éducation
Témoignages: Les enseignant-e-s face à la violence
Le phénomène était palpable, mais les chiffres sont tout de même préoccupants: deux tiers des profs auraient subi des actes de violence au cours des cinq dernières années. C’est le constat d’une étude, publiée en janvier 2023, et menée par l’association faîtière du corps enseignant de la Suisse alémanique (LCH) auprès de 6700 personnes travaillant dans tous les degrés scolaires. On apprend que les enseignant-e-s sont exposé-e-s le plus souvent à des injures, des menaces ou de l’intimidation, principalement de la part de parents (36%) et d’élèves (34%).
C’est en effet le premier sondage du genre dressé en Suisse. Si des recherches ont déjà été menées dans les cantons romands sur la santé des profs au travail, les actes de violence n’ont encore jamais fait partie des valeurs mesurées.
Mais de quelles sortes de violence parle-t-on? Pour Sylvie Bonvin-Sansonnens, chargée du Département fribourgeois de la formation, difficile de savoir à quoi correspond ce chiffre. «Qu’est-ce qui est considéré ou non comme de la violence?» Néanmoins, la conseillère d’État, également membre du comité de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), admet que les résultats de cette étude ont confirmé les retours du terrain. «On nous rapporte parfois une ambiance marquée par la fatigue, l’incompréhension, et une évolution du métier difficile à appréhender», précise la ministre.
En Suisse, les agressions physiques contre le personnel enseignant semblent être des cas isolés, mais elles existent. En février 2023, les coups portés à un professeur par un ado de 14 ans dans une classe de Porrentruy ont indigné le personnel enseignant du collège jurassien, qui n’a pas hésité à manifester pour un meilleur encadrement des élèves. Autre exemple, en mars 2023, une enseignante thurgovienne s’est interposée dans une bagarre et l’un des participants, âgé de 10 ans, l’a frappée et mordue, si bien que la police a dû intervenir.
Nos capacités de vivre ensemble diminuées
Au Syndicat des enseignant-e-s romand-e-s (SER), on souhaite aussi mesurer le taux de violence en Suisse romande. «Une enquête devrait voir le jour en 2025, annonce son président, David Rey. Sylvie Bonvin-Sansonnens confirme que la CIIP a confié la mission d’analyser la situation dans les cantons romands à la commission des partenaires (COPAR), qui inclut les directeurs d’école, les organisations de parents ou encore le SER.
«Le SER observe une baisse des capacités de vivre ensemble chez tout un chacun, fait-il remarquer. Les situations problématiques peuvent survenir dès l’entrée à l’école. On remarque également des réactions plus virulentes chez certains parents.»
Pour la Direction de la formation du canton de Fribourg, l’augmentation des violences à l’école serait liée à la pandémie. «Nous avons les symptômes d’une situation post-Covid: une montée de l’irrespect, des comportements inadéquats et des exigences des parents. Ces difficultés s’ajoutent à un climat anxiogène généralisé, marqué également par la guerre en Ukraine ou le dérèglement climatique, explique Sylvie Bonvin-Sansonnens. Dans les écoles, on construit les compétences fondamentales, mais on doit également travailler sur le vivre ensemble, car un climat scolaire péjoré prétérite l’enseignement.»
Des conditions de travail difficiles
D’après la LCH, il ne faut pas minimiser les actes de violence subis par le personnel enseignant, même a priori minimes, car les problèmes surviennent à la suite de la répétition de ces violences, qui crée une charge émotionnelle pesante et dégrade les conditions de travail sur le long terme.
Marie*, enseignante en secondaire II, confie n’avoir jamais vécu de violences physiques, mais rapporte que le manque de respect et les injures sont banalisés dans son établissement: «J’ai entendu des étudiant-e-s s’exclamer avec des termes comme "Mais quelle connasse, Mme X, c’est tellement une salope", et on m’a traitée un jour de "grosse conne mal baisée". Les élèves se lâchent derrière notre dos», témoigne la trentenaire.
Solange*, maîtresse chez les petit-e-s, a quant à elle été blessée pendant un cours. «Je me suis fait mordre au sang par un élève de 4 ans. Et ses parents ont catégoriquement refusé toute sanction. Finalement, je ne sais pas ce que je trouve le plus violent: le petit qui se déchaîne ou les parents qui essaient de justifier ce comportement», regrette la jeune femme de 29 ans.
