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témoignage

Maureen Kearney: «C’est bizarre de me voir incarnée par Isabelle Huppert»

Maureen Kearney La Syndicaliste KEYSTONE DONATIEN MILLET 2

Maureen Kearney, 67 ans, a subi la double peine: après avoir été violée et agressée, en 2012, elle a dû affronter la brutalité de la justice.

© KEYSTONE/DONATIEN MILLET

Sorti le 1er mars 2023, porté par une Isabelle Huppert au sommet, La syndicaliste remet en lumière ce qui pourrait être un scandale d’État. À savoir l’affaire Maureen Kearney, une lanceuse d’alerte qu’on a voulu faire taire. De la plus immonde des manières.

Pour mémoire, tout commence début 2012. Alors responsable syndicale d’Areva, géant du nucléaire français, l’Irlandaise apprend que des négociations secrètes entre la France et la Chine menacent des milliers d’emplois. Inquiète, elle tente d’alerter les politiques. En vain. Mais ses démarches dérangent. Au point que le 17 décembre, alors en attente d’un rendez-vous avec le ministre des affaires Européennes, Bernard Cazeneuve, à qui elle veut expliquer la gravité de la situation, elle est retrouvée chez elle, ligotée à une chaise, le ventre scarifié d’un A et un couteau enfoncé par le manche dans le vagin.

Comme elle nous l’explique aujourd’hui, ce n’est là que le début de six années de calvaire. Car au lieu d’être soutenue et entendue, elle se voit maltraitée par des enquêteurs clairement peu motivés à chercher la vérité, transformée en coupable d’accusations mensongères – ce qui lui vaut d’être condamnée pour «dénonciation de crime ou délit imaginaire» en 2017 – avant d’être finalement relaxée en 2018. Une double peine, en somme.

Maintenant retirée du monde syndical, bénévole dans une association de soutien aux femmes victimes de violences conjugales et enseignante d’anglais, sans illusions quant au fait que la vérité soit faite un jour, Maureen Kearney revient sur cette période si douloureuse…

La Syndicaliste, de Jean-Paul Salomé, avec Isabelle Huppert dans le rôle de Maureen Kearney
La Syndicaliste, de Jean-Paul Salomé, avec Isabelle Huppert dans le rôle de Maureen Kearney. ©Keystone /Donatien Millet

FEMINA Comment vivez-vous de voir votre histoire ainsi scénarisée, portée par Isabelle Huppert?
Maureen KEARNEY Plutôt bien – même si c’est franchement bizarre de voir une partie de sa vie sur grand écran, d’être incarnée par Isabelle Huppert. Pour être honnête, ça me dépasse. Ce d’autant plus que je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait un tel battage là autour. Mais je me dis que si cela peut aider une seule personne à se lever et à continuer à se battre, alors ce récit aura fait son travail!

Avez-vous eu un droit de regard sur le scénario?
Oui, j’ai pu le lire à plusieurs reprises. Mais comme ce n’est pas mon métier, j’étais incapable d’imaginer ce que cela allait devenir et j’ai donc dû faire confiance… ce qui n’était pas évident car je me méfiais de tous les gens que je ne connaissais pas – et spécialement des hommes.

Il y a tout de même quelques libertés prises avec la réalité, non?
Oui, et c’est normal. J’ai par exemple deux enfants et des petits-enfants, alors que dans le film, je n’ai qu’une fille. De même, quand le réalisateur, Jean-Paul Salomé, raconte que j’ai été retrouvée dans le sous-sol de la maison, en réalité, j’étais au salon…

Mais globalement, l’essentiel y est. Même si ce que j’ai vécu est bien pire que ce qui est montré!

L’attitude de la police à votre égard, par exemple…
Tout à fait. D’ailleurs, j’ai senti quasi tout de suite qu’il y avait un problème, que pour cette équipe exclusivement masculine, je n’étais pas une «bonne victime»… et tout a été monté à charge contre moi. Ainsi, par exemple, sur trente témoignages, 28 parlaient de mon intégrité et de mon comportement respectueux. Et deux cadres supérieurs me décrivaient comme étant dans l’imaginaire, n’allant pas bien. Eh bien seuls ces deux-là ont été retenus! Parallèlement, il y a eu toutes sortes d’irrégularités – comme des échantillons d’ADN volatilisés, mes empreintes soi-disant trouvées sur le scotch avec lequel j’étais attachée qui ont en réalité été prélevées sur un verre, la non prise en compte du fait que, souffrant à l’époque d’une blessure à l’épaule, je ne pouvais pratiquement pas me servir de mon bras droit alors que je suis droitière, etc.

Pire encore: ils ont fait pression sur moi en me disant que personne ne me croyait, pas même mon mari et mes enfants - tout en leur disant, à eux, que j’étais folle à lier et avais pété les plombs. Ils se sont même acharnés sur moi parce que je ne portais pas de culottes sous mon collant, ce qui démontrait que je n’étais pas une femme bien! C’était surréaliste et insupportable, on était dans l’absurdité la plus totale!

Quant aux médecins qui m’ont examinée, ils n’étaient pas méchants, mais pas un n’a tenu compte de l’état de sidération dans lequel je me trouvais ni de la violence de ces examens gynécologiques que je subissais. C’était une forme de deuxième viol…

Dans le film, on me demande ma permission. Dans la réalité, ça n’a jamais été le cas: c’était ordonné par le procureur, il fallait donc s’exécuter!

