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Mathilde Saliou milite pour un monde numérique plus égalitaire

Mathilde Saliou milite pour un monde numérique plus égalitaire

«Ne pas modérer les contenus sexistes et racistes limite la liberté d'expression des femmes et des personnes minorisées.» - Mathilde Saliou

© GETTY IMAGES/STANISLAW PYTEL

Règle numéro 30 du web: «il n'y a pas de femmes sur Internet». Si cette expression misogyne des années 2000 n'est pas à prendre au pied de la lettre, elle soulève toutefois une vérité: les femmes y sont parfois invisibilisées, voire violentées. Car les inégalités de genre, tout comme dans nos sociétés hors ligne, persistent dans le monde connecté, pointe l'autrice et journaliste française Mathilde Saliou dans son premier essai Technoféminisme (Éd. Grasset), publié en février 2023. Pire, le numérique aggraverait même les inégalités déjà présentes depuis des siècles entre les femmes et les hommes. Cette spécialiste des thématiques du web a ainsi décidé de s'attaquer aux mythes sexistes qui parsèment Internet, de sa conception aux dessous des outils technologiques.

Mathilde Saliou l'affirme pourtant dès les premières pages de son ouvrage: elle adore Internet. L'autrice fait partie de la génération qui a grandi avec l'essor du numérique et de ses possibilités, démultipliées d'année en année, des Skyblogs aux réseaux sociaux, du Minitel aux laptops. «Rapidement dans ma carrière, je me suis engagée dans l'association Prenons la Une, qui milite pour une meilleure représentation des femmes dans les médias. Là, j'ai été sensibilisée aux questions de cyberharcèlement sexiste en constatant l'ampleur des violences vécues par des consœurs, déplore Mathilde Saliou. Cela m'a poussée à travailler sur de grandes affaires de harcèlement en ligne ‒ comme celle de la jeune Mila ‒, et à me lancer par la suite dans l'écriture de cet essai.»

La neutralité des outils numériques, une idée reçue

Les inégalités de genre commencent dès l'accès à une connexion Internet, comme le liste l'autrice: les femmes ont en effet 25% moins de chances que les hommes de connaître les usages numériques dans le monde. Elles sont aussi quatre fois moins nombreuses à savoir programmer et courent 27% plus de risques de subir du cyberharcèlement. «Où sont le genre et la pudiquement nommée “diversité" en ligne?» interroge Mathilde Saliou. De fait, l'univers numérique est le miroir du patriarcat qui règne encore dans le monde hors ligne. Des humains se sont unis pour le créer jadis et y ont apporté leurs biais. Internet n'est pas neutre, une idée reçue que l'autrice souhaiterait voir disparaître.

«J'ai moi-même cru à ce discours de l'industrie, qui présente ses outils comme impartiaux, aux résultats plus exacts que ceux produits par des humains. Mais en creusant dans la politique de modération d'Instagram – un exemple parmi tant d'autres – j'ai remarqué un décalage entre marketing et réalité, explique la journaliste.»

«Cela est dû notamment au fait que l'industrie elle-même n'est pas neutre, c'est même l'une des plus inégalitaires qui soit.»

En Suisse, cela s'observe avec la part des femmes qui travaillent dans la technologie de l'information (IT): elles ne sont que 18% environ en 2019, rapporte le média spécialisé ICTjournal. «Le plus souvent, les femmes évoluent dans les fonctions de support, de communication ou dans les équipes de RH», ajoute Mathilde Saliou. Ainsi, peu de femmes sont à l'origine des produits de la tech que nous utilisons quotidiennement. Cela génère des angles morts, comme lorsqu'on crée une app santé et qu'on oublie d'y intégrer un calendrier menstruel. «C'est dangereux, car cela pousse à ne pas remettre en cause les résultats d'une machine, même quand ceux-ci sont biaisés à l'origine.»

