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Violences sexuelles

Viol: Pourquoi voit-on plus de plaintes, mais moins de condamnations?

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«Certains opposants au "oui est un oui" craignent en outre d’éventuels abus en termes d’accusations infondées. Or les études montrent que le taux de fausses dénonciations est extraordinairement rare. Le cas de la fausse victime est un fantasme.» - Raphaël Mahaim, avocat et conseiller national Vert

© KEYSTONE/PETER KLAUNZER

Imaginons, juste un instant, ce qu’il se serait passé dans un monde parfait: en 2017, l’avènement du mouvement MeToo conduit à une libération massive de la parole des femmes victimes d’agressions sexuelles, les auteurs sont poursuivis sans vergogne, condamnés, le nombre de ces crimes est en chute libre, échec et mat à la culture du viol.

Mais disons-le tout de suite, cela ne s’est pas déroulé comme ça. Si, depuis MeToo, la parole des victimes s’est effectivement un peu plus libérée, conduisant notamment à une meilleure compréhension de l’aspect structurel et genré des violences sexuelles, la suite de notre scénario ne s’est pas réalisée. En réalité, depuis 2017, plusieurs États occidentaux connaissent le même étrange phénomène: alors que le nombre de plaintes déposées à la police a très significativement augmenté, la proportion de condamnations, elle, a stagné, voire baissé dans certains pays. Signe que notre monde n’est pas seulement imparfait, il est aussi scandaleux.

Au Royaume-Uni, la ministre de l’Intérieur Priti Patel et le ministre de la Justice Robert Buckland se sont ainsi excusés publiquement de cette situation, alors que les statistiques pour l’année 2020, en Angleterre et au Pays de Galles, révélaient que le nombre de condamnations pour viols et agressions sexuelles était le plus bas jamais enregistré. Un chiffre désolant, puisque le nombre de plaintes, lui, y a quasi doublé depuis 2016. «Ce sont des tendances dont nous avons profondément honte, déclaraient à l’unisson les deux ministres. Les victimes de viols ont été laissées pour compte. […] La situation actuelle est totalement inacceptable et le gouvernement est déterminé à la changer: nous le devons à chaque victime et sommes extrêmement désolés que le système en soit arrivé là.»

Même constat d’échec cuisant en France. En 2022, le journal Le Monde publiait en effet des statistiques sur le sujet tirées d’un rapport ministériel: on y apprenait que le nombre de condamnations pour viol avait dégringolé de 40% entre 2007 et 2016. Encore plus effrayant, une énorme baisse de 31% s’est produite entre les seules années 2019 et 2020 pour les jugements de viols et d’agressions sexuelles. On n’a «jamais eu aussi peu de condamnations» pour ce type de crime, alertait alors la militante féministe et présidente de la Fondation des Femmes Anne-Cécile Mailfert.

Aussi en Suisse

Pourtant, le volume des plaintes a bondi de 65% depuis 2005, comme le soulignait le titre Mediapart en 2018. La déflagration de l’affaire Weinstein et la naissance du mouvement MeToo avaient en particulier donné lieu à une accélération des dénonciations en France: la police observait une hausse de presque un tiers des plaintes pour violences sexuelles entre 2016 et 2017, épicentre du séisme MeToo et autres Balance Ton Porc.

Un phénomène contradictoire plutôt inattendu, donc, et qui n’épargne malheureusement pas non plus la Suisse. Il était pointé du doigt dès 2021 dans une étude menée par Dirk Baier, directeur de l’Institut pour la délinquance et la prévention de la criminalité à la Haute École zurichoise des sciences appliquées (ZHAW). Tandis que le nombre de viols signalés pour 100’000 habitants a grimpé depuis 2016, la proportion des condamnations, elle, a baissé durant cette même période, indique-t-il dans son rapport. La situation, en Suisse comme ailleurs, est d’autant plus inquiétante que les cas de violences sexuelles qui parviennent jusqu’à un bureau de police étaient déjà, dans le passé, la minuscule pointe de l’iceberg.

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© KEYSTONE/PETER KLAUNZER

Peines de plus en plus lourdes

Dans leur livre Le viol, un crime presque ordinaire, paru en 2011, les journalistes Audrey Guiller et Nolwenn Weiler estimaient à 10% la part de victimes qui osent porter plainte. Et seulement 3% des cas de violences sexuelles débouchent devant un tribunal. Pourtant, de l’aveu même des spécialistes, les jugements rendus sont souvent moins cléments qu’autrefois.

