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Elle ne pense qu’à ça, Dr Ruth!
On l’ignore peut-être, mais si parler de sexe, d’orgasme, de problèmes érectiles ou de pénis ne choque (presque) plus personne, c’est en grande partie grâce au Dr Ruth. Avec sa manière unique de mêler empathie, humour, bon sens et clarté – pour ne pas dire crudité! – dans sa manière d’aborder publiquement les choses de la vie dès les années 1980 (période bien plus prude qu’on ne le pense!), la célébrissime sexologue a véritablement permis de libérer la parole.
Que ce soit via ses interventions dans les médias (dont des chroniques dans «Femina» ou «Le Matin», dès 1989), dans les quelque quarante livres publiés au fil des ans ou encore lors de séminaires (elle a notamment donné des cours dans les prestigieuses universités de Yale et de Princeton), elle n’a en effet eu de cesse d’appeler un chat un chat pour lutter contre l’ignorance et, afin d’aider les gens à vivre une sexualité épanouie, n'a jamais été avare de phrases porteuses, dont certaines sont devenues très célèbres - comme:
Aujourd’hui, à bientôt 92 ans, celle que la presse américaine surnomme volontiers «Mamy Freud» pourrait profiter tranquillement de la retraite. Mais non! Toujours aussi active, énergique, pétillante, malicieuse et dévouée à la cause, la thérapeute n’est pas près de se ranger des affaires. Et, tout en se consacrant, quand elle le peut, à ses deux (grands) enfants et à ses quatre petits-enfants, elle continue donc joyeusement à travailler, à écrire, à voyager dans le monde pour distiller ses conseils – comme on peut d’ailleurs le constater dans le documentaire «Les secrets du Dr Ruth».
Au téléphone, cette grande Dame d’un mètre quarante-quatre, qui martèle depuis quarante ans que «la taille ne compte pas» et milite pour une bonne communication entre partenaires, s’est prêtée avec gentillesse et spontanéité au jeu des questions.
FEMINA La sexualité est aujourd’hui un sujet «banal», largement discuté et débattu. Ce n’était pas du tout le cas il y a une cinquantaine d’années. Pourquoi et comment avoir choisi cette spécialité?
Dr Ruth Je n’avais en effet pas imaginé devenir sexologue et ma formation ne m’y préparait pas spécialement. J’avais suivi des études en psychologie à la Sorbonne, à Paris, puis obtenu un master en sociologie de la New School ( j’ai émigré à New York en 1956). En fait, je n’ai commencé à m’intéresser sérieusement à la sexologie que dans les années 1970. A cette époque, je préparais un doctorat en sciences de l’éducation et, parallèlement, je travaillais pour le planning familial de la ville de New York, plus précisément à la consultation de Harlem. Or, la plupart des gens qui y venaient avaient des questions spécifiquement liées à la sexualité et à la planification de la famille auxquelles je ne pouvais pas forcément répondre. Pour le coup, j’ai décidé d’en savoir plus...
Et vous êtes donc retournée à l’université.
J’ai en effet été acceptée dans le programme d’une véritable pionnière de la sexothérapie qui travaillait au fameux Cornell University Medical Center, la Dresse Helen Singer Kaplan. J’ai eu le privilège de travailler pendant 7 ans aux côtés de cette femme remarquable à qui l’on doit notamment l’essai «La nouvelle thérapie sexuelle: traitement actif des difficultés sexuelles». Les deux premières années, elle m’a formée, et les cinq suivantes, c’est moi qui ai formé des thérapeutes!
Vous dites que vous ne saviez pas toujours que répondre aux gens qui venaient au planning familial. A quel genre de questions étiez-vous confrontée?
Contraception, grossesses non désirées, maladies sexuellement transmissibles, préliminaires, jouissance... il y en avait beaucoup et de toutes sortes.
Tout en approfondissant vos connaissances en sexologie, donc, vous meniez des recherches, donniez des cours et des séminaires, travailliez au planning familial et vous occupiez de votre famille: comment gériez- vous cela?
