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Sexisme

Pourquoi les archéologues ont longtemps invisibilisé les femmes

Pourquoi les archeologues ont longtemps invisibilise les femmes

«En plus de l’effet Matilda, qui tend à invisibiliser les femmes dans la recherche scientifique, l’archéologie souffre aussi d’une sorte de syndrome Indiana Jones, qui véhicule le stéréotype qu’un bon archéologue est un homme blanc qui creuse.» - Isabelle Algrain

© THE WALT DISNEY COMPANY/SWITZERLAND

C’est un ouvrage qui risque de générer un petit séisme sur les chantiers de fouilles. Introduction à l’archéologie du genre (Éd. Fedora), écrit à quatre mains par deux scientifiques engagées, est la première grande publication en français sur le sexisme et les stéréotypes qui sont à l’œuvre depuis des siècles dans le milieu des archéologues. D’un côté, Isabelle Algrain, spécialiste de l’Antiquité grecque. De l’autre, Laura Mary, archéologue travaillant sur les chantiers en archéologie préventive, c’est-à-dire d’urgence, et fondatrice du projet Paye Ta Truelle, qui vise à dénoncer les comportements problématiques dans la profession.

Toutes les deux signent un opus qui fera date et qui dépoussière sérieusement presque un demi millénaire de recherches archéologiques. Des clichés sur Monsieur et Madame Néandertal aux femmes invisibles des anciennes civilisations, en passant par le tabou de l’homosexualité et l’effacement des grandes figures féminines de l’archéologie, les autrices, passionnées par leur discipline, plaident cependant pour que le monde des archéologues se mette enfin à l’heure du XXIe siècle et qu’il réhabilite, respecte et considère davantage les minorités. Entretien croisé.

FEMINA À quel point les femmes des sociétés du passé ont-elles été négligées, invisibilisées, à cause des biais de la recherche archéologique?
Laura Mary Il faut déjà dire qu’il n’y a pas toujours eu un intérêt marqué de la recherche archéo pour les femmes. Longtemps, cette recherche a considéré que toutes les femmes ne se valaient pas. Les reines, les princesses, les guerrières par exemple ont très tôt attiré l’attention des scientifiques, mais concernant les femmes du peuple, le quotidien des paysannes, l’intérêt fut souvent bien moindre.

Isabelle Algrain Pour ces femmes, d’ailleurs, on observait parfois une tendance très marquée consistant à les ranger dans deux catégories seulement. C’était assez flagrant avec l’étude de la céramique grecque. Ces vases sont fréquemment décorés avec des scènes de mythologie ou des scènes de vie quotidienne. Et l’iconographie est souvent très féminine. Il y a ainsi eu une période durant laquelle les archéologues avaient deux canaux d’interprétation de ces scènes: soit ces femmes étaient des épouses, soit elles étaient des prostituées.

Si une figure féminine était montrée dénudée et en présence d’un lit, c’était forcément une prostituée. Si elle effectuait des tâches du quotidien, alors ce devait être une épouse… Beaucoup de clichés orientaient la lecture de cette iconographie. Par la suite, il s’est opéré un mouvement inverse pour réinterpréter ces scènes, et il s’est avéré que définir avec certitude leur signification n’était pas toujours évident.

Pourtant il existe des textes anciens qui pouvaient offrir aux chercheurs des pistes pour la lecture de ces scènes?
Isabelle Algrain Le problème est que les textes de l’époque ont eu tendance à valider ces stéréotypes car ils étaient souvent produits par des auteurs masculins de l’élite. Dans la Grèce antique, chaque cité-État avait son mode d’organisation sociale propre, certains plus paritaires, d’autres moins favorables aux femmes. Il se trouve que la plupart des textes existant concernaient Athènes, où les femmes avaient une situation peu idyllique.

À Sparte, en revanche, les femmes étaient plus libres. Ces auteurs athéniens ont donc contribué à véhiculer des stéréotypes tenaces sur le rôle des genres. Xénophon, par exemple, a légué des écrits très misogynes où il faisait la promotion de la femme au foyer, alors qu’il existait à ce moment des métiers féminisés.

