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Environnement

Rencontre avec la directrice du Swiss Polar Institute

Rencontre avec la directrice du swiss polar institute

«Nous n’avons plus le luxe de ne pas connaître l’impact de nos actions sur l’environnement ou d’y faire la sourde oreille. Éveiller de l’intérêt pour ce qui se passe autour de nous, c’est déjà une bonne chose.» - Danièle Rod

© MANU FRIEDERICH

Des icebergs de la taille d’un pays européen qui se détachent dans l’océan, des banquises qui rétrécissent, des ours blancs à l’agonie… Non, c’est sûr, les pôles ne vont pas bien.

Dédié, comme d’autres organisations similaires à l’étranger, à l’étude de ces régions extrêmes et de leurs évolutions inquiétantes, le Swiss Polar Institute, créé à l’EPFL de Sion, coordonne aujourd’hui des projets dans diverses régions du monde, du pôle Nord au pôle Sud, dont beaucoup sont gérés par des femmes. Une présence féminine qui n’a pas toujours été un fait dans ce secteur très masculin. On en parle avec sa directrice Danièle Rod.

FEMINA D’où vous vient cet intérêt spécifique pour ces régions?
Danièle Rod J’ai depuis longtemps une forte connexion aux régions de haute altitude, qui ont beaucoup de parallèles avec les régions polaires. La montagne, la neige, le froid, ne sont donc pas des aspects qui me rebutaient. Et puis les enjeux, je dirais géopolitiques, stratégiques, qui sont reliés à ces régions, ont à mes yeux une importance capitale. Le lien d’actualité avec le changement climatique est tellement important que pour moi, il était intéressant d’essayer d’ajouter de la valeur à ce niveau-là.

Avez-vous eu l’opportunité de partir en mission?
J’ai chapeauté la première grande mission de l’Institut polaire suisse autour de l’Antarctique. J’ai fait partie de cette expédition, mais en tant qu’organisatrice, pas en tant que scientifique. Il s’agissait donc de gérer la mission et tous les changements de programme.

Parce qu’en fait, gérer les expéditions dans ces régions polaires, c’est gérer l’incertitude, les changements permanents dépendant de mille choses qu’on ne contrôle pas. C’est accepter d’être tout le temps dans la modification. Il faut avoir une flexibilité pour les gens qui vont sur le terrain. C’est un des plus grands défis au niveau mental: accepter qu’on est tout le temps en train de changer de plan.

Pensez-vous qu’il faille démontrer un certain profil psychologique pour vivre ce type de mission?
Trois mois loin de tout, ce n’est pas accessible à n’importe qui…Je crois qu’il y faut cette capacité à gérer l’absence de ses proches et le fait d’être constamment en groupe, le fait d’être coupé de son espace personnel à soi. Mais ce mélange permanent, total, de la vie personnelle et professionnelle est très intéressant. Sur un bateau, on vit cet éloignement et ce groupe, mais on est quand même en mouvement.

C’est encore très différent dans une station en hivernage dans la nuit polaire par exemple, car là, cela devient très particulier. Pour les organisations qui envoient des gens en hivernage, c’est vraiment un défi d’arriver à cerner les profils, surtout ceux qui ne devraient pas y aller. Voilà, ce n’est pas pour les gens qui sont fragiles, qui pour une raison ou pour une autre ne devraient pas se retrouver coupés de certains liens.

Des stations qui, en Antarctique, sont parfois à des centaines de kilomètres des côtes et qu’on ne rejoint qu’en plusieurs jours voire semaines avec un convoi…
On part du principe qu’en hiver en Antarctique, donc entre mars-avril et octobre, en général, l’évacuation est pratiquement impossible. Les conditions techniques font qu’on ne peut pas aller chercher des gens. En tout cas à l’intérieur du continent, sur les côtes ça se discute potentiellement. Il faut vivre en autarcie totale dans la nuit. On dit souvent qu’il est plus rapide d’évacuer quelqu’un de la Station spatiale internationale que de l’Antarctique.

Ces pôles demeurent des lieux à part, même en 2024?

Bien sûr, la situation a énormément changé depuis l’époque des premiers découvreurs qui étaient vraiment coupés du monde. C’était des époques où la communication était inexistante. Des gens ne revenaient pas, on ne savait pas s’ils avaient touché terre ou pas. Aujourd’hui, c’est différent heureusement.

