santé mentale
La «génération sandwich», tiraillée entre ses enfants et ses parents
On nous parle de la «Lune de miel» avec des pupilles dilatées. On nous parle du «Mois d’or» avec une certaine nostalgie. On nous parle de plus en plus (et heureusement!) du post-partum, de la retraite et de la ménopause. Mais qui donc nous prépare à la phase de vie qui s’apparente à… un sandwich? Des années bouleversantes lors desquelles toute une génération d’adultes doit s’occuper à la fois de leurs enfants encore jeunes et de leurs parents qui prennent de l’âge. Également surnommée «génération citron», cette période donne ainsi le sentiment d’être pressé-e comme un agrume, d’être «pris-e en sandwich» entre ces êtres chers qui ont besoin de nous, d’être assaillie sur tous les fronts, de courir dans tous les sens en quête d’un fugace instant de sérénité.
C’est le cas de Stéphanie*, maman d’un petit garçon de deux ans: «Mon père souffre d’une maladie et attend des résultats d’examens, partage-t-elle. On n’avait rien vu venir, ça vous tombe dessus comme ça! Heureusement que je peux en discuter avec des copines qui sont passées par là, car sinon je n’aurais pas su comment gérer cette situation.» Pour la Romande de 40 ans, l’expérience s’apparente à une sorte de brouillard: «Pendant la période la plus compliquée, je n’arrivais pas à y voir clair, à me concentrer au boulot, à être présente. À la maison, avec mon fils, je me montrais plus sensible, moins patiente, moins présente… En fait, j’étais tellement préoccupée que j’étais à la fois partout et nulle part!»
Ce type de situation risque malheureusement de devenir de plus en plus fréquent pour les parents helvétiques: en janvier, la Suisse a pris la tête du classement mondial de la longévité, tandis que l’OFS a démontré que les familles accueillent leur premier bébé à un âge toujours plus tardif. Ce «sandwich» angoissant est donc une réalité pour beaucoup de personnes, dont une majorité de femmes, statistiquement plus nombreuses à offrir de l’aide informelle à des proches et à la parenté (voir ci-dessous).
Quand l’épuisement guette
«Il existe un risque de surmenage à devoir gérer les enfants, les petits-enfants, les parents ou beaux-parents, la maison et éventuellement le travail, constate Léonie Chiquet, psychologue et psychothérapeute FSP. On peut alors voir apparaître un sentiment d’impuissance et de culpabilité, un stress permanent, un épuisement émotionnel, un manque d’énergie, une absence de plaisir, une irritabilité, une impression de ne rien arriver à faire correctement, de ne pas pouvoir réfléchir, ce qui peut conduire à une diminution de l’estime de soi.» L’experte cite aussi un possible manque de reconnaissance, notamment financière, car le travail dit du care n’est pas rémunéré:
Voilà de quoi se sentir totalement submergée. Sans oublier que ce type de période démarre souvent par une mauvaise nouvelle qui frappe comme un coup de tonnerre. Pour Daphné, 40 ans, cette période a mené à de grandes remises en question:
«J’ai une fille de 8 ans et un garçon de 19 mois, nous explique-t-elle. Mon papa est décédé en 2018 et quand il est tombé malade, nous avons vécu une période atroce. Il souffrait d’un cancer de la prostate, mais avait longtemps refusé de se faire opérer. Lorsqu’il nous a finalement avoué que la maladie s’était répandue, c’était un grand choc. J’ai souhaité expliquer la situation à ma fille, en choisissant les mots adaptés, car elle entretenait un lien très fort avec lui. Ma famille vit aux États-Unis, donc je prenais conscience de la dégradation de son état de santé uniquement quand je me rendais chez eux. À ce moment-là, je vivais un retour de congé maternité difficile et je sortais d’une dépression post-partum. L’enchaînement de ces événements m’a fait beaucoup réfléchir à ce qui est véritablement important dans la vie… C’était trop pour moi, alors j’ai demandé une rupture conventionnelle et j’ai quitté mon emploi.»
