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«Une enfance française»: Farida Khelfa confie son dur passé

«Une enfance française»: Farida Khelfa confie son dur passé

«Même maltraité-e, on ne veut pas quitter sa famille maltraitante.» - Farida Khelfa

© PASCAL ITO

«J’attendais votre appel»: d’emblée, la voix posée qui répond au téléphone laisse deviner un aplomb serein. Rien qu’à évoquer son nom, Farida Khelfa, le chic parisien des années 80 resurgit comme dans une explosion de paillettes. Quelques années avant le règne des super top models sur les podiums et en couvertures des magazines dans les années 90, son visage marque la mode française. Elle a ce qu’on appelle alors «une gueule».

Ivre de liberté, Farida Khelfa débarque à Paris par la grande porte, celle du Palace. Tous les chemins de la branchitude y mènent alors. Elle devient rapidement la meilleure amie de Christian Louboutin et la muse de Jean-Paul Goude, ce génie de la pub qui s’était fait un nom en sculptant l’image de Grace Jones. Convergence de toutes les classes, le club voit se mélanger sur son dance floor les kids des beaux quartiers avec celles et ceux venus des cités.

Inclusive avant l’heure

Le Paris de ces années-là est caractérisé par le bouillonnement de cette mixité sociale. Ce sont les années Mitterrand. Au Palace et aux Bains Douches, les célébrités s’encanaillent avec des inconnu-e-s, le style n’a que faire du pouvoir d’achat et se moque des logos. Être fabuleuse est une question d’ingéniosité. Ni plus ni moins. C’est la grande époque du stylisme. L’humeur festive est à l’extravagance, à l’outrance, à la théâtralité.

Le côté bad girl de Farida Khelfa ne tarde pas à taper dans l’œil de Jean Paul Gaultier. Avec quelques décennies d’avance, l’enfant terrible de la mode est déjà à l’affût de personnalités fortes pour ses défilés. Le terme queer et la notion d’inclusivité ne font pas encore partie du vocabulaire usuel, mais ils font déjà partie de l’univers du couturier à l’esprit punk. Elle devient sa complice, ainsi que l’égérie d’Azzedine Alaïa, le regretté couturier tunisien qui a de l’or au bout des doigts et qui célèbre les femmes sous toutes les coutures.

Farida Khelfa aurait pu n’être qu’une comète dans la constellation de la mode parisienne. Sauf que non, en plus d’incarner le glamour des minorités ethniques avant l’heure, elle n’a jamais quitté le devant de la scène. Sa longévité prouve qu’elle est bien plus qu’une gravure de papier glacé.

L’antivictime d’une enfance fracassée

«J’étais en vacances quand ma mère est morte en août, je suis rentrée aussitôt, se souvient-elle. Chez les musulman-e-s, les enterrements se passent rapidement en l’espace de quarante-huit heures. Cela m’a mise dans un état étrange.» Conjointement à cet événement unique dans une vie, le déclic de l’introspection a lieu chez elle. Elle se met à écrire «de façon pulsionnelle», comme elle le décrit elle-même, parfois au milieu de la nuit dès 3 h 30. Au bout de six mois, elle comprend qu’elle est en train d’écrire un bouquin, son premier livre. «J’ai envoyé quelques pages à Anna Pavlowitch, la directrice d’Albin Michel. Elle m’a rappelée immédiatement, car elle trouvait qu’il y avait quelque chose de vraiment intéressant dans le récit de cette enfance qu’on ne soupçonne pas et dont je n’avais jamais parlé, par pudeur.»

«Il était hors de question pour moi d’être vue comme une victime.»

Intitulé Une enfance française (Éd. Albin Michel), l’ouvrage de Farida Khelfa, paru le 17 janvier 2024, est bouleversant. Quatre décennies après avoir fugué de sa banlieue lyonnaise, elle replonge dans ses jeunes années. À son image, les mots qu’elle pose sur son histoire sont d’une grande élégance. Évitant tout pathos et maniérisme, sa plume se révèle poignante, son écriture à la fois directe et pudique.

Avec elle, on revit son enfance dans un F5 de la ZUP (ndlr: zone à urbaniser en priorité) des Minguettes à Vénissieux en périphérie de Lyon. À l’époque, on ne parle pas encore de cités. Fille d’immigré-e-s algérien-ne-s, elle vit au sein d’une grande fratrie, entourée d’un père analphabète et alcoolique et d’une mère dépressive et démissionnaire, sous l’emprise du bourreau de la famille. La violence est quotidienne, les coups du père sont redoutés dans un silence assourdissant.

