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Masculinités: Pourquoi les leaders ne portent pas la barbe

Masculinités: Pourquoi les leaders ne portent pas la barbe

«Le rasage de près s’inscrit dans un ensemble de pratiques signifiant l’autocontrôle, qui sont érigées en valeurs cardinales dans les milieux économiques récents.» - Victor Vey, sociologue

© GETTY IMAGES/GEORG WENDT/BRANDON BELL/JUSTIN SULLIVAN/DAVID PAUL MORRIS/HOLLIE ADAMS

C’est un paradoxe que vous avez peut-être remarqué: alors que les hommes barbus sont devenus tendance, que les barbershops fleurissent à tous les coins de rue et que les icônes les plus viriles de Hollywood arborent le poil fourni au menton, les mâles alpha des hautes sphères économiques comme politiques, eux, continuent de présenter un visage invariablement glabre.

Il suffit de passer en revue les grands patrons et autres chefs d’État actuels pour s’en convaincre: Elon Musk, Jeff Bezos, Mark Zuckerberg, Joe Biden, Donald Trump, Emmanuel Macron, Olaf Scholz, Vladimir Poutine, Xi Jinping, Rishi Sunak, Charles III ou encore Alain Berset chez nous, tous, ou presque, n’apparaissent en public que le visage rasé de près.

«Ce constat saute aux yeux, de nos jours la barbe est en effet quasi-inexistante chez les gens de pouvoir, relève Victor Vey, sociologue à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis rédigeant une thèse sur les usages sociaux de la barbe et de son entretien. Il y a bien eu quelques cas comme l’ancien premier ministre français Edouard Philippe, mais ces exemples demeurent très minoritaires dans le paysage.»

La domination moustachue

Un paradoxe à première vue, puisque le fait de se laisser pousser la barbe est souvent motivé par l’envie de booster sa masculinité et d’apparaître plus viril en société, des intentions qu’on imaginerait volontiers chez ces hommes devant diriger des pays entiers et de grandes entreprises, et qui, d’une certaine manière, doivent en imposer. Mais alors, pourquoi ces gentlemen tout en haut de la hiérarchie ne font-ils pas appel à la bonne vieille méthode de la pilosité faciale pour incarner le pouvoir masculin?

Car jadis, c’est comme cela que les choses fonctionnaient, comme le rappelle l’anthropologue Christian Bromberger, auteur de Ce que nos poils disent de nous: «Au XIXe siècle, la barbe et la moustache étaient des marqueurs d’une virilité assez dominatrice, la pilosité faciale étant indissociable d’un homme ayant accédé à un certain statut».

Des codes pour le bureau

C’est au début du XXe siècle que le vent commença à tourner pour les barbus des classes privilégiées. «On assista alors à un reflux de cette mode, notamment sous l’effet des progrès de la médecine et de l’hygiène, puisqu’on se mit de plus en plus à percevoir la barbe fournie comme un nid à microbes», observe Victor Vey.

«C’est également à cette période qu’émerge un nouvel idéal masculin cultivant les notions d’athlétisme, de rigueur, de discipline, influencé par le développement du sport et la transformation du marché du travail.»

«Des codes culturels davantage compatibles avec les exigences du travail de bureau. Le rasage de près s’impose alors car il signifie la confiance, le respect des règles.»

Ce sont d’ailleurs ces mêmes notions, qu’on qualifierait aujourd’hui de néolibérales, qui animent nombre de leaders. «Le rasage de près s’inscrit dans un ensemble de pratiques signifiant l’autocontrôle, qui sont érigées en valeurs cardinales dans les milieux économiques récents, analyse Victor Vey. Dans ces hautes sphères, tout devient une entité à manager: les collaborateurs, la famille, l’agenda de la journée, le temps libre, la santé et, bien évidemment, le corps. En outre, l’absence de barbe évoque la jeunesse, et donc l’innovation et la fraîcheur.»

On pourra quand même s’étonner que le retour en force de la barbe depuis le milieu des années 2010, adoptée par les hipsters, n’ait pas réussi à séduire plus que ça ceux qui dirigent. «Il s’agit quand même de milieux régis par l’hyperconformité, on le voit en autre dans le langage qui y est valorisé, il n’est donc pas étonnant que le rasage, associé à une image conservatrice, reste la norme», fait remarquer Stéphane Héas, sociologue spécialisé dans les questions corporelles.

Symptôme des temps crise

De fait, lorsque barbe il y a, c’est, bien souvent, sur le visage des leaders plutôt situés à gauche du spectre politique, comme Lula au Brésil. «Cela n’est pas surprenant, car le retour en grâce de la barbe il y a dix ans s’est finalement surtout opéré à gauche de l’espace social, via les profs, les artistes ou les indépendants, c’est-à-dire des professions assez éloignées du monde de l’entreprise et de ses conventions, où la pilosité faciale est encore perçue négativement», indique Victor Vey.

Mais si la barbe semble en contradiction avec les valeurs véhiculées par le pouvoir, elle devient désirable dans certains moments bien précis. En l’occurrence, lorsque la réalité bascule.

«On se laisse souvent pousser la barbe dans les temps de crise, pointe le sociologue. Le pape Jules II est ainsi apparu barbu entre 1511 et 1512, après qu’il a perdu la cité de Bologne dans le cadre des guerres franco-italiennes. Un chroniqueur rapporte qu’il aurait juré de ne plus se raser tant qu’il n’aurait pas chassé les Français hors d’Italie.»

Le rasoir ou sauver le monde

Le premier ministre canadien Justin Trudeau, qu’on avait toujours connu rasé de près, a ainsi arboré une barbe depuis le début de la pandémie jusqu’en 2022, comme le signe que son pays était en guerre contre le coronavirus. Autre guerre, celle qui meurtrit l’Ukraine: depuis l’invasion de son pays par la Russie, Volodymyr Zelensky a adopté un tout nouveau look alliant habits militaires et barbe de dix jours, lui qui apparaissait jusqu’ici rasé de près et en costume.

Même Emmanuel Macron, lors d’une réunion de crise avec son staff au début du conflit, était apparu chemise débraillée et barbe de trois jours sur des images prises par sa photographe personnelle.

«C’est une manière de signifier que le moment est d’une intensité spéciale et que cette apparence soudain un peu négligée vient de l’ardeur du travail accompli», estime Christian Bromberger.

Et dans de rares cas, la longueur de la barbe peut même traduire un rapport au pouvoir en train de changer. D’abord arrivé aux commandes de Twitter avec un visage glabre, Jack Dorsey, de plus en plus en souci avec les résultats de son entreprise, a ainsi arboré une barbe de plus en plus longue, jusqu’à finir par ressembler à Raspoutine lorsque le réseau social, en difficulté, a été cédé à Elon Musk… Avant de se consacrer au yoga.

«En Occident, la barbe longue est souvent celle du vieillard ou du révolutionnaire, elle symbolise une sorte de renoncement», souligne Christian Bromberger. Alors, pour juger si les temps sont durs, on sait désormais qu’il faut surveiller de près la pousse du poil chez nos dirigeants.

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