Julie*, qui travaille en secondaire I, avoue ressentir parfois des difficultés à sanctionner réellement ses élèves, par crainte de rompre le lien pédagogique. «Connaissez-vous l’app BeReal? C’est l’un des grands plaisirs de certains élèves: ils et elles se prennent en photo pendant la classe et la postent sur ce réseau social, explique-t-elle. L’idée est de se montrer en train de tourner son prof en bourrique, pour se donner le beau rôle, typiquement en lui faisant un doigt d’honneur ou des cornes. Les élèves savent que c’est interdit, mais s’en fichent.»
Jeff* n’a jamais eu de mal à assurer son autorité en secondaire I, jusqu’à un certain remplacement. «Les élèves ne respectaient rien, c’était l’enfer», déplore le prof de 33 ans.
«Quelques années plus tard, je réalise que cet épisode m’a marqué: j’évite désormais au maximum le contact physique avec les élèves, car j’y ai tout à perdre. J’ai aussi développé une anxiété de ne pas parvenir à tenir mes classes, j’en fais encore des cauchemars», raconte-t-il.
Juliette* aussi a été bouleversée par un épisode douloureux lié à un élève. L’enseignante en primaire raconte: «Cet enfant au contexte familial compliqué semblait constamment sur la défensive. Il a frappé des collègues à plusieurs reprises et insultait facilement les adultes, mais sa violence s’exprimait surtout envers ses camarades. Je devais être sur le qui-vive, afin que les autres élèves se sentent en sécurité. Je l’entendais proférer des menaces physiques à leur endroit, et dès qu’il se trouvait hors de la classe, les choses pouvaient dégénérer.»
«Les procédures permettant de placer un élève dans une classe spécialisée sont lentes et il était difficile pour moi de me faire entendre», regrette Juliette.
Renaud* confirme que les jeunes ont tendance à tester les limites. «C’est de leur âge, mais cela donne des situations tendues qui pourraient vite déborder, explique ce prof de secondaire II. Je me souviens d’un élève arrivé en retard qui a commencé à mettre le souk dans la classe avec des remarques vulgaires. Après l’avoir repris plusieurs fois, il m’a répondu sur un air de défi: "On a un problème, Monsieur: je connais mes droits, vous ne pouvez pas me toucher et je ne lèverai pas mon cul de cette chaise!"».
Suzanne*, en secondaire I, est habituée aux situations difficiles. L’enseignante raconte que son collège est régulièrement la cible de dégradations ou de manque de respect de la part d’élèves (incendie, vitre brisée, objets dangereux, personnel traité avec irrespect). Elle a également dû intervenir pour empêcher des étudiants d’en venir aux mains. «Nous avons plus de 1000 élèves et très peu de personnes dédiées à leur soutien, ainsi seuls les cas gravissimes sont pris en charge par l’assistante sociale ou les médiateurs. On manque de moyens», explique-t-elle.
La situation qui a le plus touché Suzanne est un conflit vécu avec un parent, qui remettait en question ses capacités d’enseignement. «Il a tenté de m’intimider, m’a appelée en dehors des heures admises pour me hurler dessus une fois qu’il n’était pas d’accord avec une note. Je me suis sentie persécutée, dénigrée, mais j’ai refusé de porter plainte pour éviter un climat malsain avec l’élève. Ma hiérarchie m’a soutenue, et depuis, cette personne n’a plus le droit de me contacter directement. Comment j’ai la force de continuer? Pour moi, être prof est une vocation», confie-t-elle.
Comment améliorer la situation?
Par peur d’être reconnu-e-s ou encore de perdre leur emploi, ces profs ont préféré témoigner anonymement. Il existerait un tabou à l’école, lié à la crainte de voir ses capacités d’enseignement remises en question, et qui force parfois au silence lorsque surviennent les violences. David Rey le confirme: «Avouer son incapacité à tenir une classe agitée est compliqué, ce qui peut rendre le sujet tabou entre collègues. Pourtant, celles et ceux qui connaissent des difficultés ne sont pas des mauvais profs, ils et elles n’ont simplement pas été formé-e-s à gérer les cas extrêmes et devraient pouvoir trouver de l’aide.»
Alors, comment mieux soutenir le personnel enseignant face aux violences quotidiennes? «Des structures d’aide existent, comme les médiateurs, les travailleurs sociaux ou encore les enseignants-ressources, des postes qui pourraient encore être densifiés. Il faudrait davantage renforcer et promouvoir ces outils», suggère le président du SER.
