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Rencontre avec les créatrices du podcast féministe «Les Poissons sans bicyclettes»

Entretien feministes lausannoises

«[Cinq ans après MeToo], le féminisme n’est plus un gros mot! Le terme est à la mode, bien qu’il soit parfois traité de manière assez superficielle, mais cela mène quand même à plus de solidarité entre femmes. Et c’est un pas essentiel dans la bonne direction.» - Lirëza Elezaj

© VINCENT NADEAU

«Une femme a autant besoin d'un homme qu'un poisson d'une bicyclette». Cette citation de la journaliste australienne Irina Dunn, souvent attribuée à Gloria Steinem, parle d'elle-même. Et c'est bien pour cela que Coraline Marrel, 31 ans, et Lirëza Elezaj, 33 ans, ont choisi de titrer ainsi leur podcast féministe, fondé en mars 2021.

En octobre 2022, plus d'un an après la publication du premier épisode, «Les Poissons sans Bicyclettes» viennent de démarrer leur troisième saison et comptabilisent un total de 10'000 écoutes. Nous avons rencontré les créatrices de l'émission autour d'un plat du jour végétarien, afin de parler d'égalité, de féminisme et de podcasts. Même avant de rencontrer ce captivant duo, on avait l'impression de les connaître un peu: leurs épisodes, enregistrés à la maison, sur un ton authentique, honnête et chaleureux, donnent l'impression accueillante de boire l'apéro avec les deux amies. Parfois, elles sont deux au micro, discutant de thématiques féministes moins visibles mais très présentes dans la vie des femmes. Souvent, un-e invité-e les rejoint, apportant une perspective nouvelle sur les sujets du harcèlement, de la drague, du male gaze, de la misandrie ou encore du phénomène de la cool girl.

Motivées par leur objectif d'aider les femmes à se sentir plus écoutées, plus légitimes de s'exprimer et mieux comprises, Coraline et Lirëza saisissent le micro pour aborder ce qu'elles vivent au quotidien, ce qu'elles constatent et ce qui les désole encore, en termes d'égalité des genres, en Suisse. Cinq ans après Metoo, elles nous ont parlé des causes qui les animent le plus, de leur propre regard sur le féminisme; celui des femmes, comme celui des hommes.

FEMINA Qu’est-ce qui vous a poussées à créer le podcast?
Coraline On avait d’abord pensé à créer un blog focalisé sur les personnages féminins dans le cinéma. Mais avant qu’on ne réalise ce projet, Lirëza est revenue vers moi avec cette idée, plus organique, d’un podcast. On voulait parler de féminisme et de ces fameuses zones grises, les phénomènes sexistes qui semblent moins importants, moins médiatisés que MeToo, par exemple. On pense notamment au harcèlement de rue, au male gaze, aux standards de beauté… Car c’est le quotidien des femmes et on voulait représenter tout le monde, au travers de toutes ces thématiques qu’on survole bien souvent, mais qui sont tout aussi importantes.

Lirëza
Il y a quelques années, avec Coraline, on travaillait ensemble en boîte de nuit. Et on parlait beaucoup, à chaque fin de soirée, du comportement des clients masculins. On avait même créé un répertoire de leurs propos problématiques les plus fréquents. Cela m’avait donné envie d’aborder la drague ou les standards de beauté, et on s’est dit que le podcast pourrait faire exister des sujets invisibilisés, dont on parle moins.

Personne n’oserait rétorquer son désaccord avec l’idée que les femmes et les hommes devraient recevoir un salaire égal, mais dès qu’il s’agit de drague, par exemple, les retours sont souvent plus agressifs, car on appuie là où ça fait mal.

D’où vient cette agressivité, d’après vous?
Lirëza C’est une immense question que je me pose tous les jours. Je pense que quand on remet en question un ordre établi, on menace un cadre familier, connu, et cela dérange. Les individus auxquels cet ordre profitait, même de manière inconsciente, n'ont évidemment pas envie qu’il change.
Coraline Ce sont des comportements millénaires. Et lorsqu’on remet en cause le patriarcat, on souligne des choses sur lesquelles beaucoup de gens ne se sont jamais questionnés. Cela dérange justement les personnes qui doivent se remettre en question.