Grâce à mon mari! Tout comme la juge à la Cour suprême Ruth Bader Ginsburg, j’ai eu la chance d’avoir un conjoint qui m’aidait et me soutenait énormément. Fred Westheimer, qui a été mon grand amour, faisait souvent à manger et s’occupait de nos deux enfants – Miriam et Joel (nés respectivement en 1956 et 1964). Heureusement pour moi, ils ne se formalisaient pas de mes absences, que ce soit quand je donnais des conférences ou devais voyager pour des raisons professionnelles.
Le temps a passé et, au début des années 1980, vous êtes devenue une star internationale, la papesse du sexe. Comment cette bascule s’est-elle opérée?
Une fois de plus, par une espèce de coup de chance et de timing parfait! Dans ces années-là, comme tout le monde écoutait encore la radio, je pensais qu’il serait bien qu’il existe une émission d’éducation sexuelle. Il y avait une telle ignorance, un tel obscurantisme! Or, lors d’une conférence, j’ai justement rencontré une des responsables de la station new-yorkaise WYNY-FM, qui a aimé ma manière de voir les choses. De fil en aiguille, on m’a donc confié une tranche horaire pour parler de sexualité et donner des conseils à ce sujet. Mon projet était au fond assez simple: je demandais aux auditeurs de m’envoyer leurs questions par écrit et je leur répondais sur les ondes.
Rapidement, par le bouche-à-oreille, c’est devenu l’émission phare de la chaîne et je recevais tellement de lettres qu’au bout d’un an, j’ai obtenu la tranche 22 h - minuit, en direct, tous les dimanches soir. En fait, ça marchait même si bien que l’émission, qui a duré 10 ans, a vite été diffusée au niveau national!
Parallèlement, on vous voyait aussi à la TV!
Dès 1984, j’ai en effet participé à différentes émissions de TV, ce qui m’a permis de m’adresser à un très large public. Cela m’a aussi valu d’être assez vite connue et, dans la foulée, de commencer à écrire des chroniques hebdomadaires dans différents journaux et magazines – dont «Le Matin» et «Femina» entre 1989 et 1999!
Vous semblez d’ailleurs apprécier la Suisse
Oui... Si je n’avais pas pu rester à Herisau dans un foyer pour enfants pendant la Seconde Guerre mondiale, je n’aurais pas survécu. Comme je le dis dans le documentaire, mes parents, qui ont été tués pendant l’holocauste, m’ont donné la vie deux fois: quand je suis née puis quand ils m’ont envoyée en Suisse, en 1938.
Aujourd’hui encore, je viens en Suisse chaque année et j’y ai beaucoup d’amis, notamment à Uster, près de Zurich. Et puis j’aime aussi Wengen, où des scènes du film ont été tournées. Avec mon mari, Fred [décédé en 1997], nous y venions chaque été. A ce propos, j’ai justement sous les yeux une photo qui y a été prise. J’y suis avec toute ma famille et ça me fait sourire de voir mes quatre petits-enfants... les meilleurs petits-enfants du monde!
Ce qui a participé à votre célébrité internationale, aussi, c’est votre humour et votre langage, très audacieux pour l’époque!
A vous entendre, vous n’avez pas changé!
Non, en effet, je suis toujours aussi directe!
Mais d’où vous vient cette liberté de ton?
Je suis juive et je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles je peux parler si ouvertement de sexualité: d’une part, dans la tradition juive, le sexe n’a jamais été considéré comme un péché; d’autre part, il est dit dans le Talmud qu’une leçon apprise avec humour est une leçon retenue... alors c’est ce que je fais! Par ailleurs, j’ai aussi été extrêmement bien formée!
Cette manière directe d’aborder le sexe vous a-t-elle causé des problèmes?
A l’exception d’un politicien qui a essayé de me chercher des poux, personne ne m’a vraiment embêtée. Mais j’étais prise au sérieux grâce à mon bagage (c’est-à-dire à mes études en psychologie, mes doctorats en sociologie et en sciences de l’éducation ou ma formation à Cornell). Et puis, même si je faisais la couverture de magazines comme «People» ou participais à des émissions de divertissement – ce qui me permettait de toucher le public jeune que je voulais atteindre! – j’ai toujours écrit des livres moins légers que «Le sexe pour les nuls!» et gardé un pied dans le monde académique en donnant des cours et des séminaires universitaires, notamment à Columbia. Ce parcours me vaut d’ailleurs d’avoir reçu plusieurs titres de docteur honoris causa aux Etats-Unis... et bientôt en Israël puisqu’au mois de mai, je vais en recevoir un de l’Université Ben Gourion!