«Dans les cas très graves, les sanctions sont plus sévères qu’auparavant, soulignait le procureur Olivier Jornot dans une interview accordée au Temps. Ces quatre dernières années, des peines de 6, 7, 8 et 10 ans, toutes désormais définitives, ont par exemple été prononcées.»

Avocate au sein du Collectif de Défense, qui est spécialisé dans la défense des victimes de violences sexuelles, Clara Schneuwly confirme ce regain de sévérité dans les verdicts prononcés:

«On voit que les mentalités juridiques évoluent et que les peines s’avèrent plus lourdes. Par ailleurs, la jurisprudence en Suisse est plutôt favorable pour une meilleure compréhension de ce qu’est une agression sexuelle. Il y a la place pour un certain progressisme.»

Mais comment expliquer aujourd’hui cet affaissement notable des condamnations, alors que les signalements ont explosé? La première hypothèse se situe tout en amont: certaines victimes baissent peut-être les bras pendant le processus judiciaire. «On sait qu’elles déposent parfois juste plainte pour que l’événement soit dénoncé et figure inscrit quelque part, même en sachant que la procédure n’ira pas plus loin, indique Clara Schneuwly. Il faut en moyenne environ deux ans avant d’arriver à une audience, et cela peut durer encore des années en cas de recours. Pendant ce temps, beaucoup de victimes se découragent, revivent les faits en boucle, subissent des questions parfois culpabilisantes, leur état de santé se péjore en lien avec la procédure pénale. C’est quelque chose qui a un coût émotionnel car elles ressortent souvent avec un fort traumatisme.»

Dans la même logique d’une machine pénale d’apparence insurmontable et à l’effet dissuasif, «peut-être que cette vague de contestation MeToo a déçu et engendré de la désillusion sur la démarche judiciaire, avec tous ces salopards qui s’en sont finalement tirés», analyse pour sa part Raphaël Mahaim, avocat et conseiller national Vert.

Des moyens insuffisants

«C’est vrai qu’il y a le sentiment assez concret qu’on pourra ne pas être crue», fait remarquer Marylène Lieber, professeure en études genre à l’Université de Genève. Mais aux yeux de cette dernière, l’écart grandissant entre nombre de signalements et nombre de condamnations est aussi le symptôme d’une mécanique pénale engorgée, avec des moyens devenus insuffisants. «On manque de ressources pour mener des enquêtes approfondies, car tout cela prend du temps, surtout dans les cas où c’est la parole des uns contre celle des autres, pointe l’universitaire.

Ces chiffres disent beaucoup de l’activité de la justice ces dernières années et de la complexité d’un droit pas toujours bien adapté pour traiter ces situations.»

Conséquence? Non seulement la plainte pour viol donne rarement lieu à un jugement, mais elle perd souvent en route cette dénomination pour être requalifiée en une infraction un peu moins grave. Dans leur livre, Audrey Guiller et Nolwenn Weiler montrent ainsi comment les plaintes pour viol tendent, dans des proportions effarantes, à déboucher sur des non-lieux ou des classements sans suite, les magistrats ne voyant pas de preuve suffisante pour accabler l’accusé. Et même lorsque des faits sont établis, l’événement est fréquemment interprété d’une autre manière: une contrainte, un abus…

En France, «on pourrait voir dans cette diminution des condamnations pour viol l’effet d’une augmentation des correctionnalisations», autrement dit des requalifications du viol en agression sexuelle, écrivent les auteurs du rapport cité par Le Monde. Un coup d’œil sur les chiffres communiqués par l’Office fédéral de la statistique donne une idée: alors que les actes de «contrainte sexuelle», tombant sous le coup de l’article 189 du Code pénal, sont restés stables au cours de la dernière décennie, on s’aperçoit que ceux de viol (article 190) enregistrent une hausse constante depuis le début du mouvement MeToo, en 2017.

De même, le nombre d'«actes d’ordre sexuel commis sur une personne incapable de discernement ou de résistance» (article 191) augmentent depuis le début des années 2010. Pourtant, les condamnations pour viol sont, à l’arrivée, les plus rares. Est-ce pour éviter de coller une étiquette bien dérangeante sur l’accusé? «Ce terme a quelque chose d’effrayant. Personne n’a envie d’être traité de violeur», constate Camille Perrier Depeursinge, professeure de droit pénal à l’Université de Lausanne.

