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Société

Mode: La crise des (grands) magasins n'épargne pas la Suisse

Grands magasins un marche en plein chamboulement GETTY IMAGES STEPHANE CARDINALE

Accélérée depuis la pandémie de Covid, la crise que traverse le marché de détail se trame à la croisée de multiples paramètres. Notamment le shopping en ligne, saturé par Zalando qui prend quasi la totalité des parts du gâteau.

© GETTY IMAGES/STEPHANE CARDINALE

Coup de tonnerre dans le ciel au-dessus de la chic Bahnhofstrasse de Zurich début février: le dernier survivant des grands magasins Jelmoli, un palais de verre sur quatre étages et un rez inférieur, annonçait avec fracas la fermeture de ses portes en 2024, l’année de ses 125 ans. La nouvelle a aussitôt plombé le moral de la population zurichoise, tant ce «paquebot» semblait indestructible. À la clé, pas moins de 850 personnes perdront leur emploi.

En Suisse romande aussi, la triste annonce n’a laissé personne indifférent. À commencer par Guillaume Morand, que tout le monde appelle Toto, fondateur des boutiques Pomp It Up à Lausanne, Neuchâtel, Genève, Bâle et Zurich. Pas du genre à garder sa langue dans sa poche, il partageait son coup de gueule sous forme d’ironie du sort sur Facebook: «Jelmoli, précurseur de la vente par correspondance en 1910 se voit terrassé par les géants de la vente par correspondance en 2024. Tout le monde se souvient du catalogue Jelmoli distribué à tous les ménages suisses pendant des décennies. C’était le plus gros tirage de Suisse, derrière les bottins de téléphone […] La globalisation est passée par là, le capitalisme est sans limite, il existe toujours un poisson plus gros pour en manger un plus petit. Nous sommes en passe d’atteindre le paroxysme de ce système où finalement, une ou deux douzaines d’enseignes seront les dernières boutiques du monde. On les connaît déjà pour la plupart, elles s’appellent Amazon, Alibaba, Galaxus, Digitec, Zalando, mais aussi Nike ou Adidas. Nombre d’enseignes nationales disparaissent une à une dans toute l’Europe, laissant un marché de détail devenu totalement dominé par les géants du net et laissant dans les villes comme derniers survivants, des enseignes également multinationales et globalisées, comme H&M, Zara, Footlocker, Aldi, Lidl, Décathlon, Ikea et en Suisse particulièrement, le duopole Migros et Coop. Pas très réjouissant…»

Jelmoli, un phare dans la ville

Contactée pour avoir plus d’informations sur la fermeture, la responsable de communication de Jelmoli nous redirige vers Tomic Mladen, le porte-parole de Swiss Prime Site, la société immobilière qui gère le bâtiment et les opérations du grand magasin. «Effectivement, la nouvelle a grandement surpris les Zurichois, déclare-t-il. Jelmoli est une sorte de phare pour les personnes qui font leurs achats sur la Bahnhofstrasse.»

En bon communicant, il minimise la perte en ajoutant qu’il ne s’agit pas d’une fermeture, plutôt d’un repositionnement du bâtiment. «Nous rétrécissons l’espace commerçant de 24 000 à 10 000 mètres carrés pour le futur. Nous allons réaménager les étages supérieurs en bureaux en 2025 et 2026. Concernant le rez-de-chaussée, nous sommes ouverts à la discussion pour une remise de la marque Jelmoli à un exploitant souhaitant profiter du meilleur emplacement à Zurich.» En deux mots, il s’agit bien du clap de fin pour Jelmoli. Les murs restent, l’esprit s’en va.

On retrouve Toto Morand à son bureau en périphérie de Lausanne, là où sont stockées les sneakers qui seront livrées dans ses boutiques. Une véritable caverne d’Ali Baba. À propos de Jelmoli, il précise: «à Zurich, Jelmoli est une institution, les gens sont tristes. C’est comme si on enlève la cathédrale à Lausanne!»

