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Le Net, notre usine à gossips

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© Getty Images

Des boulets, des lourdingues, des pathétiques… Qui n’a pas, sur les réseaux sociaux, au moins un contact un peu pénible à classer dans l’une de ces catégories? Vous savez, celui qui raconte les détails les plus privés de son existence, dans des statuts à l’arrière-goût de règlements de comptes. Ou celui qui ne peut s’empêcher de faire des sous-entendus peu subtils sur ses déboires amoureux à grands coups de citations du dernier Marc Levy. Sans oublier toutes ces idoles en toc qu’on adore descendre en flammes au premier selfie (n’est-ce pas, chère Kim Kardashian) tout en suivant de près leurs épopées vides à Hollywood…

Mais pourquoi diable ne clique-t-on pas sur le petit bouton «unfollow», ce siège éjectable moderne en haut à droite de notre écran? A croire que les gens barbants qui peuplent la toile auraient une utilité, dans le fond… A l’ère du ragot version 2.0, la réponse est oui. «Je garde ces personnes dans mon champ de vision car c’est très amusant de voir les bêtises qu’elles postent. Elles peuvent être l’objet de conversations infinies lorsque je suis avec des amis qui les connaissent. Et même lorsque je décris leurs frasques à ceux qui ne les connaissent pas», confie Justine, une Genevoise de 30 ans. «Si l’on se moque des gens que l’on observe sur internet, ce n’est pas forcément pour casser leur réputation. C’est surtout pour avoir des sujets sur lesquels échanger», confirme Stéphane Koch, spécialiste des questions numériques.

Ancré dans nos gènes

Des cibles exposées, désormais en quantité astronomique, grâce à Facebook, Twitter, mais aussi aux nombreux sites d’information, sérieux ou un peu moins, relayant volontiers les bassesses des people. Considérez l’équation: plus de sujets pour les commères, et davantage de commères reliées en ligne… Vous imaginez le cocktail. Le web donne donc une dimension nouvelle à la pratique millénaire du commérage. Complètement décomplexée. «Internet renforce la tendance ancestrale que nous avons à parler des autres, qui est d’ailleurs l’un des fondements du lien social», souligne Olivier Glassey, sociologue à l’Université de Lausanne, spécialisé dans les nouvelles technologies.

Ah oui, cancaner, un sport intimement lié à notre espèce «Homo sapiens»? Affirmatif, dixit Laurence Kaufmann, professeure de sociologie de la communication à l’Université de Lausanne: «Le web est en effet devenu la caisse de résonance d’un phénomène universel, que l’on retrouve sous des formes différentes dans toutes les sociétés et à toutes les époques. A l’origine, le langage, et les commérages notamment, a répondu à la nécessité de maintenir des contacts avec des gens qui se trouvent physiquement à distance de nous.»

C’est également pour cette raison que les ragots tendent souvent vers une certaine médisance, précise la sociologue. Nous allons en effet privilégier les discussions au sujet de personnes qui ne sont pas comme nous, qui en quelque sorte transgressent nos normes. «En critiquant ces gens, on définit les contours de notre communauté. Le commérage est une manière de rappeler à l’ordre ceux qui contreviennent à nos règles», explique encore Laurence Kaufmann. Ainsi, lorsque l’on est confortablement installé au milieu de sa bande d’amis et que l’on casse du sucre sur le dos de quelqu’un, c’est généralement pour renforcer la cohésion de notre groupe en insistant sur les raisons pour lesquelles cette personne n’en fait pas partie. «Il s’agit d’un phénomène d’appartenance aux mêmes valeurs et à la même culture. C’est aussi une manière de prendre de la distance avec ceux que l’on n’apprécie pas», analyse Anna Assef-Vaziri, psychologue lausannoise et psychothérapeute FSP.

