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Histoire de forêt: Les dragonniers de l'île de Socotra
C’est un peu le monde perdu comme on se l’imagine: sur une île, un plateau verdoyant, difficile d’accès, ceinturé de falaises et peuplé de créatures fabuleuses appelées dragons. Sauf qu’ici, pas de reptiles volants crachant du feu, les fameux dragons sont en fait des arbres. Le plateau de Diksam, sur l’île de Socotra dans l’océan Indien, est en effet le refuge de la dernière forêt connue de dragonniers.
Cette espèce rarissime, sorte de fossile vivant relique des paysages de l’ère tertiaire, ne se trouve aujourd’hui plus qu’aux Canaries, dans l’atlas marocain et là, dans cet archipel aride à une centaine de kilomètres de la Somalie. Socotra appartient pourtant au Yémen, dont les côtes sont situées 370 kilomètres plus au nord. Mais bien avant d’avoir été intégrée à un pays, l’île eut un tempérament de voyageuse, et fit son périple au milieu de la mer loin du reste des terres émergées.
Des branches comme des serpents
Elle se sépara ainsi de l’Afrique il y a six ou sept millions d’années, emportant avec elle des taxons qui finirent par s’éteindre sur les grands continents. Un statut de bulle préservée qui explique pourquoi Socotra montre l’un des plus hauts taux d’endémisme du globe, à l’instar de la Nouvelle-Calédonie, d’Hawaii ou encore des îles Galapagos. On estime qu’un tiers des 800 espèces de sa flore ne se rencontrent nulle part ailleurs.
Parmi cette végétation singulière? La rose du désert, dont le tronc en forme de petit baobab se coiffe de fleurs roses ou rouges au printemps, sans parler des nombreuses espèces à encens. Reste que la star incontestée – et la plus spectaculaire – de cet écosystème préhistorique est Dracaena cinnabari, ou dragonnier (le nom serait tiré du mot grec drakon, grand serpent). Un arbre aux allures de parasol parfait, pouvant atteindre douze mètres de haut et vivre plusieurs millénaires.
Au menu des chèvres
Autrefois très répandu sur l’île, il subsiste surtout dans la forêt de Firmin, littéralement la forêt «des femmes» en langue socotri, qui pare les sommets de ce vaste caillou de 130 kilomètres sur 40. Près de 30 000 arbres adultes, un peu clairsemés, composent cet environnement magique qui ne ressemble à aucun autre sur Terre: les espèces cousines de Dracaena aux Canaries et au Maroc, elles, sont devenues trop rares pour former une telle forêt – nombre d'individus y ont d'ailleurs été enlevés de leur site d'origine pour être replantés dans des jardins d'hôtels...
Il faut dire que le dragonnier est un géant fragile. Il lui faut des décennies pour devenir adulte, et des siècles pour arborer cette coiffe impressionnante fournisseuse officielle d’ombre pour la faune dans ce paysage désertique. Sa croissance lente le rend vulnérable aux attaques des ruminants. À Socotra, les plus jeunes individus sont par exemple au menu des quelque 480 000 chèvres qui peuplent l’île (cinq fois plus que d'habitants), apportées par l’humain il y a des millénaires et pour beaucoup retournées à l’état sauvage.
Des milliers d'arbres arrachés
Mais une fois devenu grand en ayant échappé à la gloutonnerie des caprins, le dragonnier est, cette fois, menacé par les caprices du climat. Avec le réchauffement global, les cyclones, habituellement peu fréquents, se sont mis à s’acharner sur l’archipel: deux ont ainsi balayé la zone pour la seule année 2015, puis un autre en 2018. Plus de 4000 dragonniers ont péri dans ces déchaînements d’éléments inédits, qui mettent à mal ces arbres dont les racines, parfois aériennes, s’accrochent comme elles peuvent au sous-sol minéral.
Comme si cela ne suffisait pas, le dragonnier est pris en otage par la situation stratégique de l’île, à l’entrée du golfe d’Aden, qui en fait un territoire très convoité par les forces de la région. Autrefois paradis hors du monde, Socotra a progressivement vu ses contrées se militariser: elle devient base militaire soviétique pendant la guerre froide, qui y introduisent armes et chars d’assaut.
L’ombre de la guerre
Si la chute de l’URSS a pu apporter une parenthèse plus calme, l’ambiance s’est de nouveau tendue dans les années 2010 avec la guerre au Yémen. Rebelles chiites et puissances pétrolières du Golfe s’y affrontent toujours dans un conflit peu médiatisé qui a néanmoins entraîné la mort de centaines de milliers de personnes.
Socotra est par chance demeurée à l’abri d’une majeure partie des combats, mais les soldats sont de plus en plus présents sur l’île. Avec le risque d’affrontements entre les belligérants susceptibles de générer des dégâts sur les écosystèmes uniques qui subsistent ici.
Son icône: Le sang-dragon
Réputée depuis des temps immémoriaux, la résine de dragonnier a fait l’objet d’un commerce dès l’Antiquité. Et pour cause, cette matière ressemblant à de l’opale rouge a toujours eu de multiples usages: colorant, produit utile au processus de momification, mais aussi médicament antimicrobien et hémostatique. On raconte ainsi que cette substance était badigeonnée sur les plaies des gladiateurs après les combats.
Mais ce «sang-dragon» était difficile à trouver donc coûteux, la faute à la rareté du dragonnier et à la récolte de sa résine, menée seulement une fois par an. Le philosophe Aristote aurait ainsi persuadé Alexandre le Grand de conquérir Socotra et d’y fonder une colonie pour faciliter l’accès à ces arbres. Depuis lors, marchands grecs, romains, arabes, éthiopiens et indiens s’y sont croisés pour ramener la précieuse résine.
Plus récemment, le sang-de-dragon a été utilisé pour fabriquer le vernis des violons. Et les scientifiques contemporains s’intéressent de nouveau aux propriétés médicinales avérées de cette résine: en plus de permettre la coagulation et de combattre les bactéries, elle pourrait être un atout de taille dans la lutte contre le cancer, car ses saponines stéroïdiques seraient cytotoxiques sur les cellules tumorales.
Carte d’identité
Localisation: Archipel de Socotra, Yémen.
Type: Brousse xérique de l’île de Socotra.
Surface: 540 hectares.
Statut: Réserve de biosphère (2003), Patrimoine mondial de l’Unesco (2008).