Les temples de la mode vacillent

En écho à l’analyse du roi de la sneaker lausannois, le choc est retentissant et fait ressurgir - toutes proportions gardées - le traumatisme du grounding d’un autre emblème helvétique survenu mardi 2 octobre 2001: la fin de Swissair, la compagnie d’aviation, ambassadrice internationale du label de qualité suisse qui, à l’instar du slogan du Titanic, semblait insubmersible. Son funeste épilogue a prouvé le contraire.

Constat post-covid, les gros navires que sont les galeries marchandes ne sont pas si solides qu’ils peuvent en avoir l’air. Ainsi, quelques jours à peine après le géant zurichois du luxe, c’est un autre symbole, du chic français cette fois-ci, qui vacille sur son piédestal. Les Galeries Lafayette, étape touristique incontournable de Paris, au même titre que la tour Eiffel et le Musée du Louvre, se retrouvent dans la tourmente. Lundi 20 février 2023, le groupe dont le magasin parisien est situé boulevard Haussmann adressait un message à sa clientèle se voulant rassurant, alors que les 26 magasins Galeries Lafayette de régions, contrôlés par l’homme d’affaires bordelais Michel Ohayon, sont mis en redressement judiciaire pour les protéger de toute attaque. «Cette situation perturbante et désolante ne concerne en rien votre magasin Galeries Lafayette de Paris Hausmann, pas plus que le site galerieslafayette.com», explique le groupe dans son message.

Trois jours avant, le businessman fortement critiqué après la liquidation de Camaïeu et de ses 500 succursales qu’il avait repris en 2018, prenait sa propre défense dans les colonnes du journal Sud Ouest: «Depuis l’échec de Camaïeu, j’entends tout sur moi, mais non, je ne suis pas un chacal des tribunaux de commerce, J’ai tout tenté pour sauver l’emploi», déclarait-il. En vain. Niveau casse sociale, notons que plus de 2000 salariés sont restés sans emploi. Semaine noire pour les détaillants en France, qui voyait les 163 magasins San Marina fermer définitivement boutique lundi 20 février, entraînant l’arrivée de 600 salariés sur le marché de l’emploi.

Une page se tourne

Accélérée depuis la pandémie de Covid, la crise que traverse le marché de détail se trame à la croisée de multiples paramètres. Notamment le shopping en ligne, saturé par Zalando qui prend quasi la totalité des parts du gâteau. Le premier à faire les frais de cette razzia numérique n’est autre que Topshop, mastodonte de la mode cool à prix abordable, qui fermait ses quelque 70 magasins de prêt-à-porter, rachetés par l’entreprise de vente de vêtements en ligne Asos. En l’occurrence, 2500 emplois passaient à la trappe lundi 1er février 2021. En fermant physiquement ses arcades pour se limiter au business numérique, l’enseigne anglaise marquait la fin des longs après-midi de shopping entre potes dans une ambiance clubbing avec des DJs trendy à tous les étages.

Le grand méchant virus

Flashback au printemps 2020. Pour mieux comprendre ce grand tournant, recontextualisons le début de cette décennie. Tiraillée entre l’angoisse d’un virus mortel et la candeur d’une saison radieuse, la population suivait les conférences de presse du Conseil Fédéral comme une série palpitante. Du haut de nos balcons d’où nous fantasmions le nouveau monde placé sous le signe de la solidarité, nous contemplions le ciel bleu sans avion en buvant le café du matin accompagné d’un banana bread fait maison. Plus tard, nous entretenions virtuellement nos vis sociales en apéro Zoom avant d’applaudir le personnel soignant, héroïque malgré l’épuisement, chaque soir à 21h. Dans ce nouveau monde, les bateaux de croisière avaient disparu de Venise, remplacés par les dauphins qui voguaient en chorégraphies synchros entre les gondoles de la Sérénissime. Dans ce nouveau monde, Bambi allait jusqu’à s’aventurer dans nos villes désertes. Enfin, pratiquement désertes: les irréductibles du shopping en boutique se regroupaient inlassablement en files d’attente respectant les fameuses distances sociales devant les temples du fast fashion, Zara et Louis Vuitton.

