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La carotte, prochain interdit alimentaire
Le chou-fleur crie. Mais comme Sigourney Weaver dans la saga Alien, personne ne l’entend. Car ce légume d’ici, quand il est attaqué par des chenilles, émet un véritable SOS chimique, destiné à rameuter un type de guêpes qui viendra pondre des œufs dans lesdites chenilles, le sauvant par là même. Un genre d’instinct de survie, donc.
C’est que nos amies les plantes ont bien plus de ressources qu’on ne le pensait. C’est désormais scientifiquement prouvé: elles dorment, transpirent, communiquent avec certains animaux, voyagent, reconnaissent des couleurs. De là à dire qu’elles sont intelligentes et qu’elles pourraient éventuellement ressentir la douleur, il n’y a qu’un pas. Que certains ont déjà franchi. On parle d’éthique végétale, et des scientifiques tout ce qu’il y a de plus sérieux ont commencé à s’atteler à la tâche. On aurait carrément détecté dans les racines des signaux identiques à ceux émis par les neurones de cerveaux animaux, c’est dire.
La souffrance de l’estragon
D’où une question existentielle: si, demain, on découvrait que les carottes subissent le martyre quand on les arrache du sol ou que nos herbes aromatiques, cultivées dans un petit bac sur le comptoir de la cuisine, angoissent à l’idée d’être jetées vives dans le wok, aura-t-on encore le cœur d’en manger? «Les plantes perçoivent les agressions, mais vraisemblablement pas de la même manière que nous, précise d’emblée Marc Giraud, naturaliste et chroniqueur radio. Le fait qu’elles aient ou non des récepteurs de la douleur est encore discuté, mais les frontières entre le monde animal et végétal ne sont plus aussi franches qu’avant.»
Pour l’auteur de Fleurs et arbres en bord de chemin (un titre mal trouvé pour un bouquin fort instructif), les plantes ne sont rien d’autres que des animaux qui se meuvent très lentement. «On rappelle toujours que nous avons 99% de gênes en commun avec le chimpanzé, mais nous en avons 50% en commun avec la banane!» Radical pour nous faire voir fruits et légumes autrement. Avec compassion, presque.
Des animaux et des sentiments
Il faut dire que l’on part de loin. Il n’y a pas si longtemps, les médecins étaient par exemple persuadés que les bébés ne ressentaient pas la douleur: «Cette prise de conscience s’est faite petit à petit. Il y a eu par la suite la révélation de cette fameuse sentience animale, ce mélange de conscience et de sentiment. Et nous sommes aujourd’hui en train de découvrir que nous avons aussi, peut-être, un devoir envers les plantes, que l’on massacre autant que les animaux», poursuit Marc Giraud.
Mais si les plantes souffrent, il faudra tout de même bien manger quelque chose, histoire d’avoir un truc dans le ventre. Parole de végétalienne, «en attendant que l’on nous apporte des preuves de la souffrance des plantes, minimisons déjà notre impact global, tout en continuant à nous nourrir, estime Andonia Dimitrijevic, directrice des Editions L’Age d’Homme et végane militante. On ne va tout de même pas aller jusqu’au respirantisme [ndlr: courant sectaire qui promeut une alimentation à base d’air uniquement]!»
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Ethique végétale
Reste que si beaucoup imaginent l’éthique végétale – ou plus simplement l’intelligence (in)soupçonnée des plantes – comme une dérive jusqu’à l’absurde de notre orthorexie, elle est en réalité souvent utilisée contre les végétariens et végétaliens. Dans le genre «T’es végé? Mais qu’est-ce qu’elles t’ont fait les plantes?» En gros, si les plantes sont capables de souffrir, alors les véganes sont également coupables de faire du mal par leur alimentation.
CQFD? Frédéric Côté-Boudreau, doctorant en philosophie et spécialiste de l’éthique animale, a de la peine avec ce raisonnement. «Il faut se pencher sur les alternatives, et le véganisme demeure l’option la moins violente d’entre toutes.» Et de citer deux papes de l’éthique végétale, Matthew Hall et Michael Marder. «Ils croient tous deux fermement que les plantes sont des êtres intelligents et que nous avons des obligations envers elles individuellement, mais ils ne sautent pas pour autant à la conclusion qu’il est immoral en tout temps de manger des plantes.» Par contre, précise-t-il, l’agriculture industrielle et le développement d’OGM sont, avec ce raisonnement, fermement condamnés.