Vous évoquez aussi le cas de l’archéologie funéraire, qui a longtemps interprété le matériel des tombes et la présence des corps avec des stéréotypes de genre.
Laura Mary En effet, car les lectures se sont trop souvent basées sur des clichés contemporains. Pendant longtemps, l’étude de ces tombes fut essentiellement basée sur le matériel retrouvé. Une fibule? Ce devait être une femme. Une hache? On avait sûrement affaire à une sépulture masculine… Les choses se corsaient un peu lorsqu’on fouillait une tombe présentant à la fois des bijoux et des armes. En l’absence d’ossements, qui est la situation la plus fréquente, comment interpréter une telle sépulture? Le raisonnement circulaire confortable consistant à attribuer un sexe grâce au matériel mis au jour ne marchait plus.

Isabelle Algrain Avec le temps et le développement des études sur les nécropoles, on s’est d’ailleurs rendu compte que très peu d’objets étaient uniquement liés soit aux femmes soit aux hommes. On a déjà retrouvé des armes dans des tombes féminines. La réalité est rarement aussi dichotomique. Mais au début de la professionnalisation de l’archéologie, il est vrai que beaucoup de biais sexistes venant de la société du XIXe siècle ont été projetés de façon un peu ridicule sur les vestiges et sur le matériel découverts. On partait du principe qu’un homme évolue dans l’espace extérieur, et une femme occupe l’espace de la maison.

On sait aujourd’hui que nombre de femmes des anciennes civilisations avaient un statut bien différent de ce que permettait la société du XIXe ou du début XXe. Ces tombes ont-elles fait l’objet de relectures plus modernes? Qu’a-t-on appris de nouveau?
Isabelle Algrain La chercheuse Caroline Tremeaud, spécialisée en archéologie funéraire, a par exemple réétudié beaucoup de tombes princières de l'Âge du Bronze et de l'Âge du Fer. Ses travaux révèlent qu’à certaines périodes, on trouvait des tombes féminines plus riches et importantes que les tombes masculines. Quel était le statut social de ces femmes? Difficile à dire puisqu’il s’agit de périodes sans textes. Mais la présence d’objets en or, de biens d’importation, semble montrer que les femmes avaient potentiellement une importance considérable par rapport aux hommes à plusieurs époques, même si tout cela reste des hypothèses.

Quels outils, quelles approches pourraient aider à mieux cerner la place des différents genres dans les sociétés du passé?
Isabelle Algrain Concernant l’étude de la Préhistoire, certains scientifiques ont tenté des comparaisons avec des sociétés contemporaines de chasseurs-cueilleurs, par exemple en Australie, en Afrique, en Sibérie… Mais là aussi il s’avère compliqué de tirer des conclusions, car la division sexuelle du travail varie selon les populations, et les savants ont parfois seulement sélectionné les exemples les plus inégalitaires, ceux qui résonnaient le mieux avec leur propre société. On ne pourra probablement jamais prouver à 100% qui faisait quoi.

De quand date cette réflexion anti-sexiste, cette approche féministe de l’archéologie dans la discipline?
Laura Mary C’est durant la seconde vague du mouvement féministe aux États-Unis, vers la fin des années 70 et le début des années 80, que des chercheuses ont développé une approche nouvelle dans la recherche archéologique, ainsi qu’une relecture critique des travaux existants. Ces scientifiques, qui travaillaient sur la Préhistoire, furent les premières à dénoncer l’omniprésence des stéréotypes de genre collés sur les sociétés du passé, tentant notamment de montrer que les femmes n’avaient pas forcément les rôles souvent passifs qu’on leur attribuait via un prisme patriarcal moderne.

À partir de là, des travaux sur l’archéologie du genre ont fait florès aux USA, au Royaume-Uni ou encore en Scandinavie, mais en France, il a fallu attendre les années 2010 pour que de telles approches soient légitimées. Même maintenant, ces travaux restent minoritaires et on recense peu d’articles sur le sujet en langue française, alors que des cours sur l’archéologie du genre sont déjà proposés dans des universités d’autres pays.

Vous expliquez que l’hétéronormativité reste très présente dans notre vision des civilisations du passé, comme si l’homosexualité n’existait pas vraiment.
Laura Mary Il est clair que l’homosexualité demeure dans un angle mort. En-dehors de ce que l’on connaît par les textes de ce que l’on nomme aujourd’hui des pratiques homosexuelles dans l’antiquité grecque et romaine, l’orientation sexuelle reste compliquée à appréhender.

