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Elena Kostioutchenko, le visage de la dissidence russe

Elena Kostioutchenko, le visage de la dissidence russe

La journaliste d'opposition russe, Elena Kostioutchenko, vit en exil pour avoir couvert la guerre en Ukraine.

© KEYSTONE/JEAN-CHRISTOPHE BOTT

Information: Dans le même temps que nous publiions ce portrait d'Elena Kostioutchenko le 18 février 2024 dans le magazine Femina, puis le 19 février sur femina.ch, l'opposant numéro 1 du Kremlin, Alexeï Navalny, est mort après un brutal malaise le 16 février dans une colonie pénitentiaire de l'Arctique, où il purgeait une peine de 19 ans de prison pour «extrémisme». Sur les réseaux sociaux, l’ex député Dmitri Goudkov a déclaré: «Même si Alexeï était mort de causes “naturelles”, elles seraient les conséquences de son empoisonnement puis de la torture en prison». Depuis la disparition de l'adversaire de Vladimir Poutine, sa famille accuse les autorités russes de «tout faire pour ne pas avoir à remettre» le corps.

À la fin de l’entretien, elle sort de son sac une boîte de chocolats Sprüngli, en forme de cœur, a priori inoffensive avec son ruban rouge, et nous dit: «je n’ai pas le droit de les manger, trop de risque, vous les voulez?» C’est qu’Elena Kostioutchenko a déjà été victime d’une tentative d’empoisonnement, et, désormais, elle vit soumise à de strictes mesures de sécurité.

Quel est son crime? Avoir travaillé pendant dix-sept ans pour le journal indépendant Novaïa Gazeta et témoigné de son pays, la Russie, tel qu’il est et non pas tel que le pouvoir souhaite le montrer. Depuis, elle change de maison chaque semaine, ne peut dire où elle habite, ne peut pas retourner chez elle. «Je ne me sens jamais en sécurité», dit-elle.

Voile noir sur la liberté d’expression

On rembobine son histoire. Elena est née à Iaroslavl, au bord de la Volga, à près de 300 kilomètres au nord-est de Moscou. Sa mère, chimiste de formation, cumule les emplois pour survivre. Elles n’ont pas beaucoup d’argent, percutées de plein fouet par la crise économique des années Eltsine. Très jeune, Elena Kostioutchenko part dans la capitale, et se fait engager dans le journal indépendant qui abrite entre autres les plumes acérées d’Anna Politkovskaïa, tuée devant chez elle en 2006, et de Dmitri Mouratov, Nobel de la paix 2021. Plutôt que de rester à Moscou à courir les soirées jet-set et les cercles d’influence, la jeune journaliste arpente la province, raconte la jeunesse désespérée, les trains supprimés, les hôpitaux délabrés, l’alcool qui ravage les cœurs.

L’annexion de la Crimée en 2014, l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 jettent un voile noir sur la liberté d’expression. Ainsi commence ce que les poètes ont appelé, sous Staline, «la période carnivore», ce moment où un gouvernement, tel un ogre jamais rassasié, mange ses propres enfants. Elena Kostioutchenko, qui est dans le Donbass pour un reportage, apprend que sa tête est mise à prix, et que, à Marioupol, les soldats tchétchènes qui gardent la ville ont ordre de l’assassiner. Depuis, elle fuit.

Quand elle évoque cet exil forcé, sa gorge se serre, les mots lui manquent, son visage ploie sous sa chevelure.

«Je ne pourrai plus vivre et travailler dans mon pays. La Russie, c’est ma vie, le pays que j’aime.»

«Nous avons un petit bout de terre, à Iaroslavl. Et ma mère, c’est ma patrie», dit-elle. Justement, dans son très beau livre qui mêle reportages et récits autobiographiques, Elena avoue qu’elle ne peut pas tout dire à sa mère. «Je ne lui ai pas parlé du risque d’être journaliste. C’est une femme forte de 76 ans, elle vient d’une famille de paysans, elle a peur pour moi et pour ma sœur qui est aussi journaliste.» Et que pense-t-elle de la guerre lancée par le gouvernement de Poutine? «Il a fallu deux ans de discussions avec elle pour qu’elle comprenne que la Russie est un pays fasciste. Et elle me demande, «mais que faire maintenant qu’on a compris?»

Pendant qu’on discute, mêlant le français et le russe, avec la traductrice Maud Mabillard qui accompagne cet entretien, une jeune femme se tient non loin, et nous écoute. Elle partage la vie d’Elena Kostioutchenko et toutes les deux ont l’intention de se marier et d’avoir des enfants. «C’est le projet, raconte Elena, mais depuis la tentative d’empoisonnement, il y a un an, j’ai de gros problèmes de santé, donc on attend que j’aille mieux.»

Dans la Russie de Poutine, la communauté LGBTIQ+ a la vie dure. La journaliste s’est mobilisée pour faire reconnaître les droits des personnes homosexuelles, mais désormais les manifestations (aller s’embrasser sur la place Rouge, par exemple) sont de plus en plus réprimées. «Vladimir Poutine a politisé l’homophobie. Nous sommes juste assez nombreux pour faire peur. Le régime tend à contrôler les corps, le premier pas pour pouvoir ensuite envoyer les gens à la guerre.»

«La communauté LGBTIQ+ est considérée comme les ennemis de l’État. Notre propension à aimer est une menace contre l’État fasciste.»

Des promesses d’humanité

Un proverbe russe dit que c’est «la femme qui éteint l’incendie dans l’isba et arrête le cheval au galop». Est-ce toujours vrai dans un pays qui a envoyé la première cosmonaute dans l’espace et a placé une femme à la tête de la Banque centrale russe? «Oui, c’est toujours vrai, sourit la journaliste qui connaît le proverbe. Les femmes tiennent le pays, même dans cette société patriarcale. Mais il faut rappeler que Vladimir Poutine a décriminalisé les violences conjugales. Avec la guerre, c’est pire encore. Des meurtriers de femmes sont sortis de prison pour partir au combat, et ensuite ils reviennent libres. En outre, les valeurs traditionnelles sont renforcées. Le gouvernement encourage la natalité pour produire de futurs soldats, en particulier auprès de jeunes filles de 16 ans en leur offrant un demi-million de roubles en cas de grossesse.»

«Mais, ajoute-t-elle, la résistance a un visage féminin. Il y a des actions féministes contre la guerre. Les mères de soldats aussi se révoltent. Elles portent fièrement un foulard blanc dans les rues et le pouvoir n’ose pas les incarcérer.»

Elena Kostioutchenko a trouvé refuge un moment à la Fondation Jan Michalski, à Montricher (VD). Cette parenthèse lui a permis de se remettre à écrire, de se reconstruire. «Quand je suis arrivée, j’étais sans patrie, sans maison, je me suis concentrée sur mon livre.»

«Vivre ici m’a fait aussi comprendre que, malgré la guerre, il y avait encore de belles choses, de belles personnes. C’est une victoire de l’humanité.»

Cette victoire de l’humanité, la Russe n’y a pas renoncé pour son pays non plus. Elle rappelle que, si 15% de la population soutient la guerre et le gouvernement et 15% s’y opposent, 70% vivent avec ce qu’elle nomme le «traumatisme de l’impuissance». Écrire et témoigner contribue sans nul doute aux promesses d’une guérison collective.

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