La vie en tribu
Familles nombreuses: Quatre mamans racontent leur quotidien
Toujours plus âgée, la population mondiale a passé le cap des 8 milliards en novembre 2022 et, en Suisse, les 9 millions sont tout bientôt atteints. En parallèle, la fécondité chute partout dans le monde. Paradoxalement, selon un des scénarios référence de l’OFS, le taux de fécondité par femme pourrait reprendre d’ici à 2050 en Suisse. Clémentine Rossier, professeure associée à l’Institut de démographie et socioéconomie de l’Université de Genève, décode: «L’indicateur conjoncturel de fécondité avoisine le 1,5 enfant par femme en Suisse aujourd’hui. C’est une mesure synthétique sur l’ensemble de la population, mais les mères, elles, ont en moyenne deux enfants. Pour ce qui est des familles de trois enfants ou plus, d’après le rapport sur les familles 2021 de l’OFS, 31% des enfants et jeunes de moins de 25 ans ont plus d’un frère ou une sœur. Il s’agit clairement de familles aux revenus plus modestes, ce qui est lié au plus grand retrait du marché de l’emploi des femmes, qui contribuent moins au revenu du ménage. Par contre, le niveau de formation des parents dans ces familles semble tout aussi élevé que pour les parents de celles avec 1 ou 2 enfants.»
Autre paradoxe, si on fait peu d’enfants, ce n’est pas forcément pour une histoire de sous. «Les coûts entrent en ligne de compte, mais il s’agit moins des coûts monétaires que des nombreuses conditions à mettre en place avant l’arrivée d’un bébé dans les pays qui ont des politiques familiales peu soutenantes et où la maternité rime avec un renoncement au marché de l’emploi pour les femmes. En Suisse, on table sur une remontée de la fécondité car les programmes de soutien à la conciliation travail-famille sont en train de se renforcer.
À l’heure actuelle, ces conditions sont assez mauvaises», continue la démographe. Une bonne nouvelle pour celles et ceux qui valorisent les liens familiaux avant tout, et qui constituent un groupe minoritaire mais non négligeable de la population selon une autre étude menée en 2017. Une valorisation du clan qui se transmettrait de génération en génération.
«On le constate en effet dans les études de démographie: le nombre d’enfants souhaités se transmet: si on vient d’une famille de 4 enfants, on va dire – quand on est jeune adulte et quand l’expérience familiale a été bien vécue — qu’on en veut 4 aussi. Il y a une transmission intergénérationnelle de ce souhait», conclut Clémentine Rossier. Et ce ne sont pas Daisy, Douve, Bérengère et Marie-Laure qui diront le contraire.
«Chacun sa corvée, chacun participe»
Daisy, 33 ans, Miège (VS), 5 enfants entre 3 et 10 ans
Autour d’un morceau de cake préparé la veille avec ses enfants, Daisy surveille le minuteur qui lui rappellera d’aller chercher Lily-Rose, la petite dernière, à la crèche à 11 h 15. Sa journée a commencé à 4 h du matin, pour se rendre à son travail à 40% en tant que cuisinière. Il est 10 h, et la trentenaire prend le temps d’une respiration. «Quand j’ai connu mon mari, il ne voulait pas d’enfants. Finalement la première est arrivée deux ans après qu’on se soit mis ensemble, et le deuxième au retour de couches. On voulait un deuxième enfant, mais on ne s’y attendait pas si vite. Le troisième, on l’avait planifié. Ensuite, on en a eu un tous les deux ans.» Installé à Miège dans une villa mitoyenne de cinq pièces, le couple vivait dans un deux-pièces à Bex jusqu’à la naissance de Thibault. Ici, l’environnement est ensoleillé et le cadre idyllique pour la tribu. En hiver, c’est ski, en été, randonnée et piscine dans le jardin. Et toute l’année, c’est gym dans leur club Miège Olympique pour les quatre plus grands. Quand il fait moche? C’est lecture, avec des livres empruntés à la bibliothèque plutôt que la télé. «D’ailleurs, on n’a pas de télé du tout.»
