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Interview

Audrey Millet: «Le woke washing fragilise les luttes écologistes, féministes, LGBT+»

Audrey millet le wokewashing fragilise les luttes ecologistes feministes MORELLE

Dans son livre, Audrey Millet alerte sur le «bonheur-achat» qui nous attire vers des marques qui font mine d’avoir un discours politique responsable, mais dont le coût social et environnemental est dévastateur.

© MORELLE

Il est partout, ce mot. Apparu aux États-Unis – issu du verbe to wake, s’éveiller – le wokisme désigne le fait d’être conscient des inégalités, qu’elles soient raciales, de genre, sociales… Paradoxalement, il est surtout utilisé par ses détracteurs – extrême droite en tête –, sorte de mot fourre-tout qui leur permet de dénigrer ainsi toutes idées qu’ils jugent trop «progressistes» à leurs yeux. L’historienne Audrey Millet revient dans Woke washing. Capitalisme, consumérisme, opportunisme (Éd. Les Pérégrines) sur ce concept finalement pas si récent, et sur la manière dont certaines entités le reprennent à des avantages commerciaux, comme elles l’ont fait par exemple avec les questions environnementales (on parle de greenwashing) ou avec les questions LGBT+ (le pridewashing).

Les dangers du washing

Greenwashing, genderwashing, pridewashing… Audrey Millet tire la sonnette d’alarme: depuis 200 ans, l’industrie récupère les revendications populaires pour se donner une image engagée et progressiste, pour afficher une responsabilité sociale et environnementale. Son constat est sans appel: cette attitude prétendument «éveillée» lui paraît hypocrite. Plus grave, selon elle, cela fragilise la démocratie et divise les forces des luttes écologistes, féministes, LGBT+, etc. Le livre de l’historienne, porté par un texte fort et référencé, analyse les évolutions sociales et économiques du XIXe siècle à nos jours pour retracer l’origine du mouvement woke et comprendre l’émergence de l’activisme de marque.

Une relecture inédite qui doit son intensité à la force des exemples choisis par l’historienne pour illustrer la posture des marques d’envergure et ce qu’elle décrit comme un grand aveuglement collectif. L’autrice alerte sur le «bonheur-achat» qui nous attire vers des marques qui font mine d’avoir un discours politique responsable, mais dont le coût social et environnemental est dévastateur. Alors, à quand la régulation du woke washing?

FEMINA Qui sont les premiers «woke»?
Audrey Millet
Les romantiques, mouvement culturel apparu à la fin du XVIIIe siècle, sont les premiers wokistes contemporains. Leur but était de s’opposer à un monde trop structuré, trop traditionnel, et de se positionner pour une forme de progressisme. Déjà à cette époque, leur comportement a été récupéré par les entreprises.

Donc le woke washing n’est pas nouveau?
Épinglés pour leur productivisme entraînant inégalités sociales et destruction de l’environnement, les industriels ont compris, il y a 200 ans déjà, qu’ils peuvent se laver de ces condamnations en s’appropriant les revendications des populations souffrantes.

Populations elles-mêmes complices au capitalisme éveillé?
Les luttes pacifistes, anticolonialistes, féministes, antiracistes, écologistes, LGBT+, etc. deviennent des marchés à exploiter. Le woke washing pratiqué par les entreprises est légitimé par les populations qui s’adonnent à un consumérisme effréné. Les biens de consommation affichant des slogans pro égalité et pro nature envahissent les magasins, alors que les inégalités sociales et la pollution persistent dans le monde.

Vous donnez l’exemple de la joaillerie: extraire 20 grammes d’or, c’est retourner 70 tonnes de matière, utiliser 50’000 litres d’eau et relâcher 430 kilos de CO2. Les plus grandes mines d’or déverseraient jusqu’à 1900 tonnes de cyanure, solvant pour l’extraction, par an dans l’environnement…
La joaillerie est un très mauvais élève en termes de responsabilité environnementale. Le woke washing de Tiffany & Co, propriété de LVMH, atteint des sommets, la griffe s’affichant comme une fervente activiste climatique.