Comme elle l’écrit dans le livre, l’héritage des déplacé-e-s pèse lourd. «C’est quelque chose que l’on a en soi, dont on hérite, mais dont on doit se décharger. Finalement, la mort de ma mère m’a libérée de ça. Inconsciemment, j’ai foncé dans l’écriture en me disant qu’il était temps de partager et de briser l’omerta.»

«Expliquer qui on est, c’est aussi raconter la difficulté, la dureté de l’exil, la déshumanisation des hommes colonisés.»

«La lecture de Frantz Fanon (ndlr: psychiatre et essayiste français se considérant comme citoyen algérien) m’a beaucoup appris sur mon père et les peuples colonisés. Cela m’a aidée à voir mes parents différemment.»

Même si le récit autobiographique ressemble parfois au plus terrifiant des scénarios, son honnêteté n’éveille à aucun moment le sentiment de pitié. Si le pardon lui est impossible, l’attachement des racines demeure une relation très compliquée. «Malgré tout, je crois que les enfants aiment leurs parents. Même maltraité-e, on ne veut pas quitter sa famille maltraitante. On ne la quitte que beaucoup plus tard. Je comprenais leurs douleurs, leurs difficultés et leur impossibilité de communiquer. Mais en tant que petite fille, je n’avais pas les mots pour me l’expliquer. Par contre, je comprenais déjà qu’on ne peut pas condamner totalement des gens qui souffrent autant. Et puis, ce sont mes parents. J’ai une dette envers eux, je leur dois la vie. Peut-être que si je n’avais pas vécu ce que j’ai vécu, je n’aurais pas la vie que j’ai aujourd’hui.»

De la famille nucléaire à la famille choisie

Ça sonne à la porte. Farida Khelfa s’excuse: c’est la maison de couture qui livre des pièces pour une séance photos. Démarche énergique, le son du claquement de ses talons qui s’éloignent avant de revenir rappelle son premier métier, celui de mannequin. En fuyant vers Paris, avide d’aventures, celle dont la maman avait renoncé à une proposition de mannequinat quand elle était jeune ne le sait pas encore, en renonçant à sa famille nucléaire, elle va découvrir sa famille choisie.

Sa rencontre avec le milieu lui ouvre des horizons insoupçonnés, mais son ambition n’a jamais cessé d’être une femme libre, sans aucune loi lui dictant comment se comporter. «En opposition à ma mère qui a toujours eu le même imperméable et n’a jamais porté une once de maquillage, j’aimais être bien habillée. Le maquillage était très important à mes yeux, comme le vernis à ongles, le rouge à lèvres, les énormes boucles d’oreilles. Je me souviens de mes virées en hauts talons et minijupes la nuit avec Christian Louboutin. À Paris, je découvrais une nouvelle vie sans horaires. Dans les cités ouvrières, les lumières s’éteignent à 21 heures et se rallument très tôt le matin. Moi, je ne voulais pas dormir, je voulais la fête, la liberté et la joie.»

«Je suis quelqu’un de joyeux, j’ai gardé ça en moi malgré les années de difficultés. J’aime rire et m’amuser.»

«Avec mes frères et sœurs, nous avions développé un sens de l’humour très fort et on se marrait des attitudes quelquefois ubuesques de mon père malgré sa violence. Rire me transportait dans un autre monde un peu imaginaire.»

La mode la porte, la mode l’aime. Elle doit son succès auprès des couturiers à son style particulier. Ses looks impressionnent. «Jean-Paul Gaultier se souvient parfaitement de ce que je portais lors de notre première rencontre. Je m’habillais simplement comme une fille branchée qui se créait des looks avec trois fois rien et sans argent.» Bien placée pour en parler puisqu’elle en connaît les rouages sur le bout des doigts, des coulisses aux projecteurs, elle considère que la mode traduit des sentiments et des questionnements. «Qu’on se cache dans des vêtements informes ou que l’on choisisse de dévoiler son nombril ou ses fesses dans des shorts hypercourts, les choix vestimentaires et stylistiques sont une expression de soi.»

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