Lirëza
Je crains aussi que cela révèle un élément plus sinistre. Quand une femme dit quelque chose de négatif, on nous accuse d’exagérer. Cela nous donne l’impression que notre réalité ne compte pas. On doit tellement se battre, juste pour être écoutées! Si un homme blanc dénonçait le patriarcat, je pense qu’il ne serait pas confronté à la même agressivité.

Quel est l’effet ou la réflexion que vous souhaitez susciter chez les personnes qui vous écoutent?
Lirëza Ce qui me fait le plus plaisir, c’est quand des auditeurs-trices m’expliquent qu’ils et elles n’avaient jamais réfléchi au sujet abordé, mais qu’il s’est clarifié dans leur tête grâce au podcast. Par ailleurs, on s’amuse beaucoup avec cette émission, donc mon grand espoir serait que grâce à notre ton naturel et ouvert, les sujets soient plus faciles à aborder et, par conséquent, que les femmes soient plus écoutées.

Coraline
C’est vrai, on rit beaucoup durant les enregistrements et ce sont de chouettes moments entre nous. Personnellement, je suis vraiment ravie quand des personnes nous affirment qu’elles se sont senties très comprises en écoutant l’un de nos épisodes. J’espère aussi que le fait d’en parler aidera les femmes à se sentir plus légitimes de se défendre, la prochaine fois que quelqu’un leur fera une remarque irrespectueuse.

Comme vos thématiques appartiennent à cette fameuse «zone grise», elles nécessitent de creuser un peu, afin d’aller plus loin que ce qui apparaît en premier lieu dans la majorité des discours. D’où puisez-vous vos idées de sujets?
Coraline De notre vie personnelle et des discussions que nous avons avec notre entourage ou les invité-e-s de l'émission. Au début, on se disait qu’on pouvait totalement créer un podcast, puisqu’on passait déjà des heures à discuter de féminisme! Rien n’a changé, sauf qu’on a ajouté un micro et qu’on reçoit souvent un-e invité-e.

Lirëza
Cela reflète tellement notre quotidien. Il s’agit surtout de récolter ce qu’on a vécu pendant un mois et de l’exprimer sous la forme d’un podcast. Le but est de souligner quelque chose qui dérange, d'y réfléchir, d'en parler… C’est un processus fluide, car c’est notre vie.

Est-ce que cela vous aide aussi, sur le plan personnel, d’aborder ces thématiques?
Lirëza Oui, j’ai l’impression que ma parole est moins facilement discréditée quand je parle de féminisme, désormais. Dans n’importe quel milieu, dès que je pointais un comportement problématique, on me gratifiait de plein d’arguments destinés à me discréditer. Et maintenant que nous avons lancé le podcast, nous avons gagné une certaine légitimité à en parler.

Coraline
Et une communauté, aussi! L’émission nous a permis d’avoir un réseau plus large de personnes auxquelles nous pouvons parler de ces sujets. Et le podcast m’aide aussi à me sentir plus légitime dans mes propres ressentis, mes propres problèmes. Cela me rappelle que j’ai le droit de me sentir agressée dans ce genre de situation, quand je me fais harceler dans la rue, par exemple.

Le fait de légitimer ces vécus constitue-t-il déjà une ébauche de solution pour vous?
Coraline Mettre en lumière un problème est déjà un premier pas vers sa résolution. Cela permet de sensibiliser plus de gens, ce qui aide à réduire ce genre de problèmes.

Lirëza
Cela permet de faire exister ces problèmes qui ne sont pas considérés comme tels. Et aussi de déplacer le discours. Quand l’avortement a été criminalisé aux USA, la discussion s’est focalisée sur l’IVG en tant que choix personnel, et non uniquement comme une contrainte suite à un viol par exemple. Le discours s’est déplacé vers le point de vue des femmes qui choisissent l’IVG car elles estiment qu’il s’agit de la meilleure option pour elles. Un point c’est tout.