Dis-moi où tu t’habilles, je te dirai qui tu es

Sauf qu’en sourdine de ce pèlerinage quotidien se tramait un drame: face à ces grosses entreprises internationales, les boutiques plus locales n’allaient pas pouvoir régater longtemps. «Tous ces jeunes qui font la file en survêt’ pour s’acheter une ceinture ou un porte-monnaie frappé du fameux monogramme, ça me désole. Louis Vuitton est vraiment devenu le fast-food de la mode», observait dépité une figure incontournable de la mode à Lausanne, dont l’enseigne a aujourd’hui disparu.

Dans cette conjoncture particulière, les acteurs locaux ayant pignon sur rue se sont battus pour une remise de loyer quand ils ne se perdaient pas en procédures pour obtenir des soutiens financiers. Pendant ce temps, jonglant entre des enseignes frappées de la dernière lettre de l’alphabet, les fans de mode renouvelaient inlassablement leur dressing entre Zara et Zalando.

Le personnel de la Poste, lui, s’est bien cassé le dos pendant la pandémie, en témoigne le regard désabusé d’un facteur qui assurait ne jamais avoir vu ça: des colis frappés du logo orange en pagaille. Livrés, retournés. La folie. Le modèle économique de l’entreprise allemande leader mondiale de la vente en ligne, tout le monde le connaît: on commande tranquillement, on est livré rapidement, on essaie chez soi et on renvoie – gratuitement – les articles qui ne conviennent pas. Tout le succès de Zalando repose sur cette particularité, le retour de livraison gratuite. Sans cette attractivité pour le client, le système s’effondre. «Zalando est la boutique préférée des Suisses actuellement, s’exclame Toto Morand. On y trouve toutes les marques, ils en ont 5800! En 2021, Zalando a fait 1,4 milliard de chiffres d’affaires uniquement en Suisse et il semblerait qu’ils ont fait 300 millions de plus en 2022. C’est la raison pour laquelle les enseignes multimarques traditionnelles telles que Manor ou Jelmoli se font bouffer avec des chiffres d’affaires très inférieurs. Le jour où on impose une taxe sur les retours, qui irait par exemple à un fonds climat, Zalando perd 30 à 40% des ventes. Du jour au lendemain. En attendant, Zalando continue d’affaiblir les autres. À commencer par les petits détaillants, qui, à bout de souffle, finissent par fermer boutique.»

Dans la foulée, on apprend les cessions ou liquidations judiciaires de marques chéries des années 90, telles que Kookaï, Pimkie ou Gap. «Les enseignes qu’on voit disparaître actuellement en France avaient déjà été plombées par les géants que sont H&M et Zara. Maintenant que ces derniers souffrent de Shein, les plus anciens meurent, observe Toto Morand. C’est pareil en Suisse, avec la disparition de Charles Vögele par exemple. Les villes de province deviennent des déserts commerciaux. À Lausanne, on voit des bistrots, des bars, des kebabs, des bubble tea et des barbiers remplacer les boutiques de mode.»

Lèche-vitrine ou e-shopping?

Alors, terminées les virées shopping du monde d’avant? Reléguer l’activité du lèche-vitrine et des essayages en cabine à une dérive consumériste serait très réducteur, car le shopping est avant tout une expérience sociale. Un moment d’échange et de conseil, où l’on affirme ses propres goûts tout en découvrant les affinités stylistiques de ses complices. On en tient pour preuve l’engouement croissant pour le vintage, parfois aussi luxueux, en rupture avec la notion de fast-fashion et en totale harmonie avec la valeur ajoutée de la durabilité. Un virage que les Galeries Lafayette pourrait amorcer en intégrant des corners de deuxième main de luxe dans ses étages. Alors oui, seule face à son écran, on évite certaines contraintes. Mais la rançon de cette bulle cosy chez soi est la solitude, tout en faisant défiler les pièces, qu’on ajoute au panier comme on swipe à droite sur une app de rencontre.

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