À l’occasion de la journée pour l’Antarctique début décembre, nous avons monté un festival polaire pour les familles et organisé des visioconférences en direct avec l’Antarctique et la station franco-italienne Concordia, qui est l’une des plus éloignées. Dehors il faisait moins 40, mais dedans, les spécialistes étaient en chaussettes dans leur salon avec assez de bande passante en tout cas pour faire un zoom avec nous qui étions à Sion et répondre à des questions absolument génialissimes des enfants sur le vomi des manchots!

Pour quelle raison les scientifiques acceptent d’aller étudier ces régions compliquées?
Le changement climatique, mais pour bien d’autres raisons aussi. Par exemple, les astronomes ou les sciences spatiales s’intéressent énormément aux régions polaires en raison des conditions qu’elles offrent, d’une absence de pollution lumineuse pour les un-e-s, d’extrême froid et d’isolement pour les autres. Mais c’est absolument clair qu’on s’est rendu compte malheureusement de l’urgence de comprendre ce qu’il s’y passe, d’utiliser les archives climatiques qui y sont stockées pour pouvoir, si possible, non seulement comprendre le passé, mais anticiper des cycles potentiels futurs.

Travail sur le terrain au Groenland dans le cadre du projet GreenFjord en été 2023, Swiss Polar Institute.
Travail sur le terrain au Groenland dans le cadre du projet GreenFjord en été 2023, Swiss Polar Institute. © ANITA FEIERABEND

Et puis on s’est rendu compte aussi que tout changement dans ces régions pourtant distantes a un impact aussi pour nous, directement ou indirectement. On redoute ce que nous réservent les pôles parce qu’on connaît le potentiel de l’ampleur de la fonte des glaces, ce n’est pas de cinq mètres, ni de dix, mais c’est peut-être de 60 mètres que s’élèvera le niveau des océans. Il y a beaucoup d’incertitudes et de marge, mais ce sont des masses gigantesques.

Quel adjectif utiliseriez-vous pour qualifier les pôles?
Précieux. C’est le système de régulation du climat. C’est en quelque sorte notre chambre froide au niveau du climat global. C’est aussi le sanctuaire d’une biodiversité unique sans oublier les populations de l’Arctique dont la vie est amenée à changer.

Pensez-vous qu’on se dirige vers plus de tension au sens où ces régions attisent l’appétit de plusieurs États?
Ces tensions existent déjà, notamment au sein de la gestion de l’Antarctique. Celle-ci est assez extraordinaire. Le fait de pouvoir gérer un continent par un traité qui se réunit une fois par année, c’est unique comme modèle de gouvernance. Pour les politologues, c’est absolument fascinant.

Mais oui, bien sûr, les tensions géopolitiques globales ont des répercussions partout, y compris dans les régions polaires et en particulier en Arctique, puisque ces tensions sont notamment liées au développement de nouvelles routes maritimes et d’exploitation de ressources naturelles, par exemple en Russie, qui est le plus grand pays de l’Arctique.

Après, la science, en tout cas, a toujours réussi à fonctionner, même pendant la guerre froide. C’était en pleine guerre froide, le traité sur l’Antarctique. Donc le fait de continuer à se parler, de trouver des terrains d’entente, aussi minimes soient-ils, c’est important. La science a toujours joué un rôle de facilitateur assez particulier.

Sur le fait que tous les États soient obligés de collaborer, n’est-ce pas une belle leçon pour l’humanité que de ne jamais oublier qu’on a tous besoin les un-e-s des autres?
Absolument. Et je pense que les scientifiques en sont très conscient-e-s, surtout celles et ceux qui sont sur le terrain parce qu’on se rend vite compte qu’on n’est pas grand-chose. C’est tout à fait une leçon. Ces régions extrêmes, justement, sont souvent porteuses de leçons à beaucoup de niveaux différents, que ce soit au niveau individuel ou à celui des organisations.

Qu’en est-il de la présence des femmes dans un milieu qu’on imagine historiquement très masculin?
Les femmes ont longtemps été considérées comme trop émotionnellement instables pour se rendre dans les régions polaires. Au début, les arguments pour ne pas envoyer de femmes, c’était qu’elles ne peuvent pas gérer le froid ni le climat, qu’elles ne peuvent pas gérer l’isolement. Elles deviendraient hystériques.

Il y avait donc les clichés sur l’aspect des émotions, et puis venait le côté purement organisationnel: comment allait-on faire s’il y a une femme et qu’on doit partager une salle de bains? Cela se combine à cette vision un peu masculine de la conquête.