Dans son étude de 2021, Dirk Baier met en outre en lumière une forte disparité des taux de condamnations en fonction des cantons, la partie romande rendant plus fréquemment des verdicts accablant l’auteur des faits que la partie alémanique. Tandis que Vaud, par exemple, condamne 61% des accusés de viol, Zurich n’en punit que 7%. Si les raisons semblent multifactorielles, il est difficile de ne pas y voir, du moins en partie, les effets d’approches, de sensibilités et de mentalités différentes. «Ces chiffres sont sans doute très liés à la manière dont sont accompagnées les victimes», signale Marylène Lieber.

Vers des tribunaux spécialisés

«Peut-être que les avancées sociétales de ces dernières années sur la notion de consentement n’ont pas encore fait complètement leur chemin partout, questionne quant à lui Raphaël Mahaim. En dépit du fait qu’elle ait été inscrite dans la loi, on peut imaginer que la jurisprudence n’ait pas encore eu le temps d’évoluer aussi vite qu’on le souhaiterait. Il faut une maturation de plusieurs années dans le système judiciaire et juridique pour que cela fasse son effet.» Il semble ainsi que des progrès restent, en Suisse comme ailleurs, à accomplir en la matière.

«Si les personnes victimes avaient affaire à des policiers et des gendarmes formés intéressés par la question et spécialisés, à des magistrats formés intéressés par la question et spécialisés, on augmenterait terriblement le nombre de condamnations», assurait Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol, au micro de RFI, en 2022, lançant le débat sur l’intérêt de disposer de tribunaux spécifiquement dédiés au traitement des affaires de violences sexuelles. Elle faisait le même constat au micro de France Inter, en octobre 2022.

Le cas de l’Espagne semble lui donner raison. Depuis la fin des années 2000, ce pays a progressivement mis en place des tribunaux consacrés exclusivement aux violences dites de genre. En parallèle, une formation de haut niveau est dispensée aux magistrats, comme le décrivait le juge Carlos Pascual dans le journal L’Humanité en 2018 déjà: «C’est à partir de 2009 qu’on a demandé aux juges de suivre une semaine de cours théorique en ligne, puis une semaine auprès d’associations de prise en charge des victimes et de tribunaux spéciaux. Ensuite, chaque année, les juges se retrouvent pour discuter des problèmes particuliers auxquels ils sont confrontés. Des rencontres sont aussi organisées avec le tribunal supérieur pour se mettre d’accord sur des positions nationales.»

En 2016, l’affaire de la Manada a prouvé qu’un peu de volonté pouvait tout changer: d’abord condamnés pour «abus sexuels» après avoir violé une jeune fille de 18 ans durant une fête, cinq hommes se surnommant La «manada», la meute en espagnol, avaient finalement vu leur jugement requalifié en viol par le tribunal suprême à la suite d’un recours et d’une vaste protestation populaire, écopant alors d’une peine plus sévère. La voie pour mieux condamner les violeurs paraît claire. Et pour, peut-être enfin, juguler l’un des rares crimes du Code pénal qui n’est pas en diminution depuis les années 90.

Faire condamner son violeur, combien ça coûte?

Sachant qu’il faut généralement une ou plusieurs années avant d’arriver à une première audience, davantage en cas de recours, et que le tarif horaire d’une avocate ou d’un avocat tourne entre 300 et 700 francs de l’heure, il est facile de comprendre que mener une procédure pénale en tant que victime coûte très, très cher. Ce qui n’est pas le cas pour la partie adverse, puisque la personne accusée, elle, aura droit à un avocat commis d’office, contrairement à la plaignante, obligée de payer pour s’offrir ses services. Du moins, en théorie. Car heureusement, plusieurs dispositifs permettent de soutenir financièrement les victimes dans leur démarche de justice.

«La LAVI peut prendre en charge les frais d’avocat sous condition de revenus de la plaignante, et le barème est assez large pour permettre de payer la totalité des frais dans une grande partie des cas, assure Christophe Dubrit, chef de service à la LAVI Vaud. La première instance est souvent couverte sans trop de soucis et il y a possibilité d’entrer en matière pour aller au recours si besoin. Par ailleurs, nombre d’avocats de victimes acceptent de travailler au tarif de l’assistance judiciaire de 180 francs de l’heure sur Vaud. C’est le tarif qui est aujourd’hui couvert et accepté par la grande majorité des avocats en cas d’intervention de la LAVI.»

Avocate au sein du Collectif de Défense, spécialisée dans la défense des victimes de violences sexuelles, Clara Schneuwly confirme la réalité de cette aide dans la pratique: «Il est rare qu’une personne victime doive s’acquitter de tels frais, sauf si sa situation financière est très confortable. L’assistance juridique et la LAVI offrent des soutiens indispensables, et qui doivent le rester pour permettre aux plaignantes de franchir le pas sans crainte d’être dissuadées par le coût de la procédure pénale.»