Il n’empêche que vous avez tout de même suscité des polémiques, notamment quand vous parliez du sida et défendiez la cause homosexuelle!
Ce n’était évidemment pas des sujets très populaires! Mais, là encore, je parlais uniquement de ce que je connaissais. Je m’étais beaucoup renseignée auprès de médecins sur le sida, car il n’était pas question de raconter des bêtises et de répandre n’importe quelle fausse information. Et il en circulait beaucoup! Cela dit, pour moi, le message qu’il fallait déjà absolument faire passer, c’est que les homosexuels doivent être traités avec respect.
Les choses n’ont-elles donc pas changé?
Si, tout de même. Et surtout au niveau du langage. Aujourd’hui, on ose poser des questions bien plus ouvertement qu’auparavant. Quand on a des soucis liés à l’orgasme, à la masturbation ou encore des problèmes d’érection, par exemple, on l’exprime plus clairement, on a moins peur des mots et de ce qu’ils représentent. Il n’empêche que beaucoup de gens restent friands de conseils et d’informations. La preuve, la quatrième édition revue et augmentée de mon «Sexe pour les nuls!», sortie en juin 2019, se vend comme des petits pains!
Puisque vous parlez d’aujourd’hui... que pensez-vous du mouvement #Me Too?
Je m’abstiens de m’exprimer à ce propos. Tout ce que je peux dire, c’est que toute personne qui a été violée ou subi des abus doit absolument en parler avec un spécialiste.
Vous êtes féministe, pourtant!
Je n’aime pas trop ce terme, mais l’une de mes petites-filles insiste pour me qualifier de féministe. Elle a raison jusqu’à un certain point: je suis pour l’égalité en ce qui concerne les droits, les chances ou les salaires et j’estime normal que les femmes soient prises en compte et puissent librement disposer de leur corps, évidemment. En revanche, je ne suis pas une radicale et je ne veux pas brûler les soutiens-gorge!
Y a-t-il encore des questions auxquelles vous ne savez toujours pas répondre?
Bien sûr! Il y a des problématiques qui nécessitent encore des recherches et des études. Toutefois, nous en savons déjà bien plus qu’avant et une chose est sûre: grâce aux médias ou aux gens qui ont eu le courage d’aborder ces questions publiquement...
Vous allez avoir 92 ans le 4 juin prochain et loin de vous reposer, vous travaillez non-stop. Où trouvez-vous cette énergie?
C’est simple, je continue à adorer ce que j’ai la chance de faire! Je bénéficie en outre globalement d’une excellente santé. Cela dit, je refuse tout rendez-vous ou interview avant 10 heures du matin parce que je n’aime pas me lever tôt!
Repères en quelques dates
1928 Naissance de Karola Ruth Siegel, le 4 juin, à Wiesenfeld, en Allemagne. Elle est la fille unique d’un couple de juifs orthodoxes.
1938 Pour la protéger des nazis, ses parents l’envoient dans un foyer en Suisse. Elle y reste 7 ans.
1948 Emigrée en Palestine, elle intègre la Haganah, devient tireuse d’élite et se marie.
1950 Elle divorce, débarque à Paris, rencontre son deuxième mari. Ils ont une fille, Miriam.
1956 Elle émigre à New York, divorce puis rencontre Fred. Ils se marient et ont Joel.
1980 Elle devient célèbre et en perd son nom de famille, les gens n’arrivant pas à prononcer Westheimer! Entre 1989 et 1999, elle écrit notamment pour «Femina» et sort de nombreux livres.
2020 Elle présente le documentaire «Les secrets du Dr Ruth» («Ask Dr Ruth» en VO), à voir en salle dès le 26 février 2020.