Un système D bien rodé
À midi, la petite troupe viendra manger à la maison. «Le repas est prêt, il n’y a plus qu’à réchauffer. Et les midis, c’est le deuxième qui débarrasse.» Car il y a un planning bien rodé. «Chacun sa corvée, chacun participe. Le petit-déjeuner, c’est Matthys qui débarrasse, le soir c’est la grande. Il y a aussi un tournus pour savoir qui cuisine avec moi le soir.» Issue d’une famille de cinq enfants, Daisy a été éduquée dans le partage des tâches, et elle l’applique à ses enfants.
Ils ont une petite salle de bains pour eux que les deux grands nettoient, ce que les petits respectent. Pareil pour le linge, ils savent que tout ce qui est à côté du panier ne sera pas lavé.» Une manière de leur donner des outils pour se débrouiller «quand ils sortiront du nid». Par contre, hors de question de faire porter la responsabilité des petits aux plus grands. «Ça, je ne veux pas, car moi-même je l’ai vécu en tant qu’aînée. Je n’ai jamais permis à Emma d’aller changer la couche de sa sœur, parce que ce n’est pas son rôle.»
Si Thibault a une chambre aménagée au rez, c’est à l’étage que les deux filles et les deux garçons partagent leurs chambres. «Ils arrivent à avoir leur intimité même s’ils sont tout le temps scotchés les uns aux autres.» L’aménagement est simple et efficace. «Le lit des enfants, je ne vais pas l’acheter neuf en magasin, pour moi ça n’a pas de sens alors qu’ils vont en changer rapidement. Donner une deuxième vie à un meuble, c’est bien aussi.» Et puisqu’on parle achats, difficile de ne pas aborder la question de l’inflation. «On la sent passer. Mais il faut être malin. Mon panier de courses en a pris un coup, mais à côté de ça, j’économise là où je peux. On a des subventions, ça aide énormément et ça permet de mettre de côté pour des activités.
J’achète de la deuxième main, je vais faire des ventes échanges. Mon mari qui est chef cuisinier a la carte Aligro, alors j’achète 20 kilos de sucre d’un coup. Mon garage me sert de garde-manger. On fait tout nous-mêmes l’été avec le potager. On est en autosuffisance et on arrive à stocker encore pour l’automne et l’hiver.» Un système D bien rodé, jusque dans l’organisation des vacances, une fois par an. «Je réserve la première semaine des vacances d’été un an en avance, à prix cassés, car personne n’a congé ailleurs en Suisse. On va à Center Parc dans notre bus 9 places, je verse un premier acompte, puis tous les mois je mets un peu de côté.» Le minuteur sonne 11 h. Il faut enfourcher le vélo pour aller récupérer Lily-Rose.
«Pendant 19 ans, j'ai eu des pampers dans ma vie»
Douve, 44 ans, Villars-sur-Glâne (FR), 8 enfants entre 7 et 28 ans
«J’ai six enfants, mon mari en a sept, et ensemble on en a cinq. Au total on en a huit. Je l’ai rencontré quand ses deux fils étaient petits, et ma fille avait alors deux ans. On est rentrés dans l’église avec nos trois enfants», raconte Douve, qui profite de son premier jour de congé depuis qu’elle a repris un poste à 90% dans une école voisine. «Avoir une famille nombreuse, c’était un désir de Philippe, mais moi je ne faisais pas de plan. On s’est même dit au départ qu’on allait adopter, mais ça n’était pas possible.» Cinq enfants plus tard, la famille est installée dans sa maison fribourgeoise où chaque recoin témoigne du nombre d’occupants qui y vivent. La table en bois immense de la salle à manger, les photos encadrées qui ornent les murs le long de l’escalier qui monte aux étages. Le nombre de vestes empilées sur les patères et les paires de chaussures rangées sur les marches. Les matelas d’appoint glissés sous chaque lit dans les chambres. Pour Douve, peu importe le nombre d’enfants, les enjeux parentaux sont les mêmes, «sauf qu’ils sont étalés dans le temps. Pendant dix-neuf ans, j’ai eu des Pampers dans ma vie. J’ai fait une fête quand j’en suis sortie!»
