Langage
Le mot, un univers en expansion
Bistronomie, blogosphère, locavorisme, googliser, divulgâcher, grossophobie, millennials, émoticônes, sentience… Nouveaux et originaux, pris dans d’autres langues ou ressortis des tiroirs (et parfois pourvus d’un autre sens), des myriades de mots ne cessent d’enrichir le vocabulaire courant – comme le souligne le linguiste et historien de la langue Bernard Cerquiglini.
Membre de la commission qui choisit les nouvelles entrées dans le Petit Larousse, il explique: «Faute de place, seuls 150 termes sont intégrés annuellement dans le dictionnaire. Mais on estime qu’il s’en crée quelque 20 000 par an.» Parmi lesquels on recense une prolifération d’anglicismes. A ce propos, le linguiste et maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne Christian Surcouf relève: «Je n’ai pas de chiffres précis mais on le constate en effet – notamment dans l’économie, l’administration, les médias et l’informatique.»
Il précise: «C’est évidemment dû au fait que la société et les modèles économiques, technologiques, scientifiques voire artistiques américains sont extrêmement dominants.
Ce qui a pour conséquence une déferlante d’appellations, de noms communs ou d’acronymes made in USA. Parfois bruts (smartphone, buzz, selfie, CEO, HR, etc.), parfois francisés (véganisme, antispécisme).
Et Christian Surcouf d’ajouter: «Quand on invente un objet ou un concept, on a volontiers tendance à le nommer en anglais.» Histoire de le commercialiser (ou de le rendre compréhensible) partout dans le monde et, en même temps, de le parer des qualités que l’inconscient collectif attribue aux américaneries. Pour contrer l’invasion, des irréductibles se déchaînent et «fabriquent» des équivalents francophones «avec une belle inventivité», sourit la linguiste et enseignante-chercheuse à l’UNIL Camille Vorger.
Un avis que partage Bernard Cerquiglini: «Il y a 10-15 ans, on ne parlait que de software, de kidult et de mail. Aujourd’hui, logiciel, adulescent et courriel sont d’usage courant!»
Résultat? Un lexique en constante expansion qui, tel un sismographe, indique les soubresauts de la société occidentale. Car comme le disent les experts en linguistique:
Antispécisme ou l’espoir citoyen
Formalisé dans les années 1970 aux Etats-Unis, le courant de pensée antispéciste considère que l’espèce à laquelle appartient un être n’est pas un critère valable pour décider de la manière dont on doit le traiter. En gros, dans l’antispécisme, il n’y a pas de différence entre un humain et un animal.
«Ce mot, tout comme sentience, répond à une forme de bienveillance à l’égard des animaux que l’on sent poindre et se diffuser largement», signale Bernard Cerquiglini. Qui estime que l’essor de ce vocable depuis 5 ou 6 ans est à mettre en parallèle avec l’envol du véganisme, du locavorisme: «Ces termes – et ce qu’ils recouvrent au niveau des comportements qu’ils impliquent – sont une espèce de double réaction contre la malbouffe et les problèmes environnementaux. Ils traduisent un désir de vivre autrement et montrent clairement une sorte de prise en main citoyenne.» Une réponse au consumérisme ambiant, en quelque sorte.
Bistronomie ou l’art de (bien) vivre
Apparue dans les années 1990 mais popularisée vers 2005, la bistronomie, fusion-contraction de bistrot et de gastronomie, définit des établissements qui servent de la grande cuisine à prix non excessifs. Les chefs bistronomes misent sur des produits frais, de saison, de haute qualité et locaux autant que possible.
A noter que bon nombre de ces maîtres queux proposent aussi des mets veggie (parfaits pour les végétariens) ou sans gluten. De par le soin qu’ils apportent au visuel de leurs menus, ils sont aussi très appréciés des amateurs de foodporn. Autrement dit: leurs plats sont régulièrement pris en photos, lesquelles sont postées sur les réseaux sociaux. Amusé, Bernard Cerquiglini relève que même si d’autres domaines de l’art de vivre ont créé des mots, tels les désormais classiques Do it Yourself, spa ou cocooning, celui qui touche à l’alimentation reste un champion toutes catégories!
