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C’était dans le métro lausannois. Trois jeunes filles, très apprêtées, très maquillées, tenues BCBG façon ado, avec au coude des sacs à main pseudo-griffés débordant de classeurs de cours. Elles avaient moins de 20 ans. «J’te jure, mec, j’savais trop pas comment lui répondre, mec!» dit l’une en s’adressant aux deux autres, à propos d’un examen oral qu’elle pensait avoir raté. On a beau savoir que la langue est une matière souple que s’approprie chaque génération, on s’irrite peut-être, du moins l’on s’étonne, d’entendre ces petites bouches maculées de rouge à lèvres s’apostropher comme des camionneurs, des charretiers ou… juste des garçons.

Au-delà du tic de langage, les filles d’aujourd’hui conçoivent-elles réellement leurs consœurs comme des «mecs»? Faut-il y voir le révélateur d’une tendance plus profonde, comme la déconnexion progressive des mots d’avec le réel, la tendance à des genres indifférenciés ou, carrément, un phénomène de virilisation des jeunes filles?

Avant de répondre à ces questions, commençons peut-être par le début: c’est quoi, au juste, un mec? A l’origine – qui se situe dans la deuxième moitié du XIXe siècle – le mec est l’amant en titre d’une prostituée. Un souteneur, un proxénète, un maquereau. Du moins, c’est un homme costaud et énergique. Par analogie, «mec» a fini par désigner un homme qui détient le pouvoir, une figure dominante, un mâle alpha. Mais qui s’en souvient? Sûrement pas les adolescentes précitées. Et encore moins les petits garçons qui se courent après au square en criant: «Tu m’attraperas pas, mec!» Tel spécimen de 5 ans, dans un élan d’affection mal maîtrisé, en est même arrivé un jour à s’écrier: «Toi, maman, t’es un vrai mec!»

Dans le sillage des séries US

Devenu synonyme de copain, de pote, mais aussi utilisé comme apostrophe universelle dans le sillage direct du phrasé américain, «mec» est notre unique équivalent de «man», «buddy», «dude», ou «guys». C’est pourquoi on ne s’avancerait guère en affirmant que le suremploi contemporain de ce mot est largement imputable au doublage français de la production télévisuelle US.

Dès lors, sous prétexte que l’expression s’est totalement banalisée, et aussi parce que, dans la langue de George Washington, «guys» est devenu pratiquement sexuellement neutre, nous serions aujourd’hui, toutes et tous, des mecs en puissance. Autant pour l’égalité des sexes? Encore faut-il comprendre à quel prix. «Cette manière d’interpeller signe une certaine brutalité, explique la linguiste lausannoise Stéphanie Pahud. On force l’attention du partenaire de l’échange. Cette apostrophe ne dit presque rien de la personne qu’elle vise. Très générale, elle interpelle plus qu’elle ne décrit: étiquette de sexe à l’origine, elle est devenue étiquette de milieu socioculturel, indifféremment adressée aux deux sexes. Elle renseigne en revanche sur la personne qui l’emploie, qui s’affirme dans un registre viril-branché qu’elle se représente comme valorisant.» Oui, Madame, parfaitement. Aux yeux d’un(e) jeune, vous aussi, désormais, vous pourriez être un mec.

Un tic verbal

Plus encore, la linguiste va jusqu’à lire dans ce nouvel emploi unisexe «le signe d’une sortie progressive – certes partielle et lente – de la binarité stricte homme/femme.» Vraiment?