Chaque midi, la famille mange ensemble. «J’ai choisi ce boulot car je peux rentrer déjeuner avec les enfants. Le lundi chez une amie, le mardi ma petite sœur vient, le mercredi dans mon école, le jeudi et le vendredi ici. Je prépare les repas en avance.» Et elle se prépare d’ailleurs à changer sa manière de cuisiner, plus simplement, inflation oblige, «avec des légumineuses qui offrent la possibilité de manger mieux pour moins cher.
Déjà, il faut prendre la voiture pour aller faire mes courses, vu la quantité que je dois acheter. Un chariot ne suffit pas.»
Une forme de décroissance
Pour l’essence et l’électricité, elle préfère ne pas y penser, sans trop non plus s’en inquiéter. «Je sens le vent du boulet mais pas encore le boulet. Les plus grandes difficultés ne seront pas financières, mais humaines: je sens chez mes enfants et leurs amis une subtile forme de désespoir, plus fort depuis le Covid.» Et quand certains reprochent à ses enfants le scandale d’être aussi nombreux, rapport à la planète, Douve rétorque que contrairement à d’autres, sa famille est plutôt dans une forme de décroissance au niveau de l’alimentation, des vacances, du ski ou des voyages en avion, qui sont une denrée rare. Douve grimpe alors au grenier pour montrer ce qu’elle appelle «son magasin».
Vestes, chaussures, dans toutes les tailles. Des caisses pour chaque âge. En redescendant l’escalier, elle explique les photos aux murs. «Je dois aux enfants de mettre à jour cet escalier. C’est un travail à faire pour l’unité, pour qu’ils sentent qu’ils appartiennent à une histoire. Pour que cette maison soit un lieu de ressourcement pour eux.» Et la maison est toujours ouverte, aux enfants qui partent et qui reviennent, aux amis, aux voisins. «Le réseau se fait autour de la famille, car elle se déplace beaucoup moins. On ne part jamais en vacances tous ensemble, et on n’est pas des grands originaux en la matière, d’ailleurs les enfants se plaignent un peu parfois.»
«C'était évident que j'aurai plusieurs enfants»
Bérengère, 46 ans, Pully (VD), 4 enfants de 10, 15, 17 et 19 ans
«Je viens d’une famille de trois enfants, avec une maman qui a toujours cultivé la famille. Mon mari vient d’une famille de six. C’était évident que j’aurai plusieurs enfants. On a eu nos trois enfants à Paris, et j’ai fait le choix d’arrêter de travailler pour m’en occuper. Ça faisait partie de notre vision commune de la vie de famille. Nous sommes ensuite partis en expatriation à Singapour, avec des conditions top, une nounou à domicile, et la dernière est arrivée dans ce cadre-là, où la vie était assez douce. Nous sommes arrivés en Suisse quand elle était toute petite. Mon aîné avait alors 8 ans, les deux autres 6 et 4 ans, c’est devenu un peu plus sport pour moi, et les enfants ont dû devenir plus autonomes.
Même si je suis consciente d’avoir des conditions très favorables, l’idée de la famille nombreuse pour moi, c’est de ne pas être obligé d’avoir du matériel pour être heureux. Partager des chambres, ça me paraît être plutôt sain, ça apprend à vivre en collectif. Même si j’avais eu moins d’enfants je crois que je leur aurais donné la même éducation. Au niveau de l’ambiance familiale, ça apporte beaucoup. D’ailleurs, quand je demande à mes enfants s’ils aimeraient eux aussi plusieurs enfants, leurs réponses varient: quand ils sont un peu frustrés ils me disent qu’ils n’en auront que deux, comme ça ils auront tout ce qu’ils désirent, mais quand on est tous ensemble, ils avouent que c’est quand même chouette cette ambiance de famille nombreuse.»
