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Danielle Jacqui: «Ma vie c’est une épopée»
D’abord, on ne voit que la lumière qui s’abat sur sa chevelure blanche. Elle se trouve juste à l’entrée de la chapelle, et derrière elle, le soleil crée un immense halo. Danielle Jacqui s’avance appuyée sur une grande canne à l’intérieur du lieu sacré. Normal, elle a près de 90 ans. Nous sommes à Draguignan en Provence, en voyage de presse, le maire est tout fier d’accueillir l’artiste et les journalistes. Tout juste si on n’a pas convoqué les flonflons.
Cent cinquante pièces sont désormais exposées sur les murs de la chapelle. «Ici à Draguignan, il y a quelque chose d’intime, ajoute-t-elle, je suis près de Dieu.» On la croit moyennement. La dame est bien trop libre pour siéger dans les environs du Très-Haut. Au contraire, elle aime l’idée que la chapelle se soit adaptée à ses œuvres, qu’elle les ait accueillies, et que la couleur, éteinte depuis des siècles, rejaillisse en mouvement désordonné.
Disons-le sincèrement, la rencontre entre cet «art singulier» et ce bijou d’art roman est magique, portée par une grâce profane. La «profaneuse» n’en fait pas toute une histoire. Elle se soumet à quelques poses photo, répond à une ou deux questions et relativise. «Je n’ai pas envie d’être à l’origine du tourisme de masse. Mais que des gens en groupes limités viennent».
La Suisse aime Danielle Jacqui
Si nous parlons de Danielle Jacqui, c’est parce qu’elle est exposée de façon permanente à la Ferme des Tilleuls à Renens (VD) avec une sculpture monumentale appelée «ORGANuGAMME» depuis 2022; la Collection de l’art brut à Lausanne abrite une soixantaine de ses œuvres et en montrera quelques-unes, en présence de l’artiste, le 7 décembre 2023 lors du vernissage, dans le cadre de la biennale intitulée Visages.
Enfin, elle a publié Le roman de celle qui peint, aux Éditions Noir sur Blanc en 2022. Serait-elle plus aimée par la Suisse que par le pays qui l’a vue naître?
La dame suisse que je suis tente d’entrer dans le monde de Danielle Jacqui. Les formes ondulent, les couleurs explosent. Il y a des visages mangés par des regards démesurés, des mariées sur le point de prendre la tangente, des fleurs, des clowns, des fous, des poupées orphelines. Tout déborde, s’échappe, s’élance, écrase aussi. On se croirait dans un labyrinthe.
Une brocanteuse qui devient artiste
Remontons le fil. Danielle Jacqui est donc née à Nice, en 1934. La mère est féministe, résistante, émancipée. C’est bien joli sur un CV mais pas pour la petite Danielle, qui est placée dans un pensionnat. Elle pousse comme une plante sauvage, cherche par elle-même à atteindre le ciel. Un peu comme ses œuvres, justement. «Je suis entrée dans l’âge adulte sans diplôme, sans culture, il m’a fallu tout apprendre.»
Avant ça, à 18 ans, elle tombe sur un apprenti carrossier, qu’elle épouse en même temps que la condition ouvrière. Elle fait quatre enfants puis divorce. Pour nourrir sa famille, elle devient brocanteuse. Elle chine, répare, démonte, coud, brode, redonne vie aux choses et de fil en aiguille, à cet art singulier qui l’identifie. Voilà Danielle Jacqui artiste qui naît, enfant de Dubuffet et de Niki de Saint Phalle. Son travail fait partie de ce qu’on appelle sans plus de précision «l’art brut» ou «l’art singulier», ou tout simplement l’art de Danielle Jacqui parce que, dit-elle:
Elle consent néanmoins une filiation. «Dubuffet, c’est mon maître. Même s’il s’est mis exactement là où il ne voulait pas être: les musées.» Elle ajoute, et on sent que le dire lui a pris du temps: «Je veux être qui je suis. Je n’ai jamais rien gagné. Ma priorité c’est de réussir mon œuvre. Donc je n’ai pas vécu dans le confort. Maintenant, je dois isoler ma maison. C’est une atteinte à ma liberté. J’ai froid mais j’ai toujours choisi. C’est ma liberté.»
Une maison-création recouverte par ses peintures
La maison, parlons-en. Située à Roquevaire, un petit village à proximité de Marseille, elle est recouverte du toit à la cave et façades comprises des peintures de Danielle Jacqui. Des sculptures accueillent les visiteurs en hôtes bienveillants.
La maîtresse des lieux nous emmène dans son royaume, monte les escaliers abrupts, nous montre la cuisine sommaire, envahie par ses œuvres. «Avec ma maison, je n’y arrive plus. Je fais un peu de ménage, mais ça ne suffit pas. Il faut trouver une solution». Oui mais qui? Un dossier, préparé par des proches a été envoyé à un ministère. On attend la réponse, avec une certaine résignation.
Sa vie, elle l’a racontée dans un livre Le roman de celle qui peint. Elle parle de ses amours, de ses voyages, aux États-Unis notamment où elle a été souvent invitée en résidence, de ses difficultés, de sa solitude. À nous, dans le petit bus qui nous déplace de lieu en lieu, elle dit: «Ma vie c’est une épopée, mais bon je ne suis pas Frida Kahlo. Elle, elle a même effacé le Che. Mon héroïne préférée, c’est Scarlett O’Hara. J’adore la scène où elle arrache un rideau pour s’en faire une robe et dit: "Je ne serai plus jamais pauvre".»
Elle a aimé, beaucoup, elle a souffert souvent, a été maltraitée aussi, elle est désormais sereine. «J’ai été une grande amoureuse, j’ai aimé l’amour. Mais à mon âge, je n’en suis plus l’esclave. Je n’attends plus. En fait, dit-elle presque étonnée par elle-même, je les ai tous niqués.»
Des œuvres de Danielle Jacqui seront exposées au Musée de l’Art brut, Lausanne, dans le cadre de la Biennale intitulée Visages, du 8 décembre 2023 au 28 avril 2024. L’artiste sera présente au vernissage public qui a lieu le 7 et séjournera quelques jours à la Ferme des Tilleuls.