Bore out ou quand le travail rend malade
Tristement présents dans le langage actuel, les noms de maladies liées au travail, dont bore out ou burn-out, sont représentatifs «des nombreuses inquiétudes liées aux conditions salariales, horaires ou managériales», précise Bernard Cerquiglini. Parmi les autres mots reflétant ces appréhensions, on peut aussi citer slasheur (personne qui cumule plusieurs emplois pour pouvoir tourner financièrement), badging (une manière détournée de pointer), ubérisation ou bureaux paysagers – vocables auxquels répondent toutefois plus positivement cotravail (une organisation s’appuyant sur une vision du travail collaboratif ) ou flexibilité et télétravail.
Cryptomonnaie ou la société techno
La monnaie virtuelle, populaire depuis une petite dizaine d’années, est symbolique de l’influence des nouvelles technologies sur la vie des gens. Ce terme fait partie de ce que Camille Vorger appelle le technolecte (soit, en l’occurrence, le langage informatique et technique) qui, dit-elle, a permis de voir fleurir des dizaines de mots et d’expressions – de smartphone à gamer, en passant par clic, émoticônes, tweeter ou blogosphère. Elle précise: «Tous les vocables propres à ce champ-là se diffusent facilement dans la société et les milieux de l’entreprise, notamment parce qu’ils expriment des idées ou des concepts de manière efficace et concise, tout en permettant de rendre saillant un mot particulier.» Elle précise:
Cyberharcèlement ou panique en ligne
Courriels d’insultes, commentaires odieux, body-shaming, voire revenge-porn, le cyberharcèlement (ou malveillance numérique) fait partie du grand cercle des vocables reflétant les angoisses 2.0 qui inondent la Toile. Parmi celles-ci: les attentats terroristes (djihadistes ou loups solitaires), les piratages informatiques (cyberattaques, harponnage, etc…), les trafics honteux qui se monnaient sur le Darknet, les avertissements alarmistes des complotistes, conspirationnistes, survivalistes ou des collapsologues… Comment contrer cette morosité ambiante? En s’offrant une cure de détox digitale, en se lançant dans la méditation de pleine conscience ou le Shirin Yoku (bains de forêt), en suivant les conseils des gourous du hygge, du lagom ou de l’ikigai (différentes visions du bien-être). Le tout en évitant bien sûr de remplacer ses addictions numériques par une plongée dans des fictions dystopiques à la «Hunger Games»...
Ecoresponsable ou le retour à la nature
Réchauffement climatique, rapports alarmistes des experts du GIEC, extinctions de masse… Les préoccupations et enjeux environnementaux nécessitent de nouveaux comportements, aujourd’hui traduits en mots, expliquent Bernard Cerquiglini et Camille Vorger. Sont ainsi apparus une kyrielle de vocables formés à partir du préfixe éco – tels écoresponsable, écocompatible, écotourisme, écoquartiers, écotaxe, etc. Pour la linguiste, cette profusion exprime non seulement une volonté de changer les choses mais aussi
Streaming ou l’ère du cocooning
Quelles qu’en soient les raisons fondamentales, le fait est que, depuis quelques années, les millenials (nés grosso modo entre 1980 et l’an 2000) et leurs parents se retrouvent sur une passion commune: la soirée cocooning à binge-watcher des séries qu’il s’agit de ne pas divulgâcher. Que ce soit sur des canaux officiels (Netflix, Hulu, HBO, Canal+, etc.) ou en streaming (visionnement en ligne, de manière plus ou moins légale), des milliers de gens passent ainsi des heures collés devant leur écran. Alternative à cette orgie feuilletonesque, du moins pour les adulescents: Fortnite, Minecraft et autres jeux en ligne ou, à l’occasion de conventions, des sorties cosplay – désormais francisé en costumade.
