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Vie de couple: «La chaussette est l'emblème de l’injustice ménagère»
Jean-Claude Kaufmann aime faire parler les objets: le linge pour décrypter le fonctionnement conjugal, les sacs à main des femmes pour voir s’y former leur identité ou les casseroles pour décortiquer la trame des repas de famille. Dans son nouveau livre, Petite philosophie de la chaussette (Éd. Buchet Chastel), le sociologue s’attaque aux chaussettes qui, selon lui, symbolisent l’invisibilité de l’injustice ménagère dans le couple. Interview.
FEMINA En 40 de recherches sur les bonheurs et les malheurs du couple, vous écrivez que la chaussette vous a été citée un nombre incalculable de fois dès que pointe l’agacement. On ne se méfie pas assez de la chaussette?
Jean-Claude Kaufmann Elle marque les esprits, elle cristallise plus que d’autres choses les agacements qui font remonter des insatisfactions diverses par rapport à la charge ménagère ou à la charge mentale. Ce n’est pas toujours la chaussette qui va venir au premier plan dans ces petits cris d’exaspération divers, mais elle est vraiment nettement sur-représentée.
Pourquoi la chaussette plus qu’un autre vêtement ou objet?
Il y a un petit plus, elle est encore plus ignorée, banale, insignifiante. Et en même temps elle pose des problèmes particuliers, déjà du fait qu’elle soit abandonnée par terre et qu’il faille la sentir pour savoir si elle est sale ou pas, au niveau de la charge mentale ça rajoute quelque chose, et puis, c’est vraiment une pièce de vêtement dérisoire, désagréable parce que parfois un petit peu malodorante. Mais surtout, quand elle traîne, c’est le plus souvent une pièce de vêtement du partenaire.
Les enfants aussi laissent traîner leurs chaussettes. En quoi est-ce différent quand on parle de celles de sa moitié?
Avec les enfants, on est dans un rapport d’éducation. Pas avec son mari.
Surtout que dans la société d’aujourd’hui, ce dernier a tendance à proclamer qu’il est d’accord avec la question de l’égalité entre les hommes et les femmes qui implique un partage des tâches ménagères, entre autres. Mais encore une fois, la chaussette est un cas particulier parce qu’avant d’être intégrée dans le stock du travail ménager, c’est le vêtement individuel que l’on n’a pas rangé et c’est ce qui cristallise l’agacement.
Elle serait le symbole de l’injustice ménagère selon vous, pourquoi?
Oui. La chaussette a une signification profonde et précise: elle symbolise avec éclat l’invisibilité ordinaire de l’injustice ménagère dans le couple, d’autant plus insupportable qu’il s’agit la plupart du temps de celle du partenaire.
Explosive?
La chaussette qui traîne provoque souvent un coup de nerf très fort car elle donne l’impression que c’est quelque chose qui est rajouté dans le total des tâches ménagères.
En plus on ne voudrait pas perdre du temps pour ça donc on veut essayer de faire plus vite et ça agace encore plus. Il y a un engrenage de l’agacement qui peut encore augmenter.
Mettre au sale, laver, ranger, voire jeter: au niveau de la charge mentale, la chaussette est-elle particulièrement symbolique?
Au niveau de la charge mentale, elle est plus que symbolique. Il y a à la fois du poids mental lancinant et qui revient sans cesse lorsqu’il s’agit de passer du temps à reconstituer des paires et à déterminer si elle est sale ou propre. Et en plus, cette pure charge technique liée à la chaussette est augmentée par l’irritabilité liée à l’insatisfaction par rapport aux tâches ménagères en général et au mari qui aggrave cette charge mentale particulière par son attitude personnelle désinvolte.
Dès la première chaussette ramassée, la mécanique s’installe-t-elle pour durer?
Tout à fait. Dans mon livre Premier matin, j’analyse comment parfois les premiers gestes de la vie à deux s’installent en système d’habitudes qui se met en place très vite. C’est typique par rapport à la chaussette, on pourrait appeler ça «amour et chaussettes sales». Dans mes enquêtes, j’ai rarement entendu de la part des femmes des remarques du style: «Pourrais-tu me faire le plaisir de ramasser tes chaussettes qui trainent?».
Beaucoup de choses se jouent la première fois qu’on le fait, alors que dans l’idéal il faudrait essayer d’expliquer au partenaire que son geste n’est pas correct, qu’il faut qu’il s’éduque un petit peu et qu’il ramasse ses chaussettes lui-même, qu’il décide si elles doivent être mises au sale ou pas. En les laissant à la vue de la femme, ça va déclencher son réflexe qui va la piéger.
S’agit-il vraiment d’un piège?
Quand elle ramasse la chaussette, elle commence à être piégée. Même si elle se décharge un petit peu en lançant sa phrase d’indignation, elle s’est engagée dans ce geste qui parfois va durer toute sa vie. Et c’est loin d’être anecdotique. J’ai d’ailleurs repéré des forums de discussion à ce sujet que je cite dans mon livre.
Il y a à la fois des agacements très forts et beaucoup de rires également car c’est quand même un peu dérisoire.
Ce n’est donc pas pour rien si la chaussette a traversé toute l’histoire du féminisme?
Les féministes l’ont brandie comme un étendard.
Je cite aussi dans le livre l’article d’une historienne qui évoque les premières femmes cochères qui avaient provoqué un choc dans l’opinion à Paris en 1907. Tout le monde était venu voir ces deux femmes faisant irruption dans une corporation jusque-là masculine et on se demandait ce qu’il allait se passer dans la société si les femmes se mettaient à remplacer les hommes dans certains postes de travail.
Ce qui peut faire rire mais témoigne d’un message d’indignation plus fort. La chaussette amplifie le message par la cristallisation ménagère invisible qu’elle incarne.