Il y a quand même ce côté exploration, ce côté baroudeur qu’on imagine plutôt volontiers masculin, exactement comme dans la course au large, en voile ou dans la très haute montagne. À cause des facteurs d’isolement, de rudesse, de tensions, on s’est longtemps dit que les femmes n’y étaient pas à leur place.

Avec tous ces préjugés, quand a-t-on vu les femmes arriver sur ces projets?
Les premières femmes sur le terrain, c’est très tardif. Certes, en Arctique, il est plus difficile d’avoir une bonne vue d’ensemble parce que, étant donné qu’il y a des populations locales, les accès sont complètement différents. Mais en Antarctique où c’est très bien documenté, les toutes premières femmes scientifiques sont arrivées à la fin des années 50. C’étaient des Soviétiques. Et même là, c’était compliqué pour elles.

Par exemple, il était toléré d’être sur un bateau, mais pas forcément d’aller mettre le pied à terre. Aller faire des prélèvements n’était possible que pour les hommes. Et ce discours sexiste et misogyne a perduré très longtemps. Les premières missions féminines américaines n’ont vu le jour qu’à la fin des années 60. Et le fait que les femmes deviennent plus habituelles dans ces missions-là, c’est plutôt les années 80.

Les volontés d’appropriation territoriale de l’Antarctique se sont aussi manifestées par des efforts qui nous paraissent aujourd’hui incongrus, voire scandaleux, tels que l’envoi d’une femme enceinte afin qu’elle y accouche sur une base, donnant ainsi naissance au premier citoyen du continent. On est là en plein dans l’objectivation des femmes au service de la patrie.

Ce contexte d’isolement et de sexisme ne semble pas très favorable pour elles…
Quand les missions se sont ouvertes aux femmes, celles-ci se sont retrouvées très minoritaires et donc exposées. Il y a eu des cas de harcèlement assez lourds et qui sont assez bien documentés aujourd’hui suite à la libération de la parole dans la dynamique de #MeToo. Ce sont des régions où on avait coutume de dire ce qui se passe en Antarctique reste en Antarctique…

L’impact des conséquences de ces comportements problématiques est aujourd’hui très présent dans l’élaboration et la gestion des missions sur le terrain. Il y a une réflexion active à ce sujet pour éviter que cela se reproduise. Après, il y a aussi beaucoup de cas où ça se passe très bien grâce à des personnes investies et respectueuses. Ces facteurs de succès étaient d’ailleurs un des thèmes de notre dernière conférence annuelle.

Mais cela commence à changer aujourd’hui? Est-ce qu’on arrive à être crédible, à se faire respecter, à être légitime en tant que femme, dans un milieu extrême comme celui-ci, où on aurait encore tendance à se reposer sur des profils masculins de baroudeurs?
Au Swiss Polar Institute, nous avions environ 30% de projets menés par des femmes, avec un peu plus chez les plus jeunes et un peu moins chez les plus établi-e-s, ce qui correspond aux tendances générales dans la recherche scientifique sur le fait qu’il y a de moins en moins de femmes au fur et à mesure qu’on avance dans la carrière.

C’est sûr que le monde académique est un monde difficile, un monde où les statistiques de genres ne sont pas très favorables aux femmes. Mais ce phénomène s’allie aux particularités de la recherche polaire, qui exige des missions souvent longues dans un environnement extrême. Les choses évoluent, en 2023, dans nos projets dédiés à la relève, il y avait plus de projets portés par des femmes que par des hommes. Nous verrons si cette tendance se confirme.

À notre échelle, est-ce qu’on peut protéger les pôles? Concrètement. Qu’est-ce qu’on peut faire?​

Je pense qu’aujourd’hui nous n’avons plus le luxe de ne pas connaître l’impact de nos actions sur l’environnement ou d’y faire la sourde oreille. Éveiller de l’intérêt pour ce qui se passe autour de nous et le respect de l’environnement, c’est déjà une bonne chose.

Cela peut passer par un questionnement de nos évidences et de nos habitudes de consommation au niveau individuel, que ce soit au niveau de l’alimentation, des transports que nous utilisons pour voyager… Mais aussi, réfléchir collectivement à nos traditions au niveau socioculturel et à nos modèles économiques est fondamental pour entrevoir des manières de faire autrement.