Quels sont les questions les plus importantes à vos yeux, actuellement, au niveau de l’égalité?
Lirëza Toutes! Mais je citerai quand même l’attitude de déni face au sexisme. C’est en train de changer, mais cela reste un immense problème, car ce déni diminue la volonté de travailler sur ces questions. Et parallèlement à cela, on trouve les gens qui reconnaissent l’existence du sexisme, mais de manière très abstraite et intellectualisée, sans aucune remise en question personnelle.

Fondamentalement, accuser les autres de machisme par déni personnel, c’est une autre manière de nier le sexisme.

Pensez-vous que beaucoup d’hommes sont féministes aujourd'hui?
Lirëza Non. Et c’est un constat douloureux. On se rend compte que beaucoup d’hommes dans nos vies prônent l’égalité, sans s'inclure dans le problème. Je ne me sens pas souvent écoutée en tant que femme, auprès des hommes. Leur discours, souvent, vise à contredire ce que je souligne où s’évertue à prouver que le vécu décrit n’est pas réel.

Coraline
Je suis d’accord. Il me semble qu’ils n’ont pas souvent conscience de leurs privilèges. Même s’ils aiment tenir de beaux discours, l’action n’est pas présente. Par conséquent, en tant que femmes, on ne se sent pas soutenues.

Quel serait, alors, votre message à l’intention des hommes?
Lirëza J’invite les hommes à accorder plus d’importance à la justice et moins à leur zone de confort. Ils sont nombreux à s’y cramponner, au point où l'idée de toucher à ce confort revient à ébranler leur sentiment de justice. Je les invite à réfléchir à ces notions. Et je les invite aussi à imaginer d’autres possibilités qui ne sont pas basées sur des notions de domination, de pouvoir et d’argent. Cela peut sembler cliché, mais beaucoup d’hommes finissent par baser leur idée du bonheur sur ces notions. Ils se privent ainsi d’une existence bien plus riche que celle de tant d’hommes avant eux, qui n’ont jamais vécu en dehors de ces paradigmes.

Coraline
J’ajouterais aussi le fait de repenser le quotidien. Les hommes sont nombreux à être pris en charge, entourés de femmes qui font tellement de choses pour eux, tout le temps. C’est bien beau de vouloir venir à la manifestation féministe une fois par année, mais se responsabiliser et faire sa part dans la banale vie quotidienne serait une bien plus grande révolution. Cela montrerait une plus grande empathie pour les personnes qui, au quotidien, s’occupent de tout.

Dans vos épisodes, vous abordez souvent le harcèlement de rue. Qu’est-ce qu’il faudrait mettre en place, en Suisse, pour améliorer la situation, selon vous?
Coraline Il faudrait sensibiliser les personnes, avant tout, que ce soit dans les écoles ou dans tous les milieux possibles. Car je suis convaincue que les individus qui ont ce genre de comportement ne réalisent pas que cela est inacceptable. La discussion pourrait également s’articuler autour d’une possibilité de pénaliser certains gestes, certaines remarques, par des amendes par exemple, afin qu’une éventuelle plainte soit basée sur quelque chose de concret. Cela pourrait être une manière de faire avancer la chose, que cela soit vraiment pris en charge et pris au sérieux. Ce n’est pas assez le cas aujourd’hui.

Lirëza
On parle aussi beaucoup des regards pesants qui nous suivent dans la rue, ou encore ces rapports du quotidien qui tournent étrangement vite à la séduction. Il faudrait aussi encourager les hommes à se poser des questions sur leur manière de regarder les femmes, leurs manières d'interagir avec elles.

Pour terminer sur une note positive, constatez-vous des progrès aujourd’hui, cinq ans après MeToo, avec la libération de la parole féminine et l’instauration d’une plus grande solidarité entre les femmes?
Coraline Oui, on en ressent davantage cette solidarité, que la parole des femmes est plus considérée. On parle de plus en plus librement de ce genre de problèmes, qui sont également plus fréquemment abordés dans les médias. C’est bien d’en parler, mais il faudrait que les choses avancent par des actions concrètes.

Lirëza J’ajouterais aussi qu’aujourd’hui, le féminisme n’est plus un gros mot! Le terme est à la mode, bien qu’il soit parfois traité de manière assez superficielle, mais cela mène quand même à plus de solidarité entre femmes. Et c’est un pas essentiel dans la bonne direction.

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