Abdelkarim Tengour, lui, est informaticien en région parisienne. Il est l’initiateur du «Dictionnaire de la zone» (Ed. de l’Opportun, 2013), projet lexicographique mené en autodidacte et qui lui donne aujourd’hui dix-sept ans de recul sur le parler des banlieues. «Je ne suis pas sociologue», précise-t-il. Avant de donner son opinion sur l’usage non genré du mot mec: «Pour moi, c’est vraiment un tic verbal. Un peu comme, dans les années 1980, l’emploi du mot «genre» qui ponctuait chaque phrase. Mais je dirais quand même qu’on assiste en France, depuis les années 1990, à une certaine masculinisation des jeunes filles issues des banlieues, voire à une asexualisation, notamment dans le port généralisé du survêtement (mode sportswear) et du jean. Selon moi, ce comportement est dû au fait que celle qui affiche trop sa féminité dans ce milieu peut très vite être taxée de «salope» par les jeunes garçons qui voient en elle une fille facile.» Autrement dit, l’emploi universel de «mec» serait au langage ce que la généralisation des hoodies est au vêtement.

Bien entendu, la vie des banlieues françaises a ses particularités éloignées à la fois des réalités suisses et du quotidien des «jeunes en général». Mais ce point de vue éclaire tout de même sur l’environnement spécifique d’où provient l’essentiel du parler jeune. Une langue qui, comme tout argot, est pleine d’un machisme ordinaire, dans laquelle les violences et la domination masculine semblent non seulement intériorisées, mais aussi valorisées. Or, «les jeunes qui parlent cette langue se moquent complètement de l’origine des mots qu’ils utilisent», commente David Kuhn, coauteur de «J’ai le seum» (Ed. Ipanema, 2016), guide à l’usage des «parents qui souhaitent communiquer avec leurs ados».

Elle «s’en balec» grave

Ce livre, il l’a écrit avec Violette Duplessier, jeune fille de 15 ans «issue d’un milieu très éduqué» et qui manie pourtant le parler jeune jusqu’à se rendre parfaitement incompréhensible aux adultes de son entourage. Lui arrive-t-il, à elle aussi, de prendre ses consœurs pour des mecs? «Je ne l’ai pas remarqué», indique David Kuhn. En revanche, Violette n’hésite jamais à dire qu’elle «s’en balec» (elle s’en bat les testicules, donc), pour exprimer son indifférence. «Le parler jeune est utilisé de la même façon par les garçons et les filles, ces dernières ne se privant d’aucune de ces expressions. Ce langage est parfaitement unisexe.» Un constat que corrobore Pascal Singy, professeur de sociolinguistique à l’Université de Lausanne et auteur quant à lui d’une étude sur le parler jeune en Suisse romande: «Dans les pratiques déclarées, garçons et filles, tous milieux sociaux confondus, disent utiliser ce langage, à des degrés divers. Mais ils estiment aussi que chez les garçons, cet usage est plus intensif: ils se servent davantage de termes vulgaires ou injurieux. Pourquoi? Parce que les garçons ne voudraient pas d’une fille qui s’exprime comme un mec – sous-entendu, grossièrement.»


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Autrement dit, même si elles choisissent de s’exprimer comme des mecs, jusqu’à revendiquer entre elles d’en être, les adolescentes ont une conscience floue des normes sociales qui imprègnent le langage. Pour Stéphanie Pahud, «le parler de la rue, manié d’abord par les hommes, est un marquage de pouvoir, une affirmation identitaire. Les femmes peuvent donc chercher à l’emprunter pour gagner en puissance et en autonomie. D’un autre côté, de nombreuses études sociolinguistiques ont montré que les femmes tendent à préférer les registres plus prestigieux, gages supposés d’une ascension sociale. Ainsi, elles peuvent se trouver prises dans une aspiration paradoxale: se distinguer des hommes, entre autres pour se soustraire à leur domination, tout en adoptant certaines de leurs pratiques, notamment langagières, pour obtenir une forme de reconnaissance.»

Résumons. D’un côté, les filles sont bien des mecs comme les autres. Quel que soit leur milieu socioculturel d’origine, elles s’autorisent à s’adresser aux uns, aux unes et aux autres, par-delà les genres, en traitant tout le monde de mec. C’est une manière de s’affirmer ou de se protéger, du moins de se positionner dans sa génération et de signaler peu ou prou qu’elle s’en balec, des genres.