En janvier 2020, alors que l’Australie était ravagée par les feux de forêts, Tiffany & Co publie dans les journaux australiens une publicité demandant au premier ministre, Scott Morrison, de prendre des décisions audacieuses. Elle est allée jusqu’à dire: «Ce désastre qu’est le changement climatique est trop réel et la menace qui pèse sur notre planète et sur nos enfants est trop grande.» Effarant, non?

Vous faites le rapprochement entre Tiffany, les Rockefeller et les autres patrons du XIXe siècle?
Oui, car d’un côté, ils affichent une philanthropie et un air éveillé, et de l’autre côté, ils poursuivent leurs intérêts, leurs objectifs productivistes aux coûts sociaux et environnementaux désastreux.

Vous racontez votre visite dans une usine à Prato, en 2022: 4000 robes Benetton en polyester en cours de fabrication par des Pakistanais-e-s et Bangladais-e-s; chaleur insoutenable, espace non climatisé, issues de secours encombrées par des cartons, deux douches assorties de toilettes à la turque…
Des robes en pétrole confectionnées dans des conditions de travail inacceptables se retrouvant un mois plus tard en magasin à Palerme, à 89,95 euros l’unité. C’est alarmant pour une griffe qui se prétend engagée et progressiste. Des ateliers de misère existent aussi ailleurs. Naples, par exemple, regorge de locaux aux pratiques plus que douteuses depuis les années 1980. En 2019, un atelier de Melito, au nord de la ville, fabriquant chaussures et sacs pour Armani, Fendi et Yves Saint Laurent, a été dénoncé pour l’exploitation de travailleurs illégaux.

Le lancement en mai 2022 des Sneakers Paris de Balenciaga, qualifiées de «baskets de SDF», est un autre exemple de cette «schizophrénie»?
Chaussures en coton vieilli, semelles fatiguées et entaillées… Un design éveillé qui fait mine de critiquer le neuf et la surconsommation. Demna Gvasalia, le directeur artistique de la griffe, enchaîne les buzz, puis les excuses depuis 2015. Sa communication est bien rodée, relayée sur les réseaux sociaux. Il s’impose comme une figure subversive, les ventes explosent, mission réussie.

Vous dénoncez le woke washing des entreprises, mais vous n’êtes pas non plus tendre avec les consommatrices et consommateurs…
On doit toutes et tous faire des efforts, c’est peut-être le plus difficile. Il faut chercher le bonheur ailleurs que dans l’achat. Je conseille à tout le monde d’être éveillé, de flairer et ne pas se faire arnaquer par ces mises en scène en matière d’engagement social et environnemental des entreprises.

Vendre et se donner un air éveillé, ça fonctionne?
Les consommateurs et consommatrices ont tendance à acheter des vêtements d’une marque qui communique sur des valeurs éveillées, plutôt qu’à une qui ne le fait pas ouvertement. Seulement, porter des vêtements aux slogans sociaux suffit-il à exprimer ses préférences politiques et idéologiques?

Porter un t-shirt affichant un message LGBT+ fabriqué dans un pays à la dictature militaire, est-ce être engagé?

Vous appelez à la rébellion?

J’appelle à ce que consommatrices et consommateurs se rendent compte que le woke washing fragilise les luttes écologistes, féministes, LGBT+, antiraciales, de justice sociale, etc.

Je pense qu’il ne faut pas décomposer, dissocier les revendications. L’industrie segmente le marché et divise les gens. Du coup, il n’y a pas d’unité entre les groupes de lutte, alors que leurs revendications se rejoignent. Elles ont, à l’origine, l’égalité. On ne peut l’imposer que si on est rassemblé. Une société divisée, c’est une société faible, c’est une démocratie faible.

Faut-il réguler le woke washing?
Oui. Et freiner la sous-traitance, déjà problématique au XIXe siècle. Mais l’État est toujours en retard par rapport à l’industrie. À peine une loi est adoptée que les entreprises savent déjà comment la contourner. La liberté d’entreprendre peut-elle justifier tous les agissements des sociétés?

Votre livre est très sombre…
Pour trouver une issue, de temps en temps, il faut entendre le mauvais. Il est sombre parce qu’il montre que depuis deux cents ans, seule la croissance compte. La consommation est devenue synonyme de bonheur. Ce livre est une alerte sur le bonheur et un petit éloge à l’égalité et à la démocratie.

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