Culpabilité et loyauté
En outre, lorsque nos parents vivent loin de nous, on peut s’en vouloir de ne pas être constamment à leurs côtés. Stéphanie*, dont la famille réside à plusieurs heures de la Suisse, décrit une émotion similaire: «Je culpabilise beaucoup d’être loin de mes parents et de ne pas pouvoir les aider davantage. C’est bizarre de poursuivre ma vie normalement, alors qu’on vit cette situation.» Pour Léonie Chiquet, cela est lié à la loyauté envers la famille, ou même l’impression d’avoir des dettes envers nos parents.
Dans le cas de Pauline*, 48 ans, la situation est inverse: parmi sa fratrie, c’est elle qui vit le plus près de sa maman, âgée de 87 ans. «Suite à son veuvage, il y a 27 ans, ma mère a été aux prises avec des addictions, jusqu’à subir un grave accident il y a quatre ans. Sa longue hospitalisation l’a sevrée, mais elle a désormais besoin de plus d’aide au quotidien. Des professionnels viennent la voir matin et soir et je suis très présente pour elle, pour faire ses courses, la déposer chez le médecin, la relever quand elle tombe. Tout repose passablement sur moi.» La situation est très lourde pour la Romande, maman de deux ados de 15 et 11 ans, qui traversent leurs propres challenges, notamment à l’école. «Mon époux vit aussi des situations éprouvantes avec ses propres parents, sachant que son père a développé la maladie d’Alzheimer. Le choc de cette insouciance pulvérisée a été moins violent pour moi, car j’ai perdu mon papa très jeune. Mais pour mon mari, cet enchaînement de souffrances a été difficile à encaisser. Heureusement, tout cela a renforcé notre cocon familial et nous a rapprochés!»
Au péril du couple
Si Pauline* a la chance de voir sa tribu d’autant plus soudée, ce n’est pas le cas de tout le monde. Entre les responsabilités liées aux enfants, les devoirs, les activités extrascolaires, et l’inquiétude face à des parents souffrants, il arrive que le couple vacille: «Il peut être nécessaire d’accepter que, durant cette période difficile, l’investissement de la sphère conjugale ne soit pas une priorité, estime Léonie Chiquet. Mettre en place des moments réguliers dédiés au couple serait idéal. Toutefois, avec la charge mentale quotidienne, trouver des espaces pour soi et pour le couple peut s’avérer ambitieux.» La psychologue conseille alors une communication accrue autour de nos besoins et limites, afin que chaque partenaire puisse prendre soin de la personne à qui incombe toute cette charge.
«Mes beaux-frères sont passés par-là et m’ont affirmé qu’il était important de garder des moments pour soi, en couple, confirme Stéphanie*. J’étais tellement focus sur la santé de mon père que je n’arrivais pas à me reposer. Mais il le fallait et je me suis obligée à prendre un peu de recul, à faire garder mon fils pour aller me balader avec une amie, à prévoir des week-ends avec mon copain…»
S’aider soi-même pour aider autrui
En effet, préserver son propre bien-être est essentiel. «Sans prendre un minimum soin de soi, il est impossible de prendre soin des autres, rappelle Léonie Chiquet. Il est important de s’aménager des plages de ressourcement afin de remplir ses batteries trop souvent vides et de garder un équilibre.» Pour Jennifer Picci, psychologue du travail et créatrice du programme de développement personnel Unlocking you, la première règle d’or est de se soutenir autant qu’on voudrait soutenir nos proches:
Afin de se soutenir soi-même, il est crucial d’identifier ses besoins. Cela peut être complexe, car on tend souvent à placer ceux de nos enfants ou de nos proches avant tout le reste. Mais nos propres besoins doivent aussi être comblés de temps à autre, sinon on ne pourra plus rien donner! On cultive ainsi une forme d’égoïsme pour le plus grand bien des autres.»
Daphné conclut, avec une note d’espoir: «La période qui a suivi le décès de mon père a été terrible pour moi. Je pleurais tout le temps, mais je devais quand même continuer à être présente pour ma fille. Je suis allée voir un psychologue, afin de mieux comprendre les émotions intenses qui me traversaient. J’ai testé l’acupuncture, la médecine chinoise, la naturopathie, et je me suis beaucoup réfugiée dans le sport. J’ai trouvé un nouveau poste avec un manager en or. En 2019, j’ai couru mon premier marathon, que j’ai dédié à mon papa. Et, petit à petit, j’ai remonté la pente.»
