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«Sans sucre»: La philo du manque selon Mazarine M. Pingeot

Mazarine m pingeot philosophe sur le manque

«Quand l'éthique se dissout dans l'économie, c'est toujours extrêmement inquiétant» - Mazarine M. Pingeot

© PASCAL ITO - FLAMMARION

Après la lecture du livre Vivre sans, une philosophie du manque, publié en janvier 2024, vous ne verrez plus vos biscuits préférés sans gluten ou ce nouveau vin hype sans alcool de la même façon. Pourquoi cela? Parce que dans son nouvel essai, Mazarine M. Pingeot, professeure agrégée de philosophie à Sciences Po Bordeaux, met en lumière la façon dont le marketing arrive à nous vendre du vide, ou du moins un manque d'ingrédient, avec des produits étiquetés «sans». L’autrice de Drôles d’histoires pour apprentis philosophes (Éd. Flammarion Jeunesse) décrit également dans son ouvrage, l’aspect historique du manque, de l’Antiquité à l'ère de l'intelligence artificielle. Entretien éclairant.

FEMINA Quel a été le point de départ de Vivre sans, une philosophie du manque?
Mazarine M. Pingeot J’ai été interpellée par la profusion des étiquettes qui vantaient le «sans». C’est toujours très intéressant de regarder ce que raconte le marketing, cela dit beaucoup de notre époque. Par ailleurs, je menais des recherches universitaires sur la question de la structure du manque dans un champ à la fois métaphysique et politique.

Vous expliquez dans votre livre que pour comprendre l’histoire du manque, il faut comprendre la pléonexie. Pouvez-vous l'expliquer?
La pléonexie, c'est le désir d'avoir toujours plus et plus que les autres. On pourrait dire que c’est le moteur anthropologique du capitalisme. La pléonexie était analysée dans la pensée antique puisque ce désir y était condamné. On retrouve cet excès aujourd'hui dans le système consumériste qui est fondé sur la création de nouveaux désirs en permanence. Epicure décrivait ces désirs comme excessifs ou vains.

De nos jours, beaucoup de désirs conso sont créés par la mécanique bien huilée du marketing… «Sans alcool», «sans gluten», «sans sucre», «sans colorant»… Votre analyse sur comment la publicité a réussi à nous vendre des produits aux étiquettes qui contiennent du «sans» est bluffante… Comment nous a-t-on convaincu d’acheter de l’absence de quelque chose?
Il faut se rappeler de l’époque d'aveuglement et d'inconscience de l’agroalimentaire sur la composition des produits. Face à ces excès passés, produire sans huile de palme, arrêter de déforester les forêts amazoniennes et enlever les sulfates sont évidemment des avancées. Cette première lecture permet de comprendre pourquoi le «sans» est devenu une valeur d'appel. Ensuite, il y a eu la prise de conscience de la crise écologique, le «sans» s'inscrit complètement dans sa grammaire. Aujourd’hui, quand on achète un produit «sans», on a l’impression de faire une bonne action. C'est le danger du génie du marketing car il a réussi à prendre en compte l'air du temps et à transformer un combat politique en une valeur marchande.

Quand a-t-on basculé dans cette marchandisation du manque?
Dans les années 2000, je suppose, mais cela à été progressif. Au début c'était les ersatz, mais c'était plus dans l'optique de ne pas grossir avec des produits «sans sucre» et «sans beurre».

Vous expliquez par ailleurs dans votre essai qu’il ne faut pas être dupe, ce marketing du vide à une logique de profit.
Cette logique de profit ne va effectivement pas nous permettre d'essayer de trouver des alternatives à la crise écologique. C'est à dire que plus on a l'impression d'acheter sa bonne conscience - évidemment c'est mieux d'acheter «sans huile de palme» qu'avec -, moins le combat écologique est mené ailleurs.

Quand l'éthique se dissout dans l'économie, c'est toujours extrêmement inquiétant.

Vous posez également la question du lien des produits «sans» et de la décroissance. Une sorte d’arnaque?
C'est un peu violent de le dire comme ça, mais d'une certaine manière, oui. Disons qu'il y a un tour de passe passe. On ne peut pas à la fois favoriser la consommation et parler de décroissance. Ce qui est compliqué, c'est qu'on ne peut pas dire que c’est mal ou que c’est bien, on est un peu piégé.

Vous écrivez qu'on nous amènerait à manger «sans viande», à rouler «sans voiture», mais que ce n’est pas «une raison pour tout avaler». Pourtant manger est un acte moral…
Non seulement on achète le produit étiqueté «sans», mais on l'achète plus cher, il y a un enjeu moral. Pourtant, la question de l’éthique et de la morale doit être complètement hétérogène du marché. Elle ne peut être ni soluble ni monnayable, et doit être sanctuarisée.

D’autant plus que les prix plus élevés des produits «sans» semblent s'affranchir des classes sociales et de la question du pouvoir d’achat.
C'est l'éternel problème du bio qui coûte plus cher et qui crée des disparités sociales. C'est une grande question politique sur laquelle tout le monde essaye de se pencher pour rendre compatible l'effort écologique et la justice sociale. On n'a pas trouvé la martingale.

En vous lisant, on comprend que dans ce marketing du manque, le plaisir disparaît.
Je suis d'accord. La question du plaisir au sens propre est un petit peu minorée. On préfère acheter une pâtisserie sans sucre, même si elle est moins bonne. Je dirais que la jouissance de la consommation l'emporte sur le plaisir. C'est déstabilisant en effet.

L’omniprésence du «sans» ne se limite pas aux rayons de supermarchés, vous expliquez qu'on les utilise au quotidien, souvent sans s’en rendre compte.
Il y a deux manières d'utiliser le «sans». Il y a celle qui consiste à tout minimiser, «sans souci», «sans problème», «sans risque»… Comme si on était dans un monde ouaté et qu’on refusait le danger. Puis il y a celle, beaucoup plus tragique, qui exclut les hommes et les femmes de la société, «sans papier», «sans toit»… Un langage très dur qui montre le différentiel entre les personnes et les objets.

Quittons l’usage du «sans» pour terminer par les progrès fulgurants de l’intelligence artificielle. Selon vous, ils pourraient possiblement combler nos manques, dans tous les sens du terme.
C'est une telle révolution que l’on peut difficilement encore aujourd'hui en mesurer les conséquences. Mais il me semble important de réinvestir cette structure de manque qui est la seule à même de différencier finalement la machine de l'homme. C'est la raison pour laquelle il me semble que l'idéologie transhumaniste se trompe. Elle veut augmenter l'homme, alors que ce qui fait sa spécificité, c'est justement ses doutes, ses failles, et ses manques.

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