La recherche a ainsi souvent consisté à partir du principe que les personnes retrouvées lors des fouilles étaient hétéros.

Ce qui conduit parfois à des aberrations. Je me souviens notamment d’un cas où des archéologues avaient mis au jour une tombe où se trouvaient deux individus enlacés. On a tout de suite cru avoir affaire à un couple hétéro, évidemment. Puis les analyses ont montré qu’il s’agissait de deux hommes. Du coup, l’interprétation proposée fut qu’il devait plutôt s’agir de bons amis… On voit que l’homosexualité est toujours difficile à penser.

Isabelle Algrain C’est sûr, on projette encore les stéréotypes de notre société sur des situations du passé. Or les relations entre sexe et genre furent parfois très différentes de celles que l’on connaît comme normes de nos jours. Durant l’Antiquité, par exemple, on n’était pas défini par les personnes avec qui l’on couchait. On l’était plutôt par notre rôle dans la société.

Ainsi, qualifier quelqu’un d’homosexuel aurait été un non-sens à l’époque, le concept n’était pas perçu comme tel, puisque les hommes de l’élite pouvaient être en couple avec une femme, mais avoir de façon tout à fait normale des relations avec des hommes de rôles inférieurs. On sait aussi que les Amérindiens identifiaient quatre ou cinq genres différents, avec la possibilité de voyager de l’un à l’autre. Ce sont donc des systèmes complètement différents et cela a un impact sur le matériel retrouvé en fouilles. Il faut en être conscient.

Quelle est actuellement la place des femmes dans le milieu de l’archéologie?
Laura Mary Cela dépend des secteurs. On compte environ 75% d’étudiantes en archéologie à l’université, mais après le master, on n’en retrouve plus beaucoup. Il y a par exemple peu de femmes dirigeant des chantiers de fouilles en archéologie préventive. On recense davantage les femmes dans les musées ou dans les labos, des postes moins liés au terrain, plus typés intérieur, également avec des contrats plus précaires. Elles tendent à s’orienter plus souvent vers des postes à temps partiel et, petit à petit, les femmes disparaissent.

Isabelle Algrain En plus de l’effet Matilda, qui tend à invisibiliser les femmes dans la recherche scientifique, l’archéologie souffre aussi d’une sorte de syndrome Indiana Jones, qui véhicule le stéréotype qu’un bon archéologue est un homme blanc et bien bâti qui creuse. Longtemps ce cliché a régné sur les chantiers, or même le maniement de la pioche nécessite davantage de technique que de force.

Dans votre livre, vous décrivez d’ailleurs des situations parfois compliquées pour les femmes sur les chantiers. Est-ce plus difficile et éprouvant pour elles sur le terrain?
Laura Mary C’est plus difficile, oui. On ne leur reconnaît pas de capacités à diriger des fouilles, à travailler dans un milieu physique. Et l’environnement est bien souvent composé d’une majorité d’hommes, qu’ils soient archéologues ou des métiers qui interfèrent avec les chantiers. On travaille beaucoup avec des équipes masculines du bâtiment et de la construction.

De manière générale, il y a souvent des remarques individuelles dégradantes sur le corps, sur la force physique, voire des agressions sexuelles. C’est clairement un milieu hostile et il faut parfois partir du terrain pour sauver sa santé mentale. D’autant plus que la hiérarchie nous soutient peu.

Isabelle Algrain On a en effet observé que beaucoup de gens sont confrontés à des discriminations. On avait fait circuler un questionnaire sur les vécus négatifs dans le milieu de l’archéologie. Des cas de viols, d’agressions sexuelles, d’homophobie, de racisme, d’antisémitisme ou encore de discrimination sur le handicap ont été rapportés. 80% des 1200 répondants avaient subi au moins l’une de ces situations. C’est assez énorme. Il faut aussi noter que la majorité des victimes déclarées étaient des femmes.