*Nom connu de la rédaction
5 conseils pour aller mieux
Demander de l’aide
La psychologue et psychothérapeute Léonie Chiquet recommande de déléguer un maximum de tâches (commander ses courses en ligne, demander de l’aide à domicile, s’organiser avec d’autres parents) et de s’autoriser à dire «non». L’experte ajoute qu’il est également nécessaire de supprimer ou mettre de côté certaines contraintes afin d’éviter un épuisement. «Cette période peut être assimilable à un marathon: il faut pouvoir tenir sur la durée!»
Libérer nos émotions
«Il est important d’identifier ce qu’il se passe en nous, de mettre des mots sur ce qu’on ressent et de libérer cela avec le souffle ou en pratiquant l’EFT (Emotional Freedom Technique, ou tapping, qui consiste à tapoter certains points d’acupuncture sur les poignets, les tempes, etc., ndlr), conseille Jennifer Picci, psychologue du travail. Le mouvement peut aussi être une très bonne solution, car cela nous aide à évacuer nos émotions. Que ce soit par la danse, une balade, le sport, le chant… Tout ce qui est de l’ordre d’une expérience physique extérieure est bénéfique.»
S’autoriser du fun
Autre conseil de Jennifer Picci: retrouver de la légèreté en faisant des choses rien que pour le plaisir! «On a souvent du mal à concilier le fait de devoir s’occuper d’autres personnes et s’amuser pour soi-même. Quand des êtres chers vont mal et ont besoin de nous, il est naturel que cela ait un impact sur notre humeur et qu’on se sente alourdi par l’inquiétude autour de nos nouvelles responsabilités.
Sorties avec ou sans les enfants, organisation de vacances, réservation d’un hôtel à deux… On a le droit de vivre des instants de bonheur, malgré tout, sans culpabiliser! Nos proches ne voudraient certainement pas qu’on s’empêche de vivre pour elles et eux…
Respirer
Spécialisée en techniques de respiration (breathwork), Jennifer Picci nous propose un exercice de sophrologie tout simple: la respiration «en boîte». Il s’agit d’inspirer sur 4 temps, de retenir son souffle sur 4 temps, d’expirer sur 4 temps et d’attendre 4 temps avant d’inspirer de nouveau. «À l’inspiration, on peut imaginer qu’on prend de l’énergie pour la laisser pour nous-mêmes, afin de la laisser se diffuser dans notre corps, précise-t-elle. Puis, à l’expiration, on pense à ce qu’on donne aux autres. Il est aussi possible d’utiliser cette expiration pour relâcher tout ce qui ne nous appartient pas.»
Écrire nos ressentis
L’experte termine avec un dernier conseil: griffonner tout ce qui nous traverse dans un carnet! Sans s’inquiéter d’écrire n’importe quoi, le but est de libérer des inquiétudes, colères ou angoisses qui nous taraudent, afin de se libérer l’esprit. Pas besoin de noircir trois pages, mais un ou deux paragraphes avant d’aller chercher les enfants peut déjà alléger l’humeur!
Quelques chiffres
81,9 ans
C’est l’espérance de vie des garçons helvètes nés en 2021. En janvier 2023, la Suisse a été placée en tête du classement mondial de la longévité, publié par l’Organisation de coopération et de développement économiques. Si la longévité des garçons atteint la maximale, celle des filles (85,6 ans) est classée juste derrière celles du Japon, de la Corée du Sud et de l’Espagne.
434 milliards
C’est la valeur du travail non rémunéré (9,8 milliards d’heures) accompli par les Helvètes en 2020. Ainsi que le soulignait un rapport de l’OFS en 2021, les hommes s’investissent plus dans le bénévolat organisé (pour une association par exemple), tandis que les femmes offrent davantage de temps à l’aide informelle de leurs proches et la parenté.
71%
C’est la proportion des Suissesses ayant accueilli leur premier enfant entre 30 et 40 ans, en 2021. D’après un rapport publié en juin 2022 par l’OFS, les femmes deviennent mères de plus en plus tard.
Informations pratiques
Pour recevoir du soutien et des conseils, vous pouvez vous adresser à l'organisation Pro Senectute ou encore aux différents centres médico-sociaux (CMS) romands.