Des «amis» relatifs

Pour oser commérer, du coup, on s’imagine qu’il faut faire preuve d’une confiance en soi en overdose. Pas forcément… Puisque l’une des raisons cardinales qui nous poussent à raconter la dernière gaffe de notre voisine à Lisa et Martine, ou à nous moquer des péripéties de M. Pas-de-bol en sirotant un cocktail à l’apéro, c’est justement notre éternel besoin de nous rassurer. En la matière, les réseaux sociaux jouent cependant les cercles vicieux, comme le relève Stéphane Koch: «Ils sont une sorte de télé-réalité par écrans interposés où l’on s’observe soi-même, et mutuellement. On constate souvent qu’on n’est pas parfait soi-même, tandis que l’impression d’un idéal de perfection se dégage de certaines personnes.» Résultat: on ressent le besoin de se conforter dans nos qualités en nous focalisant sur les défauts des autres. Et pour dénicher les petites failles de la nana un peu trop jolie qu’on côtoie au travail, quoi de mieux que d’aller jeter un œil à ses différents profils, sur les réseaux sociaux? «C’est pour cela que l’on tape parfois le nom de quelqu’un dans un moteur de recherche. Car si l’on trouve des défauts aux autres, cela veut dire qu’on a le droit d’avoir les nôtres», note le spécialiste.

Bref, voilà qui expliquerait pourquoi on peut accorder tant d’intérêt virtuel à ceux qui, au mieux, nous exaspèrent et, au pis, nous rebutent. Le phénomène a pris une telle ampleur qu’il a depuis peu un nom: le «schadenfriending», tiré de l’union du mot allemand «schadenfreude» (mauvaise joie) et du terme anglais «friend» (ami). Se laisser aller à cette nouvelle discipline faite d’un soupçon de jalousie et d’un chouïa de suffisance, c’est consacrer du temps à espionner ces «amis» des réseaux sociaux qui n’en sont pas vraiment: le type qui nous avait martyrisé au lycée ou le sosie de Barbie qui nous avait volé notre ex, par exemple. Et quel bonheur, si l’on découvre que le premier est loin d’être populaire sur Facebook et que la seconde vient de se faire larguer! Pour le psychologue fribourgeois Yves-Alexandre Thal mann, le mécanisme est lié à la psychologie positive, basée sur la reconnaissance de ce que l’on vit: «Apprécier une douche chaude n’a de sens que si l’on se rend compte qu’on pourrait ne pas y avoir accès. De la même façon, voir le malheur des autres donne le signal de notre bien-être.»

Un kit pour commères

Si les nouvelles technologies ont apporté de la matière aux commérages, elles ont aussi fourni aux mauvaises langues des moyens d’expression inédits et une audience élargie. Désormais, il est en effet possible de partager des ragots avec des habitants des quatre coins du globe sans sortir de chez soi. «Le net participe à cette logique, ce plaisir de se chuchoter des choses, observe Olivier Glassey, sociologue à l’Université de Lausanne, spécialisé dans les nouvelles technologies. Les messages prennent de l’ampleur, ils circulent plus, chacun est à même de les commenter: il y a tout un art de documenter les conversations qui s’est développé.»

Dans la boîte à outils de la cybercommère, on trouve bien sûr l’anonymat, qui rend tout craché de venin plus facile, mais peut mener cette pratique dans des zones sombres. Moins dangereuse peut-être, mais tout aussi fourbe, la capture d’écran permet, elle, de partager avec un groupe des discussions qui se sont déroulées en privé: idéal pour faire de son ordinateur une vraie conciergerie. La langue de vipère nouvelle génération se doit enfin de maîtriser l’art du «subtweeting». L’opération consiste à parler de quelqu’un, sur Twitter, en le citant mais sans le mentionner avec le «@»: la personne concernée n’est pas directement informée de ce qui se dit à son sujet. Attention tout de même, avec une simple recherche de son nom sur le réseau social, il lui sera possible de dénicher tous les messages qui l’évoquent. Car, comme le rappelle Olivier Glassey, «tout ce qui se dit sur internet laisse des traces. Les effets du commérage y sont donc démultipliés.» Plus encore, pour Anna Assef-Vaziri, les réseaux sociaux auraient mené à une certaine banalisation du commérage: «Il y a une forme de légitimation de la problématique, du type: «Tout le monde le fait, donc c’est normal.»


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Juste pour rire?

