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Claire Marin: «La rentrée a quelque chose de l'ordre de la page vierge»

Claire marin la rentree a quelque chose de lordre de la page vierge

Dans son essai philosophique Les Débuts, Par où commencer, Claire Marin disserte de ce qui se joue dans les ébauches de nos existences.

© GETTY IMAGES/DARYNA ZAICHENKO

Après avoir écrit Rupture(s). Être à sa place (Éd. L'Observatoire, 2019, 2022), et co-écrit avec Nicolas Truong Vivre autrement (Éd. Le Monde, L’Aube, 2021), la philosophe française Claire Marin publie au printemps 2023 Les Débuts. Par ou commencer (Éd. Les grands mots, Autrement). Un essai passionnant pour mieux saisir ce qui se joue dans les ébauches de nos existences. Alors que la rentrée est là, la professeure de philosophie en classes préparatoires aux grandes écoles nous livre sa symbolique, mais révèle aussi comment les débuts nous suivent tout au long de notre vie, souvent de façon inconsciente. Entretien qui fait voir le mois de septembre d’un autre œil.

FEMINA Pourquoi disserter dans ce nouvel essai des débuts?
Claire Marin L'idée, c'était de retrouver un élan après des périodes où on a tous été un peu figés, un peu sidérés, et un peu déprimés aussi. Donc, il y avait quelque chose de l'ordre d'un besoin, il me semble, d'une nouvelle dynamique, d'enthousiasme et de projection positive. Cela me paraissait une piste d'analyse.

Vous voulez dire après la période de la pandémie de Covid 19?
Oui, c'est ça. On est aussi, de manière plus générale, dans une période où il y a quelque chose d'inquiétant dans le fait d'envisager le futur. On est inquiet sur cet horizon qui a l'air de se refermer. Il me semble qu'au contraire, il faut l'aborder avec de l'énergie. Plutôt que de se laisser terrasser par ce qui nous effraie, il est bon de trouver le courage, mais aussi l'envie de transformer notre rapport aux choses, aux voyages, aux technologies et aux autres en général.

Septembre, c'est le synonyme des débuts, des commencements, un état que l’on connaît depuis l’enfance.

Après cette grande coupure estivale, il y a dans la rentrée, pour les enfants, les familles et pour les enseignants, quelque chose de l'ordre de la page vierge.

On recommence à zéro, on a une nouvelle classe, des affaires neuves. C'est des nouveaux agencements sociaux qui se mettent en place chez les enfants, les adolescents, les étudiants. C'est très marquant. Les familles suivent ce rythme, mais plus généralement, ça s'impose à tout le monde, à la différence d'autres pays qui ont du mal à comprendre cette grande rupture estivale qui est la nôtre (en France comme en Suisse, ndlr).

D’où vient notre besoin, très tôt dans l’existence, des commencements?
Il y a des individus qui en ont plus ou moins besoin, et il y a des gens aussi qui sont très rassurés par la répétition, l'habitude, la familiarité des cadres et des relations. Mais je pense que la nouveauté, par le décalage qu'elle nous fait vivre, crée en nous des nouveaux désirs qui nous sortent de la monotonie et de la lassitude de n'être que soi. Spinoza parlait des «affects joyeux», c'est-à-dire des émotions dynamiques qui nous donnent envie de continuer, de nous engager ou de produire des choses neuves.

Pourtant, certaines personnes peuvent être plus hermétiques à la nouveauté?
C'est un peu de la psychanalyse sauvage, mais parfois, quand on a pu manquer de stabilité ou quand on a pu être très inquiet par la projection dans l'avenir, on va être assez rassuré par un cadre relativement fixe, des choses qui s'inscrivent dans la durée. C'est lié à l'histoire de l'individu et à la manière dont la vie et la nouveauté a pu s'inscrire dans son parcours psychologique.

Si dans notre existence, la nouveauté a été sans cesse des catastrophes, des deuils ou des pertes, évidemment, elle va être beaucoup plus appréhendée négativement que si elle a été source de joie et de plaisir.

Quels sont les sentiments associés aux débuts?
Il y a de la fébrilité, de l'excitation et de l'enthousiasme, c'est cela qui m'intéresse dans les débuts. Il demeure aussi des débuts plus tristes, des nouvelles vies qui débutent sous l'ombre de la perte, du deuil ou de la séparation. Évidemment, ces débuts-là sont plus douloureux.

Sont-ils toujours identifiables?
Il y a des sentiments et des relations qui commencent en nous sans qu'on se rende compte, de manière un peu inconsciente ou confuse. Il y a des débuts, d'une certaine manière, qu'on rate ou qu'on comprend rétrospectivement, comme ayant été le commencement d'une histoire. On se dit «Là, j'étais déjà amoureux» ou «Là, j'avais déjà des prémices de ce désir de changer de métier ou de partir à l'étranger, etc.»

La philosophe Claire Marin. © FLAMMARION/CELINE NIESZAWER

Finalement, ne sont-ils pas plus inconscients que conscients, ces débuts?
Effectivement, il y a une grande partie de nos débuts qui sont inconscients, il y a des matrices qui se mettent un peu en place dans l'enfance.