Même les deux premiers avocats qui vous représentaient n’interviennent jamais pour vous protéger!
En effet. À vrai dire, je pensais même qu’ils n’en avaient pas le droit. Je n’ai par exemple pas compris que celui qui me défendait pendant le premier procès n'intervienne pas et me laisse à nouveau me faire agresser violemment au tribunal. En sortant de l’audience, je me souviens avoir dit à mes proches que si j’avais été un petit délinquant, j’aurais tout cassé: vous n’êtes pas considérée comme un être humain, vous n'avez pas droit à un minimum de dignité.

En clair, tout a été fait pour vous décrédibiliser et vous anéantir psychologiquement…
Absolument. Et je ne comprenais pas cet acharnement, ce manque d’humanité qui, par ricochet, impactait aussi ma famille - et notamment ma fille, qui a également très mal vécu toute cette période.

Honnêtement, par moment, j’ai pensé au suicide: j’avais tellement peur pour mes enfants, mes petits-enfants, mon mari… je me disais: “Si je ne suis plus là, ils seront peut-être protégés”.

Heureusement, notre lien familial est tellement fort que cela m’a empêchée de passer aux actes. Mais je ne mangeais plus - moi qui pesais en moyenne 57 kilos, j’étais descendue à 43 kilos -, je faisais des cauchemars épouvantables, si bien que j’avais peur de dormir… j’étais dans une peur viscérale en permanence. Chaque cellule de mon corps était terrorisée. Être confrontée à des policiers et à des médecins sans empathie n’a rien arrangé!

Mais vous avez tenu le coup…
Plus ou moins. D’abord, même si, sur le moment, je n’étais pas en capacité de me rendre compte de l’importance que cela avait, j’ai été très soutenue par ma famille, par mes amis et par le syndicat CFDT, qui m’a notamment permis financièrement de faire appel de ma condamnation et de changer d’avocat. Sans cette aide, je n’aurais pas pu car il ne faut pas se leurrer: se battre coûte très cher, c’est la justice de l’argent! En l’occurrence, Me Hervé Temime a repris les choses de A à Z et mis au jour toutes les «bizarreries» de l’enquête et du dossier - lesquelles ont d’ailleurs été relevées dans le jugement!

Par ailleurs, outre cette solidarité, j’ai eu la chance extraordinaire de rencontrer un psychiatre spécialiste des traumatismes de guerre et colonel dans l’armée qui m’a sortie de la sidération avec des méthodes comme l’EMDR ou l’hypnose ericksonienne. Parallèlement, j’ai suivi des thérapies grâce auxquelles je tenais le coup, même si j’étais toujours dans l’angoisse, la peur et l’incompréhension… Par la suite, mais bien plus tard, j’ai beaucoup travaillé sur le pardon pour pouvoir vivre en paix. Et sur l’acceptation, aussi: ça s’est passé, je prends note, je ne peux rien faire, mais sans être ni dans la révolte, ni dans la résignation, j’avance quand même.

Aujourd’hui, une femme agressée plusieurs années avant vous dans des circonstances similaires, avec le même parcours (enquête biaisée et accusations de mensonges), vient de témoigner dans L’Obs à visage découvert, tandis que la députée Clémentine Autain vient de demander la mise sur pied d’une commission d’enquête. Cela vous donne-t-il l’espoir que la lumière pourrait enfin être faite?
Je n’y crois pas du tout. Et aujourd’hui, je préfère la paix, je ne veux plus jamais retourner en justice… Tout cela est vraiment symptomatique d’un système inique et inadmissible. Comme bénévole dans une association qui soutient les victimes de violences conjugales, je rencontre pas mal de femmes. Eh bien même si cela me fait mal de le dire, elles me permettent de constater qu’on n’a toujours pas avancé, qu’on continue à mettre en doute la parole des victimes et que quand enfin elles osent franchir le pas et dénoncer officiellement des maltraitances, elles restent mal accueuillies dans la grande majorité des cas. Qu’est-ce que cela dit de nous, en tant que société?

Les mouvements actuels, de type #Me Too, n’ont-ils donc pas fait bouger un peu les lignes?
Médiatiquement, oui. Et les politiques en parlent un peu plus. Mais concrètement, le nombre de féminicides ne baisse pas, par exemple. Pas plus que celui des violences conjugales. Au contraire, on voit même une augmentation! Donc… qu’attend-on pour donner des moyens humains et financiers, pour prendre réellement à bras le corps cette problématique épouvantable? À mon niveau, tout ce que je peux faire, c’est de soutenir les victimes, de leur dire que je les crois, ce qui est basique et primordial, et d’encourager celles qui sont maltraitées à ne pas rester seules, à se rapprocher des associations qui font vraiment un travail exemplaire… malgré des budgets hyper-limités.

Et si c’était à refaire?
Jamais! Néanmoins, je veux donner un message d’espoir: on peut s’en sortir. Ça peut être très long, très douloureux, avec beaucoup de souffrances. Aujourd’hui, à 67 ans, je me sens bien, je vis des choses que je n’aurais pas vécues sans cette horreur.

Il y a une expression anglaise qui dit: chaque nuage a une doublure en argent… et j’y crois!

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