Interview de Raphaël Mahaim, avocat et conseiller national Vert

FEMINA Dans le cadre du projet de révision de la loi punissant les violences sexuelles, le Conseil des États et le National diffèrent sur deux conceptions du texte, le premier retenant le principe d’«un non est un non», le second affirmant que «seul un oui est un oui». Pouvez-vous rappeler les différences?
Rapheël Mahaim
Avec le principe du «non est un non», la victime subit ces violences «contre sa volonté», autrement dit malgré son refus, tandis qu’avec «un oui est un oui», elle les subit «sans son consentement», c’est-à-dire qu’elle n’a pas formulé son accord pour une relation sexuelle. Juridiquement, la nuance peut sembler assez fine entre «il faut donner son consentement de manière positive» et «ne pas avoir refusé», mais les conséquences dans la façon de mener une procédure pénale peuvent être différentes. Car avec le «oui est un oui», il y a cette idée de s’assurer, au moment d’initier le rapport sexuel, que l’autre en a vraiment envie. Aux yeux de nombreux défenseurs de cette version, ce serait alors à l’accusé de prouver qu’il a fait la démarche de s’enquérir du désir de l’autre, tandis qu’avec «le non est un non», la victime est obligée de prouver qu’elle était opposée à cette relation.

La variante du «oui est un oui», qui n’a pas été retenue par le Conseil des Etats, est souhaitée par toutes les associations, les personnalités luttant contre les violences sexuelles, et même l’ONU. Comment expliquer que tant de politiques y soient opposés?
Il y a d’abord quelque chose de générationnel. Les personnalités politiques comptent une majorité d’hommes de plus de 40  ans, et on voit que ces débats les heurtent souvent au plus profond de leur propre conception du couple ou des relations sexuelles. Cela suscite de grandes interrogations chez les générations plus âgées et remet en question leur manière de concevoir leur intimité sexuelle. Beaucoup n’ont pas bien compris les nuances et ont eu l’impression que leur façon de faire au quotidien faisait d’eux des violeurs. Certains opposants au «oui est un oui» craignent en outre d’éventuels abus en termes d’accusations infondées. Or les études montrent que le taux de fausses dénonciations est extraordinairement rare. Le cas de la fausse victime est un fantasme.

Je constate aussi qu’il demeure des résidus patriarcaux très forts dans notre société, selon lesquels le corps des femmes – car c’est bien le plus souvent d’elles qu’il s’agit – est par principe à disposition.

Quels sont les avantages, selon vous, d’une révision de la loi contre le viol?
Si le droit pénal sert à punir, il a aussi pour but de protéger par un message préventif. En parlant en premier lieu de l’importance fondamentale du consentement dans toute relation sexuelle, on mettrait en avant de façon intéressante cette notion du point de vue de la prévention. Ensuite, pour ce qui est des chances de voir plus souvent aboutir les procédures pénales, je pense que le «oui est un oui» pourrait s’avérer plus judicieux, car il donne plus de place au doute.

Je m’explique: en Suisse, lorsque l’enquête ne permet pas de trancher entre les versions contradictoires de la victime et celle de la personne qu’elle accuse, l’autorité judiciaire est censée s’en remettre au principe in dubio pro duriore. Le prévenu est alors mis en accusation et l’affaire est renvoyée devant un tribunal qui devra trancher. Actuellement, un trop grand nombre de dossiers se terminent par un non-lieu et ne sont même pas redirigés vers un tel tribunal. Avec une loi proclamant «un oui est un oui», je suis persuadé qu’il y aura plus de situations où policiers et procureurs renverront les cas pour être jugés avant de classer l’affaire.

La lutte contre les violences sexuelles serait-elle pour autant perdante avec un principe du «non est un non», si le National se range derrière les États?
Même cette version de la loi sera un grand progrès par rapport à aujourd’hui car, actuellement, seules les notions de menace ou de violence pour imposer la relation sexuelle permettent de qualifier un viol comme tel. La variante de la loi votée par le Conseil des États inscrit la notion de sidération dans le texte, ce qui est une bonne chose, car dans ce cas, une victime qui ne s’est pas défendue sous l’effet de la sidération, en état d’immobilité tonique à cause du choc de ce qu’elle vit, pourra aussi être considérée comme ayant subi un viol. En outre, grâce à tous ces débats politiques et sociétaux sur l’importance du consentement, je suis presque sûr que de nombreux juges auront intégré ces notions et feront le cas échéant appliquer le «non c’est non» à la lumière du «seul un oui est un oui».

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