Sortie littéraire
Isabelle Cornaz publie un recueil de textes poétiques sur Moscou
Isabelle Cornaz est journaliste, elle a vécu sept ans à Moscou, quelques années comme étudiante, collaboratrice à l’ambassade de Suisse et enfin correspondante en Russie pour la RTS. Auteure d’un podcast, L’esprit de la datcha de quatre épisodes, elle publie aujourd’hui un livre d’une grande beauté poétique sur Moscou, mais pas seulement. Isabelle Cornaz avait rassemblé des fragments de ses récits avant la guerre, elle a poursuivi l’écriture depuis le début du conflit et son livre, La nuit au pas, baigne d’une teinte qui contient dans le même temps le soleil, le brouillard, la nuit. On en parle en quelques mots avec elle.
FEMINA Vous n’avez pas craint de faire d’un pays agresseur un pays néanmoins aimé?
Isabelle Cornaz J’ai commencé à écrire des fragments avant la guerre. Mais le livre en tant que tel a pris naissance seulement après l’invasion de l’Ukraine en 2022.
Mais je me suis effectivement demandé s’il fallait réécrire les notes que j’avais prises avant la guerre, re-teinter mes souvenirs à la lumière du présent. Après réflexion, j’ai souhaité être sincère vis-à-vis de ces souvenirs, des choses vues, entendues, ressenties.
Est-ce que ce livre est une lettre d’adieu à ce que vous nommez «ma maison»?
Oui. Mais je considère que tous les lieux où j’ai vécu sont ma maison. Je ne suis pas russe, ni par le sang ni par le passeport, je n’ai pas contribué de quelque manière que ce soit au développement de ce pays, je n’ai rien pour y prétendre. Mais j’estime que les territoires n’appartiennent pas à ceux qui les dirigent, ni même pas à ceux qui les habitent, mais que c’est le territoire lui-même qui nous habite et qui nous traverse.
Pourquoi cet intérêt pour la Russie et pour la langue russe alors que vous parlez anglais, espagnol, catalan?
Je pense que j’avais vraiment l’envie de découvrir d’autres langues au sortir de l’école. Je me suis inscrite en russe, à l’université, poussée par mon intérêt pour la poésie et la littérature russe. Au départ, il y a donc la parole, le mot, la littérature. En réalité, j’ai toujours de la peine à comprendre ce qui m’entraîne au départ vers un endroit. Je sais qu’un peu plus d’un an après le début des études de russe, j’ai fait mon premier voyage, très court, et à partir de ce moment-là, j’ai senti qu’il y avait un lien.
Ce mélange entre une grande proximité et une certaine étrangeté, une certaine distance m’a accrochée. Puis, il y a l’aspect visuel, le rapport à l’espace qui m’a intéressée progressivement, la gestion du territoire nous dit beaucoup de choses sur l’histoire et la politique.
Est-ce que la vie à Moscou était dure? Dans le livre, vous parlez beaucoup des saisons, des hivers qui arrivent brutalement, des étés suffocants.
En fait, au contraire, j’ai un rapport très physique depuis le début avec Moscou. J’y ai vécu pendant sept ans, à différentes périodes de ma vie. Et malgré la violence qui est présente sous plein d’aspects, malgré la difficulté qu’a la Russie à faire un véritable travail de mémoire sur son passé, j’ai vécu des choses importantes et intéressantes.
Et d’ailleurs, le texte est mêlé de ce sentiment à la fois de beauté, de violence et d’une certaine frustration au fil des années à voir l’incapacité du pouvoir à donner une quelconque vision d’avenir à son peuple, et la difficulté des habitants à endosser leur rôle de citoyens, à prendre leur destin en main plutôt que d’être constamment otage du passé, et aujourd’hui, pour certains, complices de cette agression.
On a l’impression que vous racontez une Moscou qui est en train de disparaître. Et puis évidemment, vous créez un parallèle entre les villes ukrainiennes qui disparaissent, comme si les Russes faisaient à eux-mêmes ce qu’ils font aux autres?
En détruisant son voisin, le pouvoir russe, quelque part, détruit son propre pays. Et parmi les citoyens russes, ceux qui ferment les yeux sur ce qui se passe, pour de multiples raisons, y compris la peur qu’on peut comprendre, contribuent aussi à la désintégration de leur propre pays, puisque d’une manière poétique, quand tu fermes les yeux, l’espace disparaît, mais même au sens plus profond.
Et pour moi, la ville de Moscou en particulier avait un caractère profondément insaisissable. Je souhaitais justement l’encapsuler mais je n’y arrivais pas. C’est donc un texte sur l’incapacité à saisir une ville qui, par ailleurs, change constamment, y compris dans une certaine frénésie de reconstruction que je condamne aussi, de modernisation qui contient en elle-même une certaine violence. Ce sont les mêmes personnes qui se sont attelées à la modernisation de la ville de Moscou et qui aujourd’hui «reconstruisent» les villes ukrainiennes occupées telle Marioupol, après que leur armée les a rasées.