Le tubercule ne passera pas par moi
Une bonne nouvelle tout de même au milieu de ces questionnements métaphysiques: il y a une hiérarchie au sein de l’éthique végétale. On pourra ainsi sans culpabiliser savourer une salade de tomates, car le plant n’est pas mort pour nous fournir le fruit. «La tomate veut être cueillie, elle est rouge, voyante, pour attirer les animaux, afin de pouvoir se disséminer», énonce Marc Giraud. Pareil pour une pomme ou une courge (ouf, un légume de saison). La consommation de pommes de terre ou de raves deviendra, elle, plus discutable, puisque c’est toute la plante qui doit être arrachée pour récolter le précieux tubercule ou la succulente racine.
Un régime différencié trop compliqué à mettre en place? Il existe pourtant déjà une communauté qui pratique cette alimentation dite non violente: les adeptes du jaïnisme. Et notre pauvre carotte alors? L’anthropologue Claude Lévi-Strauss, qui avait le sens de la formule, proclamait il y a déjà un demi-siècle qu’«il ne suffit pas qu’un aliment soit bon à manger, encore faut-il qu’il soit bon à penser». Un choix individuel, donc. Et, peut-être avant tout, une question de priorité.
Les jaïns et l’alimentation non-violente
Le jaïnisme s’est développé en Inde plus ou moins en même temps que le bouddhisme. L’un des préceptes clés (on parle de vœux) de cette religion: la non-violence, ou ahimsa. Une non-violence qui va jusqu’à l’alimentation. Pas de vin, pas d’œufs, pas de viande, mais pas non plus de légumes-racines, de tubercules (ail, oignon) ni de bulbes (pommes de terre). Car en arrachant ces aliments de la terre, on risque de tuer des microorganismes présents dans le sol. Et que même une gousse d’ail mérite notre commisération. Les moines jaïns se déplacent d’ailleurs avec un petit balai (en plumes de paon) afin d’écarter les insectes de leur chemin pour ne pas les écraser.
Eric Birlouez, agronome, sociologue de l’alimentation
Sans viande, sans lactose, sans gluten, maintenant sans légumes racines… Pourquoi existe-t-il autant de régimes «sans»?
Il y a de multiples motivations derrière la vogue des régimes sans. L’une d’elles réside selon moi dans le fait que lorsque l’alimentation moderne fait peur, à tort ou à raison, un moyen d’atténuer cette peur est de désigner un aliment qui jouera le rôle de bouc émissaire. Si on cesse de manger cet ingrédient, on se sent forcément mieux: c’est l’effet nocebo (en dehors, bien sûr, des cas médicaux d’intolérance ou d’allergie avérés). Parmi les autres raisons de ces régimes particuliers, il y a la volonté d’affirmation de soi via l’alimentation, le désir d’appartenir à une communauté, le souhait de distinction sociale (j’appartiens à une élite sociale qui, elle, sait ce qui est bon et sain), le rôle amplificateur d’internet et des réseaux sociaux, l’influence de certains people, etc.
Y a-t-il déjà eu dans l’histoire des sociétés qui ont adopté un régime alimentaire «extrême»?
Oui, cela existait mais, à la différence d’aujourd’hui, ce n’était pas le plus souvent le résultat de choix individuels mais de choix collectifs, imposés par l’appartenance à un groupe social ou à une religion: on peut citer les Jaïns, on pourrait aussi penser aux brahmanes dans l’hindouisme qui (presque toujours) sont végétariens. Idem pour les moines et certains laïcs pieux dans le bouddhisme. Dans la Grèce antique, certains philosophes avaient fait le choix individuel de renoncer à la viande, comme Pythagore.
Et si, demain, on découvrait que carotte et chou souffrent, quelle posture adopter?
Si intelligence du chou ou de la carotte il y a, il est évident qu’elle est ou serait d’une nature totalement différente de l’intelligence humaine ou des animaux dits supérieurs. Par ailleurs, si le fait que les plantes communiquent entre elles et qu’elles s’adaptent à leur environnement est aujourd’hui scientifiquement démontré, le fait qu’elles souffrent ne semble pas l’être. Aller vers une agriculture plus raisonnée, moins industrielle est sans doute une nécessité pour la préservation de la planète et de la santé humaine, sans qu’il y ait besoin de justifier cette orientation par le refus d’une exploitation des légumes.