«En fait», «genre» et autres tics
Après nickel et de ouf, la tendance est aux du coup, typiquement, en fait, juste, trop (mimi, joli, etc.), genre, pire (bien, bon…), monstre (beau, sympa…), de base, au final, parce que voilà ou donc, voilà. Entre autres. Dans quelque temps – ils ont une durée de vie de 2 à 3 ans, note Bernard Cerquiglini –, ils seront remplacés par d’autres expressions. Pourquoi et comment ces tics verbaux apparaissent-ils, se répandent-ils avec l’efficacité d’un virus grippal avant de disparaître?
A priori, selon les experts en linguistique, leur pullulement (comme leur disparition) est d’abord une affaire de mimétisme. Tout en précisant que si certains mots touchent «toutes les classes, tous les niveaux de langue et toutes les générations», d’autres sont plus ciblés et marquent une appartenance à un groupe spécifique, ne serait-ce que générationnel («on entend assez peu les grands-mères dire genre ou trop»),
Christian Surcouf explique que ce phénomène de copiage se joue de différentes manières:
Il précise: «Quand deux interlocuteurs discutent et que l’un des deux utilise beaucoup un mot, genre, par exemple, on constate qu’au fil de la conversation, celui qui ne le disait pas se met à l’employer! C’est notre capacité d’humain depuis qu’on est tout petit: on entend, on imite, on s’adapte à l’autre.» Bernard Cerquiglini abonde: «La langue est un phénomène social et agit comme un marqueur d’exclusion ou d’inclusion, on se reconnaît par des tics partagés.»
Camille Vorger ajoute: «Par cet effet de mimétisme, des tics de langage vont se répandre dans une communauté X ou Y. Pour créer une espèce de connivence avec cette tribu, les médias et les réseaux sociaux vont récupérer et s’approprier sa manière de s’exprimer, qui va alors être reprise par d’autres gens dans d’autres groupes et cela fait boule de neige!» Certes. Mais qui est le «patient zéro», celui par qui le tic arrive?
Même s’ils soupçonnent l’impact des médias, des personnalités médiatiques, de la pub ou des dialogues dans des œuvres de fiction, les spécialistes estiment difficile, voire impossible, de trouver avec certitude la source première. A ce propos, Christian Surcouf cite une recherche baptisée Dylnet, dirigée par la linguiste Aurélie Nardy à Grenoble: «Des enfants en interaction les uns avec les autres sont enregistrés à l’école enfantine. Le but est, entre autres, d’essayer de déterminer les réseaux d’influence, pour voir s’il y a des influenceurs au sein de ces groupes de petits. Pour l’instant, l’étude n’est pas terminée mais elle permettra d’avoir des idées pour savoir comment certains enfants ou locuteurs finissent par influer sur d’autres!»
Et comprendre cette mécanique est utile: pour échapper à ces mots répétitifs quand ils nous agacent. Ou pour les utiliser à bon escient, car ils peuvent être de précieux outils. Pour Camille Vorger, les tics diffusés par les médias ou sur les réseaux servent «à donner du corps à la communication. Ils ont ce qu’on appelle aussi une fonction phatique – c’est-à-dire une fonction de maintien du contact. C’est une manière de dire à l’autre: est-ce que tu es bien là et est-ce que tu m’entends?»
Elle reprend: «Dans les discours politiques, ils peuvent aussi avoir une fonction de connivence, pour montrer à ses auditeurs que l’on parle le même langage.»
Quant à Christian Surcouf, il ajoute: «On pense en temps réel, et pour parler, on a quand même besoin d’un peu de réflexion. Or, selon où ils sont placés quand on s’exprime, tous les petits mots comme heu… du coup, et puis, et pis, en fait, permettent également de réfléchir… et de conserver son tour de parole. Donc ces tics ne sont pas tous anodins mais peuvent être un outil de conversation!» Du coup…