nous pousse à penser qu’il s’agit d’un problème d’ordre privé que l’on doit gérer seules, les règles, elles sont encore trop peu discutées Doit-on comprendre qu'en 2023, tout le monde se moque des règles?
Oui et c'est un peu malheureux. Mais il me paraît important d’apporter une nuance ici. Je pense qu’il faut donner le pouvoir aux personnes de s'exprimer librement et de ne pas les faire taire quand elles ont besoin de débattre de ces questions-là.
Sans oublier qu’il faudrait montrer aux personnes qui ont envie de s'intéresser à la question qu'on va leur donner les moyens d’aller plus loin. Et là, je pense aux scientifiques et aux professionnels de santé. En espérant qu'ensuite, ça découle sur l'ensemble des hommes.
Selon vous, quel est le rôle des hommes dans la question liée aux règles?
Je concentrerai ma réponse sur les hommes cis, n’ayant donc pas de menstruations. Ils bénéficient dans notre société de certains privilèges, issus des rapports sociaux de genre discriminant les femmes cis et les minorités de genre. Le rôle des hommes cis serait à mes yeux de réellement incarner le statut d’allié. Je souhaiterais qu’ils s’informent, qu’ils fassent preuve d’empathie et de curiosité concernant les spécificités liées au cycle menstruel, tout en cherchant à éviter les généralités.
Ne pas concevoir «la femme» mais bien «les femmes», groupe social partageant certes des éléments communs mais dont chaque membre vit son expérience propre. J’aimerais également qu’ils n’aient pas peur que des avancées sociales en faveur des femmes et des personnes menstruées ne viennent piétiner les platebandes de leurs privilèges.
Un monde idéal, ça ressemblerait à quoi?
Dans un monde idéal pour les personnes menstruées, les règles seraient devenues un événement physiologique intégré aux routines et aux rythmes communs, comme le sommeil, imaginons. Le congé menstruel serait intégré en cas de besoin. Les personnes auraient une facilité à consulter des professionnels de santé en cas d’inconfort, de douleurs ou de dérèglements. Lors de pathologies, les réponses qui leur seraient proposées seraient variées et adaptées à leur situation. Nous aurions toutes et tous une connaissance des facteurs augmentant les risques de troubles menstruels et des leviers pour les apaiser. Les infrastructures dans l’espace public faciliteraient la gestion du sang. Les protections périodiques auraient des compositions saines, sans risque pour la santé.
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