L'autrice nous explique même que des outils comme les données personnelles peuvent être détournés pour viser les femmes en particulier: «Aux États-Unis, depuis que l'IVG est en danger, des associations utilisent par exemple l'historique de navigation de certaines personnes qui se sont rendues au Planning familial pour tenter de les arrêter.»

Mathilde Saliou souligne aussi les biais racistes que comportent les technologies:

«L'industrie étiquette ses produits comme universels, or on remarque que les outils de reconnaissance faciale ont plus de mal à identifier les personnes noires que les personnes blanches, car ils ont été entraînés sur des données contenant plus de visages blancs et masculins.»

«Cela pose problème lorsque des gens sont arrêtés sur la seule foi d'une reconnaissance faciale erronée.» Cette soi-disant neutralité du numérique pose problème: d'après la journaliste, elle a longtemps empêché que l'on questionne l'industrie de la tech, vue comme une science dure, et qu'un cadre soit posé. «Heureusement, on commence à reconnaître les biais et à travailler sur ces questions au niveau politique, en Europe», se réjouit-elle.

Internet au masculin et cyberpatriarcat

Non seulement les outils numériques sont construits de biais sexistes et racistes, mais en outre, l'industrie se trouve aujourd'hui entre les mains d'un tout petit nombre. «Bill Gates, Jeff Bezos, Elon Musk, Mark Zuckerberg: ces hommes d'affaires ultrariches – tous des hommes blancs – possèdent le contrôle quasi exclusif d'outils utilisés par des milliards de personnes sur la planète et devenus indispensables pour beaucoup», soulève Mathilde Saliou.

Souvenons-nous de la règle 30 d'Internet. Les femmes sont des cibles privilégiées lorsqu'on parle de violences en ligne. L'autrice utilise le terme «cyberpatriarcat» pour identifier l'emprise sur les femmes au moyen de technologies.

«Les violences conjugales, par exemple, ont souvent un pendant numérique: les textos, les réseaux sociaux, les mots de passe ou encore les applications bancaires sont utilisés pour tenter de contrôler une compagne ou ex-compagne.»

«Les stalkers se servent aussi de divers outils pour espionner et harceler des femmes.» Sans mentionner le revenge porn.

En parlant d'auteurs de cyberviolences, Mathilde Saliou épingle en particulier les masculinistes du web, dont les incels («célibataires involontaires», des hommes convaincus du fait que s'ils n'ont pas de relations intimes avec des femmes, c'est la faute de ces dernières). Les outils numériques ont offert à de tels groupes des lieux où se rencontrer et se radicaliser. «Les masculinistes connectés sont une version monstrueuse des problèmes de la masculinité dominante», écrit la journaliste.

Elle cite notamment l'affaire de cyberharcèlement «Gamergate» en 2014, qui visait une programmeuse de jeux vidéo. Cette cyberculture serait régulièrement rattachée à l'univers du gaming – un monde où l'on sait que les femmes évoluent avec de grandes difficultés, comme le montrait notre enquête auprès des streameuses romandes – et même à l'extrême-droite.

«Pour ce qui est des contenus, note Mathilde Saliou, on voit que ce qui est sexiste est mis en avant. Des enquêtes ont montré une certaine "prime à la nudité" sur Instagram. Pourtant, au même moment, les règles de modération interdisent les tétons des femmes et rendent compliqué le travail des féministes, surtout en ce qui concerne l'éducation sexuelle.» L'experte dénonce également les mesures prises dès l'arrivée d'Elon Musk à la tête de Twitter:

«Les comptes clivants auparavant bannis, tel celui du masculiniste Andrew Tate, ont pu revenir, sous le couvert de la liberté d'expression. Alors que ne pas modérer les contenus sexistes et racistes limite la liberté d'expression des femmes et des personnes minorisées», déplore-t-elle.