Justement, reste une question essentielle: être une commère, c’est grave, docteur? A priori, les spécialistes s’accordent à dire que le fait de rire des défauts des autres au Café du Commerce n’a rien de très inquiétant, même si cela implique quelques vacheries au passage. Mais attention, si la médisance en vient à se généraliser, le commérage n’est plus si anodin, souligne Anna Assef-Vaziri: «Lorsque critiquer l’autre est érigé en système de fonctionnement, il s’agit d’un vrai problème relationnel, psychologique, communément appelé trouble pervers narcissique, dont l’enjeu est d’avoir le pouvoir sur une personne.» Pour celles et ceux qui n’ont pas atteint ce stade, selon Yves-Alexandre Thalmann, il n’est pas plus grave d’être une commère que d’être celui qui l’écoute: «Il n’y a pas les commères d’un côté et les autres de l’autre. Si on ne s’intéresse pas à ce que je dis, je n’aurai plus aucune raison de raconter des potins.»

A supposer que nous ne soyons pas tous coupables, nous sommes bien tous complices de délits de mauvaise langue. Mais Olivier Glassey tient à le rappeler, il faut savoir relativiser les ragots et autres critiques, surtout sur internet: «Paradoxalement, les internautes qui consacrent du temps et de l’énergie à se moquer estiment qu’une grande partie de tout ça est de l’ordre du second degré.» Un rire qui s’affiche cependant souvent jaune, non?

L’échelle de richter de la médisance

Calomnie Artillerie lourde de la «commère» (et pénalement répréhensible), c’est une attaque utilisant des arguments fabriqués, mais destinés à nuire pour de vrai.

«Bashing» Bien plus violent que le ragot, il est une forme de lynchage «online». Son but? Dénigrer de manière collective et permanente une victime.

Commérages Ici, on torpille des actes jugés ridicules ou anormaux. Avec une arrière-pensée malveillante, bien sûr…

«Shadenfriending» Récemment inventé, ce concept est la version soft et silencieuse de la critique: on surveille les faits et gestes d’un internaute que l’on méprise.

Tous accros à la médiocrité?

Pour beaucoup, Nabilla et son homologue d’outre-Atlantique Kim Kardashian incarnent le summum du médiocre. La seconde est même la célébrité la plus détestée d’Amérique selon un sondage de l’entreprise Q Scores. Mais cela ne l’empêche pas de trôner dans les hauts du classement des personnalités les plus suivies sur Instagram, avec 62 millions d’abonnés. On peut dès lors se demander si cet intérêt pour ceux que l’on aime tant critiquer ne témoignerait pas d’une certaine addiction à ce qui ne vole pas très haut. Selon le sociologue et spécialiste des nouvelles technologies Olivier Glassey, la fascination ne porte pas sur le médiocre, mais sur ce qui sort de l’ordinaire: «Les internautes recherchent l’extraordinaire, car cela leur permet de se positionner. Et les people l’ont bien compris: il y a possibilité de générer une véritable économie autour de l’attention accordée par l’internaute.» Comme le disait le journaliste français Léon Zitrone: «Qu’on parle de moi en bien ou en mal, peu importe. L’essentiel est qu’on parle de moi.»

Du commérage au harcèlement

Voilà quelques années que le harcèlement sur le web occupe régulièrement le devant de la scène médiatique. Face à ceux que l’on appelle les «haters», certaines célébrités, fatiguées d’essuyer des insultes à longueur de journée, font parfois le choix de quitter les réseaux sociaux. Dernier exemple en date: le chanteur Christophe Willem.

Du côté des anonymes, les cas de suicides dus au cyberharcèlement se succèdent. Il y a quelques semaines encore, une Belge de 12 ans mettait fin à ses jours à la suite d’agressions répétées sur Facebook. N’y aurait-il donc qu’un pas de la commère un peu médisante au harceleur, surtout lorsque l’anonymat permet de rester bien caché derrière son écran? «Dans tout comportement, il s’agit d’évaluer l’ampleur, la fréquence et l’intensité», précise Anna Assef-Vaziri, psychologue spécialiste en psychothérapie FSP. «Dans une moindre mesure, on se retrouve tous parfois à critiquer quelqu’un. Mais lorsqu’on cherche à se valoriser en dénigrant l’autre et que l’on met cet autre en état de soumission pour exercer son pouvoir, on est dans un besoin de contrôle lié au manque d’empathie et à l’égocentrisme.»

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