Parmi les noms d’archéologues célèbres connus du grand public, on se souvient notamment de Heinrich Schliemann, Howard Carter, l’abbé Breuil ou encore André Leroy-Gourhan. Bref, que des hommes…
Isabelle Algrain Pourtant, très tôt, les femmes ont participé à des chantiers de fouilles. On en recense dès le XVIIIe siècle! C’est aussi le cas au XIXe, mais les choses devinrent plus difficiles pour elles car l’archéologie est alors devenue discipline universitaire. Comme elles n’étaient pas autorisées à étudier, les femmes ne pouvaient accéder aux diplômes, ce qui contribua à verrouiller la situation pour elles, notamment au tournant du XIXe et du XXe siècle.

Heureusement, beaucoup ont mis en place des stratégies pour pouvoir fouiller quand même. Les choses étaient ainsi plus faciles dans le cas des couples d’archéologues. Hilda Petrie, épouse de William Matthew Flinders Petrie, relisait par exemple les manuscrits, menait l’intendance sur les sites, autant dire des tâches importantes.

Mais à cause de tous ces facteurs, on ne se rend pas compte de la place réelle occupée par les femmes sur les chantiers du passé. Trop souvent, elles ne sont même pas citées dans la liste des participants des chantiers dans les gros ouvrages sur l’archéologie.

Quelles grandes figures féminines de l’archéologie mériteraient d’être remises en lumière?
Isabelle Algrain Il y en a beaucoup. J’aurais particulièrement envie qu’on connaisse mieux la Française Jane Dieulafoy. Durant la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe, cette femme travailla avec son mari Marcel. On doit notamment au couple d’avoir ramené nombre d’objets perses aujourd’hui présents au Louvre.

Jane Dieulafoy était une femme qui détonnait à son époque, portant le pantalon, ce qui ne se faisait alors pas du tout, et arborant une coupe de cheveux très courte. Elle fut très connue de son vivant, pourtant, de nos jours, presque personne ne sait qui elle est. On voit que le processus d’invisibilisation, qui concerne beaucoup de femmes scientifiques, a malheureusement fait son œuvre.

Laura Mary Parmi les grandes archéologues du passé il faut également citer Harriet Boyd-Hawes. Cette Britannique fut la première femme à mener des fouilles en Crète, au XIXe siècle. Elle-même recruta beaucoup de femmes dans son équipe. Elle était issue d’une famille riche et se maria très tard avec un banquier. A partir de ce moment, elle quitta le secteur des sciences, mais ses travaux sur la civilisation minoenne ont beaucoup marqué l’archéologie.

On pourrait aussi évoquer Gertrude Bell, une autre Britannique, archéologue, écrivaine de voyage, exploratrice et administratrice politique, qui mena des recherches dans l’Empire Ottoman et qui fut une femme très connue à son époque.

Dans votre livre, vous pointez du doigt le sexisme et les stéréotypes de genre qui subsistent encore souvent dans la muséographie. Quels sont les clichés les plus récurrents dans les représentations et dans la manière de valoriser les objets?
Isabelle Algrain Cela dépend évidemment des musées, car certains sont plus ouverts que d’autres sur ce plan. Mais parmi les biais les plus fréquents, il y a les salles dédiées à la Préhistoire où il est uniquement question de «L’Homme préhistorique», avec cette idée que le masculin est neutre, ce qui efface les femmes.

Parmi les autres problèmes récurrents, pour des périodes plus récentes, il y a cette tendance à mettre en avant les armes par exemple, des objets typés masculins. Les épées, les produits issus de la métallurgie, qui sont souvent du matériel un peu spectaculaire… En revanche on voit bien moins d'objets issus du travail de la vannerie et des textiles, qui par ailleurs sont en général moins bien conservés en fouilles.

Laura Mary C’est vrai! Les grosses épées, les boucliers, les objets clinquants, sont souvent valorisés. On voit également la persistance de biais dans les textes de présentation, qui peuvent véhiculer une vision faussée et des stéréotypes sociaux. Idem dans les représentations, par exemple pour la Préhistoire. L’homme est souvent montré habillé d’une peau de bête, tandis que la femme tend à être plus dévêtue.

Il y a aussi le fait que les personnages masculins sont plus volontiers représentés debout, quand les personnages féminins, eux, sont plus souvent assis, en position passive, en train de s’occuper des enfants. De façon générale, le mot «homme» connaît des occurrences plus nombreuses que le mot «femme». D’ailleurs, le célèbre Musée de l’Homme, au Trocadéro, à Paris, porte toujours ce nom malgré l’évolution de notre société…


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