La place des femmes dans le champ numérique

Internet a donc été bâti majoritairement par des hommes. Et l'industrie aussi emploie surtout des hommes. Mais ça n'a pas toujours été le cas. En retraçant l'histoire du champ numérique dans son ouvrage, Mathilde Saliou rappelle que de nombreuses femmes ont été effacées. Qui se souvient de la pionnière Ada Lovelace, première à imaginer les bases d'un programme informatique au XIXème siècle? Ou encore des ordinatrices, ces petites mains sous-payées qui effectuaient un travail fastidieux et répétitif de calculs et opérations? Travail de femme, le métier n'est pas valorisé, comme le raconte l'autrice, «jusqu'au moment où il rapporte succès, reconnaissance, argent». L'histoire a définitivement écarté les femmes au moment où a été construite l'image du nerd: «La massification de l'industrie vient ancrer l'image d'un constructeur numérique masculin et peu sociable», écrit Mathilde Saliou.

Côté utilisateur, le marketing vise également les hommes: «Dans les années 80 par exemple, les publicités pour les ordinateurs et les jeux vidéo montrent seulement des utilisateurs et ces images persistent dans nos esprits», soulève l'autrice.

«Même dans la socialisation, on pousse moins les filles vers les maths et l'informatique à l'école.»

«Et quand bien même elles se sont motivées à étudier ces branches, une fois arrivées sur le marché du travail, des femmes sont poussées hors du domaine par des environnements sexistes, comme l'ont révélé des enquêtes».

En parallèle, Internet et ses formidables possibilités de partage d'expériences permettent de visibiliser les luttes féministes et le quotidien de femmes dans le monde entier. La vague #MeToo a bien commencé avec un hashtag en 2017. À l'inverse aussi, des initiatives féministes ont permis d'alerter sur les dérives sexistes du web et ainsi de sensibiliser les internautes.

Quelles solutions pour un monde numérique plus féministe?

«J'ai écrit Technoféminsme pour alerter sur ces différents problèmes», confie Mathilde Saliou. Mais alors que faire contre les inégalités aggravées par le numérique? Se déconnecter? Ce n'est pas la solution proposée par l'autrice.

«Déjà, du côté des plateformes, il faut mieux réguler les contenus. Cela peut passer par des initiatives politiques. Ensuite, celles-ci devraient être conçues pas seulement par des informaticien-ne-s, mais aussi en collaboration avec d'autres personnes aux expertises différentes, suggère-t-elle. Et côté utilisateur-trice-s, il faut former et éduquer les gens à ne pas se laisser manipuler par des algorithmes et faire comprendre qu'on a les capacités d'agir. Je suis convaincue que la tech est utile à nos sociétés et qu'on peut l'utiliser pour tendre vers l'égalité.»

Mathilde Saliou insiste également sur l'importance de mieux cultiver la responsabilité personnelle:

«Une chose que l'on n'a pas faite, c'est d'importer les règles du monde hors ligne. On n'accepterait jamais que quelqu'un nous insulte dans la rue, mais en ligne, la bienséance basique n'existe pas.»

«On devrait systématiquement rappeler que derrière le pseudo, il y a une vraie personne. La responsabilité est évidemment aussi importante lors de la construction de ces outils: les personnes concernées devraient se mobiliser en faveur de l'inclusion». L'autrice développe cette idée en mentionnant l'éthique du care, du soin à l'autre, une notion souvent utilisée au sein des luttes féministes. «Il s'agit de renverser les principes de domination et de performance pour favoriser plutôt la bienveillance en ligne», précise-t-elle.

À la question: «Avez-vous de l'espoir pour le futur?» Mathilde Saliou avoue être partagée. «Depuis environ six mois je me questionne: je ne trouve pas que les fondateurs des grandes entreprises de la tech soient malins dans la gestion de leurs outils et servent l'égalité. Le fait que l'industrie se jette sur l'intelligence artificielle engendre surtout la peur, qui nous empêche de réfléchir collectivement et de comprendre comment ces technologies fonctionnent. Il reste énormément de travail à fournir.»

Selon Mathilde Saliou, l'espoir réside plutôt du côté politique et de celui des internautes. À nous toutes et tous donc de faire notre part pour rendre le web un peu plus accueillant pour les autres, et pour nous-même.

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