Dans l'enfance, c'est-à-dire?
Des formes de sensibilité, d'intérêt, de curiosité qui seraient peut-être là dès l'enfance et qui expliqueraient certains mouvements du sujet vers tel ou tel domaine, tel ou tel type de personne, etc. Il est possible que ce que nous identifions comme un grand début, c'est la maturation d'envies qui existent depuis longtemps à nous.

Pouvez-vous revenir sur ces débuts qu'on rate, des faux départs en somme?
Il y a parfois des choses auxquelles on revient plus tard dans l'existence. Il y a des bifurcations d'une certaine manière qu'on rate, et puis on fera un plus long détour pour y revenir.

Mais je ne pense pas qu'il faille passer toute sa vie à se désoler d'avoir raté certains débuts.

Peut-être que ce qui a eu lieu à la place de ce début raté a produit aussi des belles choses. Je pense qu'il faut sortir de l'idée d'une vie qui est comme une ligne droite et voir ce que certains écarts nous ont permis de découvrir.

Selon vous, chaque début est un coup de dés. Le hasard y réside-t-il?
Oui, tout à fait. Il y a le hasard de certaines rencontres. Je crois qu'il y a des personnes dans l'existence qui peuvent être décisives. Cela peut être aussi un texte, un film, une musique, ou encore des événements. À notre naissance, on a pris tellement de hasards, de loteries génétiques, etc., que récuser la place du hasard serait, à mon sens, un peu difficile.

Vous démontrez dans votre livre qu’il y a aussi de l'imprévisibilité dans les débuts.
Dans les événements qui se produisent et qui sont justement imprévisibles, je peux être dans une attitude de refus et essayer coûte que coûte de faire comme d'habitude, malgré ce qui vient d'arriver, ou je peux essayer de voir ce que cet événement imprévisible peut produire comme opportunité. A priori, la pandémie, ce n'était pas une bonne nouvelle, un événement imprévisible horrible. Pourtant, certains l'ont très bien vécu.

Beaucoup de personnes ont tendance à repenser à leurs choix de vie avec des «si»
Est-ce bon pour notre esprit d'essayer de revoir la copie des débuts? Parfois, ça se fait malgré nous. Parfois, on est dans une espèce de rumination qui est liée à la dimension parfois traumatique de l'événement. Maintenant, revisiter les souvenirs, ça peut être intéressant parce que justement, je reprends la même image, il y a des bifurcations qu'on a manquées. Mais on peut très bien y revenir en se disant:

«Mais si je reprenais ce projet aujourd'hui?» Vous voyez, le «si» ici, ce n'est pas «Si j'avais su, etc.», mais plutôt «Maintenant que je sais, qu'est-ce que je fais de cette hypothèse qui est restée en suspens à cette époque?» Je trouve cela plutôt encourageant.

J’aime beaucoup votre vision des débuts comme source de jeunesse: «Nous n’avons pas l'âge que le temps imprime à nos corps tant que nous continuons à espérer d'autres recommencements.»
On vieillit physiquement, ça c'est inévitable, mais je crois qu'il y a des jeunesses d'esprit, des jeunesses d'enthousiasme, de capacité à retrouver une forme presque de naïveté, de candeur, y compris par l'épuisement. Et puis, il y a des formes d'activité qu'on peut enfin faire tardivement dans son existence. On peut être aussi très vieux dans sa tête ou dans son corps, très lassé, très démotivé, très jeune.

Il y a une déconnexion des âges du corps et de l'âge des émotions et des envies.

Et avec notre entourage, faut-il s’inspirer de Romain Gary qui existait pour recommencer sans cesse?
Quand on recommence sans cesse, on peut être au même endroit avec les mêmes personnes et pourtant, on transforme sans cesse les modalités de la relation. C'est ce qu'on expérimente en particulier avec les enfants, puisqu'on est obligé de s'adapter à leurs changements corporels, psychiques, affectifs. Mais en réalité, chacun d'entre nous, même si c'est moins visible, est aussi dans une transformation affective antérieure. Je crois que c'est toujours un jeu d'équilibre et d'agencement à l'autre, et ça présuppose une grande attention, justement, à ceux avec qui on vit.

Pour terminer, avez-vous un conseil à donner aux personnes qui auraient peur de vivre cette rentrée?
Pour cette rentrée, je pense qu’il faut réussir à trouver un point d'enthousiasme, un élément dynamique. Un appui sur lequel on pourra revenir quand on sentira la fatigue réapparaître. Ça peut être un leitmotiv, un dicton, une couleur, un vêtement, etc. Personnellement, je trouve cet effet d’élan dans des chansons ou chez certains auteurs. Dans des moments où j'ai l'impression de tourner en rond, j'ouvre un livre au hasard, et je suis sûre de trouver un petit mot qui va me faire surgir des idées, des envies. Et les choses vont recommencer.

© DR

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