«Nous ne nous étions jamais projetés à en avoir autant»
Marie-Laure, 46 ans, Lausanne, 8 enfants entre 4 et 24 ans
«Nous avons eu 8 enfants répartis en deux séries de quatre. Les quatre premiers très rapprochés, puis pendant cinq ans nous n’en avons pas eu avant d’avoir les quatre suivants. Ça nous a permis d’expérimenter la parentalité à des âges différents. Les grands frères et sœurs jouaient avec les petits et l’ambiance était très différente pour eux et pour nous. Les grandes familles étaient pour nous un projet de vie, mais nous ne nous étions jamais projetés à en avoir autant. C’est devenu une envie au fur et à mesure que nos grands grandissaient. Je ne viens pas d’une famille nombreuse, mais du côté de mon mari oui, et ça a été un modèle pour moi. Ça me semblait avoir du sens de changer de paradigme et de tenter l’aventure.
Pendant un temps, j’ai donné l’école à la maison à mes enfants, non pas parce que j’aime particulièrement ça mais parce qu’on s’est retrouvés à la campagne. C’était un choix que j’ai apprécié. Dans les familles nombreuses, souvent, la maman fait le sacrifice de sa carrière, sinon ce n’est pas gérable. Mais c’est selon moi très important de savoir qui elle est et ce dont elle a besoin.
On a tiré le diable par la queue pendant de nombreuses années, mais nos projets d’entreprenariat ont fini par fonctionner et cela nous a permis d’offrir un cadre de vie plus agréable à nos enfants.»
4 questions à Jon Schmidt, psychologue thérapeute de famille à Lausanne
Est-ce que vous recevez beaucoup de familles nombreuses en consultation?
«Je reçois rarement des familles qui ont plus de trois enfants. Par contre, j’ai reçu pas mal de patients adultes issus de familles nombreuses dans des fratries de 4, 5 ou 6 qui ont eu des enfants à leur tour et qui questionnent leurs relations, leur dynamique familiale et leur place.»
C’est-à-dire?
«Ce qu’on observe souvent, c’est qu’à partir d’un certain nombre dans une fratrie, il y a une hiérarchie qui se crée et il y a des places qui sont implicitement données par les parents. Ça devient plus une tribu qu’une famille. Il y a une structure et un ordre qui se mettent en place par souci d’organisation, avec parfois l’aîné qui prend le rôle de troisième parent, par exemple. Ces places se prennent par les individus de la famille parce qu’ils ont une certaine personnalité, une certaine compétence.»
Est-ce que cet équilibre est plus fragile dans les familles nombreuses?
«En théorie systémique, on dit que la famille est comme un mobile suspendu, où il y a un équilibre entre les rôles de chacun. Ceux qui ont un rôle confortable dans cette fratrie, avec lequel ils sont en adéquation, sont d’ailleurs ceux qui seront le plus favorables à avoir une famille nombreuse eux-mêmes. Mais peut-être qu’il y en a d’autres qui doivent s’effacer pour que ceux-ci puissent jouer leur rôle. C’est intéressant de voir comment se manifestent ces injustices, si elles sont exprimées ou intériorisées: ceux qui sont le plus calmes et silencieux sont ceux auxquels on va prêter une attention plus forte en thérapie.»
Est-ce que c’est un modèle familial et des valeurs qui se transmettent?
«Dans les familles nombreuses, il y a un souci de partager des valeurs: celle du collectif, celle de laisser la place aux autres parce qu’on n’est pas tout seul. C’est quelque chose qui peut motiver aujourd’hui à avoir une famille nombreuse. C’est souvent un modèle hérité des parents qui ont eux-mêmes grandi dans des familles nombreuses et pour qui ce modèle familial a convenu durant l’enfance.»
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