Société
Désir d’abandonner son bébé: Le tabou ultime?
À y regarder de près, c’est étrange, un nouveau-né. Ses mouvements sont saccadés. Ses yeux, en principe fermés. Il produit des grognements et des pleurs parfois assourdissants. Face à pareille étrangeté, le personnage principal des Paradis de Diane (en salle depuis le 20 mars 2024 en Suisse romande) reste comme anesthésiée. Diane (incarnée par Dorothée de Koon) tente de lui chanter une comptine, mais ne parvient pas à l’apaiser. Diane s’enfuit donc de la maternité.
Voilà l’ouverture de ce beau film, présenté à la Berlinale et aux Journées de Soleure. Dorothée de Koon y dévoile des airs de Charlotte Gainsbourg, teint pâle, yeux cernés. Elle s’éloigne de son bébé, telle une victime de stress post-traumatique, qui calme son malaise à grand renfort de tramadol (un opioïde).
Peu d’amour au premier regard
Dans la réalité, il est rarissime en Suisse que les femmes atteignent ce point de non-retour. Mais la pensée, même subreptice, d’abandonner son enfant traverse un grand nombre de femmes. C’est de ce constat que sont parti-e-s les réalisateur-rice-s des Paradis de Diane, Carmen Jaquier et Jan Gassmann, couple à la ville, qui ont récolté une cinquantaine de témoignages. «Nous avons été surpris-e du grand nombre de femmes qui se disent que le bébé serait plus en sécurité à l’hôpital, sans elles! s’étonne Jan Gassmann. Face au rôle de mère, la pression sociale qui s’exerce sur leurs épaules devient énorme.» Or «la relation à l’enfant est de l’ordre d’une rencontre et beaucoup de femmes doivent apprendre à aimer leur bébé», appuie Carmen Jaquier.
Sentiment d'être une mauvaise mère
Professeure à la Faculté de biologie et de médecine UNIL-CHUV et spécialiste de la santé mentale périnatale, Antje Horsch confirme par des chiffres, présentés dans l’exposition Bébé en tête, qu’elle a dirigée:
Aux oubliettes, donc, le mythe de l’amour fou au premier regard! «Bien sûr, cela peut arriver pour certains parents, mais la réalité est différente, même si elle reste taboue: pour développer un lien, il faut du temps.»
Le personnage de Diane ne se l’offre pas, persuadée qu’elle n’est «pas une mère», qu’elle ne peut pas et ne veut pas. Des sentiments qui peuvent résulter d’un accouchement traumatique, même en l’absence de complications ou d’interventions chirurgicales. «Un tiers des femmes vivent leur accouchement comme traumatique, souligne Antje Horsch. Dans ces cas-là, comme chez les mamans déprimées, ces femmes auront malheureusement très souvent le sentiment de ne pas être de bonnes mères, de ne pas savoir répondre aux besoins du bébé.»
Et même quand tout va bien, «qui est prêt à se retrouver vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec un nouveau-né? Et qui n’a jamais eu envie de tout lâcher? interroge Angela Walder-Lamas, conseillère en santé sexuelle et sage-femme aux HUG. Une naissance peut représenter un tsunami auquel on n’est pas prêtes».
Entre le troisième et le cinquième jour qui suivent l’accouchement, «environ 50% des femmes ont un baby-blues avec troubles légers: elles regardent leur bébé et pleurent, constate Nadia Pasquier, cheffe de service du conseil en périnatalité à la Fondation PROFA. Elles réalisent les responsabilités face à cet enfant et prennent conscience de cette irréversibilité.» Tout en étant chamboulées par les changements émotionnels, relationnels, psychiques et physiques! Le personnage de Diane n’est pas incapable de s’occuper d’un autre être fragile, elle le prouvera avec Rose (incarnée par Aurore Clément), victime d’un début d'Alzheimer. Le film montre ainsi que l’abandon d’enfants est tabou, alors que le délaissement de nos parents est chose courante, voire acceptée par notre société.
Briser le tabou
Les femmes parlent encore trop peu des difficultés qu’elles traversent dans la périnatalité et de leur éventuelle pensée secrète d’abandon. «Il y a un silence que personne n’ose briser, pas même les femmes, sortes de gardiennes du secret», estime Jan Gassmann. Avec leur film, les réalisateur-rice-s espèrent libérer la parole: «Les femmes ont le droit de ressentir des sentiments contradictoires. Si on n’en parle pas dans la sphère publique et politique, on les laisse dans une grande détresse», souligne Carmen Jaquier. Qui s’est retrouvée enceinte pendant la phase de financement du film.
«Mais je prends encore plus la mesure du geste du personnage de Diane depuis que j’ai eu mon enfant: je pleure à chaque fois que je la vois dans le film ne pas réussir à prendre son bébé dans ses bras. Il y a mon amie, il y a le personnage de Diane et il y a moi: autant d’expériences que de femmes. Et toutes méritent notre empathie.»
Et les professionnelles d’insister: briser les tabous et libérer la parole permettent aux mères de se déculpabiliser et les aident à ne pas sombrer dans des dépressions sévères, voire la psychose. «En Suisse, 15% des mères développent une dépression périnatale», souligne Nadia Pasquier. «Un des traitements est d’être bien entourées. Ce n’est pas pour rien qu’un dicton africain dit qu’il faut tout un village pour élever un enfant», conclut Angela Walder-Lamas.
Projections des «Paradis de Diane» en présence des réalisateur-rice-s: dimanche 24 mars 2024 à 15 h au Rex, à Neuchâtel, et à 17 h 30 à La Chaux-de-Fonds. L’exposition Bébé en tête, dernier jour le dimanche 24 mars 2024, au Musée de la main, à Lausanne.
Boîtes à bébés suisses
Le geste du personnage des Paradis de Diane se rapproche de l’acte de déposer son nourrisson dans une boîte à bébés. Il en existe huit en Suisse. La plus ancienne, à Einsiedeln depuis 2001, a accueilli quatorze nouveau-nés. Sur l’ensemble, 30 bébés ont été déposés (le dernier à Bâle, en septembre 2023).
En Suisse romande, une seule boîte existe, depuis 2016 à l’Hôpital de Sion. Elle n’a jamais été activée. «C’est une bonne nouvelle liée à la prise en charge pluridisciplinaire (pédiatres, gynécologues, sages-femmes spécialisées et psychiatres), analyse Juan Llor, chef du Service de pédiatrie à l’Hôpital du Valais.
De nombreuses solutions, co-construites avec les personnes et les professionnel-le-s, ont été mises en place pour entourer les futures mamans. L’une des options est le don en adoption, qui permet à la mère d’être davantage actrice du futur de son bébé qu’en le déposant dans une boîte à bébés et en restant ensuite sans soins médicaux, seule avec sa misère et ses regrets potentiels.»
À noter, que contrairement à une idée reçue, ce sont des femmes «suffisamment équilibrées psychiquement» qui abandonnent leur bébé, souligne Angela Walder-Lamas. «Les personnes avec des carences psychiques importantes n’y arrivent la plupart du temps pas.»
Adresses utiles: profa.ch/perinatalite, sante-sexuelle.ch
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