D’un autre côté, les filles ne sont pas tout à fait des mecs comme les autres, puisque, dès l’adolescence, elles se conforment aux attentes sociales en autorégulant le degré d’insanités qu’elles profèrent. Notamment pour plaire aux garçons. Etant entendu, et admis de toutes et tous, que la véritable grossièreté (sexiste, violente et injurieuse) reste le privilège exclusif de ces derniers. Est-ce normal? Oui. Le jeune est plein de paradoxes.

«Les adolescents sont en transition sociale, rappelle Pascal Singy. A cet âge, ils investissent beaucoup dans le symbolique, en particulier au niveau du langage et des vêtements. Le parler jeune a une fonction ludique, et aussi identitaire. C’est une manière de se démarquer des adultes, mais aussi des enfants, et de certains pairs.» En adoptant une langue commune, on crée de la connivence. En mettant tout le monde à la même enseigne, on la renforce. Loin de toute considération étymologique, ou même esthétique, «mec» s’est imposé comme l’étiquette universelle d’un entre-soi. Signe, peut-être, que le combat pour l’égalité des sexes dans le langage ne saurait se jouer qu’en territoire masculin. Ne vous déplaise.

Témoignage

«T’est sérieux mec?», Véronique (nom connu de la rédaction), enseignante.

«La première fois que j’ai remarqué cela, c’était à Crissier. J’enseignais dans une classe de 10e année, avec des élèves de 14 ans. J’entendais les filles s’interpeller en se disant: «Vas-y, mec», «t’es sérieux, mec!?» ou «passe-moi ton classeur, mec». La première chose que j’ai pensé, c’est qu’elles n’accordaient pas non plus le «sérieux». Est-ce qu’il aurait fallu qu’elles disent: «T’es sérieuse, mec?». Je n’en sais rien. Toujours est-il que ce phénomène m’a laissée songeuse. Quand je pense aux efforts que l’on fait, dans certains milieux, pour utiliser un langage épicène et féminiser autant que possible le français… C’est vertigineux de constater que ces jeunes femmes-là sont à des années-lumière de telles préoccupations. Pour autant, je ne pense pas que les filles d’aujourd’hui soient en train de se masculiniser. Bien sûr, il y en a beaucoup qui viennent en classe avec de gros bas de training et des pulls informes que même des garçons ne porteraient pas – c’était d’ailleurs le cas des filles dont je viens de parler. Mais, dans ces classes, il y en avait aussi qui étaient très maquillées, portaient des vêtements ultramoulants et des tops ouverts sur leur soutien-gorge. Celles-là aussi s’appelaient «mec.»

De l’argot et des femmes

Nombre d’expressions aujourd’hui couramment utilisées par des femmes sont issues de l’argot. Une langue qui, à l’origine, a été pensée exclusivement par et pour des individus de sexe masculin.

Balec Comme beaucoup d’expressions «jeunes», balec est un raccourci. De «on s’en bat les couilles», donc. Très en vogue, le terme sert à exprimer l’indifférence. Ainsi dans: «– Sauce bolognaise ou carbonara? – Balec.» S’écrit aussi «balek», ou «blc».

Rien à foutre Dans les temps anciens, seuls les hommes «de la rue» manifestaient leur indifférence de cette manière. Pour mémoire, le verbe «foutre» signifie avoir des rapports sexuels. Le substantif, lui, désigne le sperme.

Putain Avant d’être une interjection qui manifeste l’étonnement, la surprise, l’admiration ou l’indignation, ce mot désigne la prostituée et, par extension, la femme aux mœurs légères.

Con Qui se rappelle que ce mot, qui passe aujourd’hui pour une insulte ordinaire, voire gentillette tant elle est devenue universelle, désigne en réalité les organes génitaux féminins? Si bien que le «con» est «l’origine du monde», en quelque sorte.


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