Je n’ai pas vraiment de recette miracle supplémentaire à ce que l’on sait tous et toutes déjà, mais je reste optimiste parce que je veux croire en notre capacité d’intelligence collective et de réaction face aux crises.

L’Arctique, future autoroute mondiale?

De récents événements ont ébranlé ce que nous tenions pour acquis depuis plus d’un siècle concernant la circulation maritime internationale: tandis que le canal de Panama, achevé en 1914, est de plus en engorgé par le trafic, le canal de Suez et son passage de la Méditerranée à l’océan Indien via la mer Rouge, ouverts en 1869, subissent indirectement les tensions géopolitiques découlant de la guerre à Gaza.

La présence de pirates houthis propalestiniens a ainsi poussé nombre de cargos à se replier sur le passage par la pointe sud de l’Afrique, ancienne route maritime utilisée depuis la Renaissance, bien connue, donc, mais beaucoup plus longue.

Tous ces désagréments rendent dès lors plus que désirable, aux yeux du commerce mondial, l’avènement de la voie par l’océan Arctique, longtemps impraticable, mais de plus en plus réaliste au vu de la fonte des glaces aux pôles et des étés toujours plus favorables.

Le passage par la Route maritime du Nord (RMN), qui contourne Japon et Russie, permet de réduire de 20 à 40% la distance à parcourir entre l’Europe et l’Asie en bateau. Quant à la Route du Nord-Ouest, passant au-dessus du Canada et de l’Alaska, elle permettrait une réduction de 26% du trajet à parcourir entre Californie et Europe par rapport à la voie classique empruntant le canal de Panama.

Si les acteurs-ice-s économiques peuvent se frotter les mains, ce scénario pourrait s’avérer catastrophique pour l’environnement de l’Arctique, déjà mis à rude épreuve par le changement climatique. Davantage de pollution et de perturbations pourraient lui porter un coup fatal.

Les pôles, une histoire de femmes

Jane Francis

Jane Francis, directrice du British Antarctic Survey
Jane Francis, directrice du British Antarctic Survey. © BRITISH ANTARCTIC SURVEY

Commençant sa carrière comme paléontologue spécialisée dans l’environnement des forêts fossiles du jurassique, cette Britannique a progressivement été impliquée dans nombre de projets de recherche majeurs autour des pôles grâce à ses connaissances pointues en climatologie. Elle est, depuis 2020, directrice du British Antarctic Survey, l’une des plus grandes organisations européennes d’études polaires.

Antje Boetius

Antje Boetius, directrice du Alfred-Wegener-Institut.
Antje Boetius, directrice du Alfred-Wegener-Institut. © GETTY IMAGES/TRISTAR MEDIA

Un brillant parcours de chercheuse en biologie marine, un charisme évident… Professeure à l’Université de Brême et respectée de par le monde pour ses travaux, elle est actuellement à la tête du Alfred-Wegener-Institut, Helmholtz-Zentrum für Polar- und Meeresforschung, plus grand institut allemand d’études des régions polaires. L’organisation possède même son propre navire scientifique, le FS Polarstern.

Louise Arner Boyd

Louise Arner Boyd.
Louise Arner Boyd. © DR

Riche héritière ayant reçu toute la fortune familiale après le décès de ses deux frères, cette Américaine disposa ainsi de l’argent nécessaire pour vivre sa passion née après un voyage en Norvège: l’exploration polaire. Entre les années 20 et 40, elle organisa ses propres expéditions au Groenland, devenant notamment la première femme à survoler le pôle Nord. Durant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement américain l’engagea pour ses connaissances incomparables et lui confia une mission dans l’ouest du Groenland, à la tête d’une équipe de quinze hommes, afin d’étudier la transmission des ondes radioélectriques dans les régions arctiques.

Maria Klenova

Maria Klenova.
Maria Klenova. © DR

L’Union soviétique fut le premier État à inclure des femmes dans ses missions de recherche en milieu polaire. Dans les années 50, la géologue marine Maria Klenova, de l’Institut océanographique d’État, devient ainsi la première scientifique à travailler en Antarctique. Il fallut attendre la décennie suivante pour que la France, l’Australie, les États-Unis ou encore le Chili se décident, eux aussi, à envoyer des chercheuses dans cette région du globe. Outre ses travaux sur les fonds marins, cette grande spécialiste en cartographie a contribué à établir le premier atlas de l’Antarctique.

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