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J’ai quitté le Japon pour devenir horloger en Suisse
Je suis le premier surpris par le chemin parcouru. Car rien ne me prédestinait à devenir horloger au Locle. Né près de Tokyo, fils de banquiers, ma voie paraissait toute tracée. Mais déjà enfant, engoncé dans mon costume d’écolier, je me posais des questions sur mon avenir. Est-ce que, comme mon père, j’allais devoir m’user à la tâche du matin au soir sans pouvoir consacrer de temps à ma famille? Révolté par ce destin, j’espérais secrètement que ma vie serait différente.
La transmission de vieux maîtres horlogers
Un jour, un camarade de lycée qui connaissait mon goût pour les vieux objets m’a offert une ancienne pendule qui avait appartenu à ses grands-parents. Comme elle ne marchait plus, j’ai ouvert le cadran pour voir ce qu’il y avait à l’intérieur. Devant le mouvement mécanique et la complexité des petites pièces emboîtées les unes dans les autres, j’ai ressenti un véritable coup de cœur. Fasciné, je me suis mis en tête de «redonner vie» à cette pendule. Quand elle s’est remise à égrener le temps, j’ai été submergé par l’émotion. Pour moi, c’était désormais une certitude: je serai horloger.
J’ai continué à me faire la main en réparant différents mécanismes que je dénichais chez des brocanteurs. Avide d’apprendre, j’ai intégré une association de vieux maîtres horlogers qui m’ont transmis leur savoir. Ma vocation n’a pas été bien accueillie par mon père. Pour lui, il était hors de question que je suive des études d’horlogerie. D’autant plus que ce métier artisanal n’était pas vraiment apprécié au Japon – ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nous avons alors conclu une sorte de pacte: si j’obtenais une licence universitaire, il m’apporterait son soutien pour aller tenter ma chance en Suisse, le royaume de la mécanique de précision. Mon père espérait sans doute qu’avec le temps je renoncerai à mon rêve, mais c’était mal me connaître. Ayant de la suite dans les idées, je me suis inscrit en littérature française dans une université à Tokyo, histoire de me familiariser avec la langue de Molière.
Une licence de français en poche
Ma licence en poche, j’étais toujours aussi déterminé à quitter mon pays pour me perfectionner en horlogerie. Quand ma famille et mes amis m’ont fait leurs adieux à l’aéroport, j’ai eu un bref moment de doute. Je laissais derrière moi tous ceux que j’aimais, y compris ma fiancée Kiyomi, pour me lancer dans l’inconnu. J’étais peut-être fou, mais je ne pouvais pas faire autrement.
Arrivé aux portes de la Suisse, à Annecy – pour des raisons économiques – je me suis mis à la recherche d’une école d’horlogerie. Malgré mon visa d’étudiant, je me suis heurté à de nombreux refus. Un formateur d’une grande manufacture à qui j’ai pu montrer mon savoir-faire a souhaité m’embaucher. Mais cela n’a pas abouti car, à 23 ans, j’étais semble-t-il trop âgé pour débuter une formation. Tout en suivant des cours de français, j’ai continué à multiplier les démarches. Réservé de nature, j’ai dû me faire violence pour aller vers les autres, je savais que c’était la seule manière d’atteindre mon but.
Après un examen d’entrée dans un lycée technique en Franche-Comté, j’ai été admis. Mais ma joie a été de courte durée: trois semaines après, je me faisais congédier car ces cours n’étaient pas destinés à des étudiants étrangers mais à des personnes en réinsertion professionnelle. Le coup a été rude! Heureusement, un professeur de l’établissement m’avait repéré. Il m’a proposé une chambre chez lui et l’accès à son atelier afin que je puisse passer les examens en tant que candidat libre pour obtenir un CAP (certificat d’aptitude professionnelle) d’horloger. Durant un an, j’ai partagé mon temps entre l’établi – où je pouvais m’adonner à la restauration et à la réparation d’anciens mécanismes – et les études, soutenu par mes anciens camarades qui m’amenaient les devoirs à la maison. Mon dur labeur a payé: j’ai obtenu mon CAP avec une excellente note dans ma branche de prédilection.
Retour au Japon
Alors que je venais tout juste de décrocher mon premier job dans une prestigieuse maison de haute horlogerie, j’ai dû affronter une nouvelle désillusion: ma demande de permis était refusée. Mon visa d’étudiant n’étant plus valable, je devais rentrer chez moi au Japon. Avant de prendre le chemin pour l’aéroport, j’ai réussi à obtenir un rendez-vous avec mon patron. Je tenais à lui montrer une pièce ancienne que j’avais entièrement refaite. Impressionné, il m’a promis de tout tenter pour m’obtenir un permis. De retour dans ma patrie d’origine a commencé une interminable attente. Ma vie était suspendue à une réponse positive qui n’arrivait pas. Pourtant, je savais que l’entreprise qui souhaitait m’engager se démenait pour m’obtenir le droit de travailler en terre helvétique. Six mois plus tard, j’ai reçu un coup de fil auquel je ne croyais plus: «C’est bon. Tu peux venir.» Fou de joie, j’ai aussitôt bouclé ma valise et quitté sans regret ma patrie pour venir m’installer dans les montagnes neuchâteloises. Mais après tous ces déboires, je m’attendais à tout moment à ce qu’on me dise de repartir. C’est pourquoi ma fiancée – qui est aujourd’hui ma femme et la mère de nos deux jeunes enfants – m’a rejoint un an plus tard seulement. Après six ans d’attente, elle n’était plus à une année près…
Depuis neuf ans que je vis en Suisse, je suis le plus heureux des hommes. J’exerce le métier de mes rêves, et j’ai aussi trouvé un pays d’accueil aux valeurs qui me correspondent. Et j’ai gagné un bien inestimable: la liberté. Un mot peu commun pour un Nippon.
Une de mes plus grandes satisfactions est que mon père ait eu le temps de voir mon accomplissement professionnel avant de mourir. En effet, la télé japonaise m’avait consacré un reportage et je sais qu’il était fier de mon parcours. Dans le futur, j’espère pouvoir créer un jour ma propre tocante. En attendant, je continue de restaurer des goussets et montres du XIXe siècle. Je ne me lasse pas de découvrir le savoir-faire des anciens maîtres, qui fabriquaient toutes leurs pièces à la main. Etre un artisan du temps est un privilège pour moi.
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