La ministre de l’Éducation Sylvie Bonvin-Sansonnens admet, de son côté, des faiblesses dans la formation de base du personnel enseignant. «Nous souhaitons la compléter avec des cours portant sur la gestion des conflits ou les situations complexes.»
David Rey se montre critique face à une potentielle amélioration de la formation: «Certes, il faudrait densifier l’offre de cours pour mieux outiller les futur-e-s enseignant-e-s qui feront face à des situations de violence, mais il est compliqué de modifier un cursus déjà volumineux, qui doit déjà intégrer des formations nouvelles, autour du numérique notamment.»
Plusieurs enseignant-e-s nous ont aussi confié trouver des lacunes à la HEP: «Nous suivons seulement quelques heures de théorie sur la gestion de classe», regrette Jeff. «Surtout, on n’a aucune formation pour gérer les parents, s’échauffe Suzanne. En fait, on découvre les vrais problèmes une fois le cursus terminé.» Les violences des parents sont celles ayant le plus interpellé Sylvie Bonvin-Sansonnens. «Nous avons dû intervenir dans des conflits, ajoute la ministre de l’Éducation. Certaines exigences sont parfois trop élevées vis-à-vis du personnel enseignant. Et les professeur-e-s, qui aimeraient s’adresser à des adultes, font parfois face à des personnes qui ne se comportent pas en tant que tels. Les parents doivent apprendre à faire confiance aux enseignants.»
* Noms connus de la rédaction
Quatre questions à Jon Schmidt, psychologue, thérapeute de famille FSP
FEMINA Deux tiers du personnel enseignant aurait subi de la violence. Ce chiffre vous étonne-t-il?
Jon Schmidt Pas vraiment. Dans notre équipe de consultation, nous voyons des familles qui peinent à supporter les pressions et le stress qu’elles vivent au quotidien. La pandémie de Covid et le confinement ont augmenté la responsabilisation des parents envers la réussite scolaire de leurs enfants. Ils ont cumulé les casquettes de parents, de professionnels dans leur métier et de professeurs à la maison.
On dirait que les attentes des parents vis-à-vis de l’institution scolaire ont évolué au cours des dix dernières années.
En effet, j’observe une perméabilité des espaces de compétences et une importante perte de repères. La vie scolaire et la vie professionnelle ont pris une place plus importante à la maison. De même, la vie familiale de l’élève prend une place plus importante dans les classes. Les groupes de parents d’élèves sur les messageries comme WhatsApp n’aident pas non plus: ces outils, qui devraient faciliter la communication, ne donnent plus le droit à l’erreur, laissant place à une méfiance des parents envers le corps enseignant, dans leur capacité à enseigner, et des professeurs envers les parents, dans leur capacité à éduquer.
Les problèmes des jeunes ont-ils changé?
Les enjeux relationnels restent les mêmes: le besoin d’appartenir au groupe des pairs, la complicité, mais la compétition aussi.
On entend beaucoup parler par exemple des troubles du déficit de l’attention dont souffrent les enfants en classe, et de l’impact de ceux-ci sur la scolarité. Or, on parle moins des conséquences relationnelles de ces troubles sur la vie de l’enfant. Pourtant, dans une société qu’on décrit de plus en plus connectée, ce qui est frappant, c’est l’isolement et la solitude dont souffrent les jeunes concernés.
Quelles pistes explorer afin d’améliorer le comportement des enfants dans le cadre scolaire?
Tout ce qui favorise la socialisation de l’enfant à l’extérieur de l’école est à encourager de manière équilibrée. Un enfant a besoin de se dépenser, d’être avec les autres et aussi d’un temps du «rien», où il a la possibilité de se plaindre d’ennui tout en apprenant à développer sa propre créativité. Paradoxalement, et face à des problématiques en lien avec la violence, je recommande aux parents d’inscrire leur enfant à un cours d’art martial. Cela permet d’explorer les rapports de force dans le respect de l’autre et d’apprendre à se connaître.
Mon confrère Steve Baudin offre par exemple des cours de boxe thématiques. Enfin, pour les plus jeunes, de nombreuses associations, comme le Café des enfants à Lutry (VD), proposent des espaces de partage où les petits jouent et sociabilisent, tandis que les parents peuvent partager leurs expériences autour d’un café.
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