droits des femmes
Femme, travail et santé: Des inégalités persistent
En Suisse, la loi sur l’égalité entre femmes et hommes est limpide: qu’il s’agisse de rémunération, d’état civil, d’embauche, d’attribution des tâches, d’ergonomie, de formation, de perfectionnement, de promotion et de licenciement, toute discrimination directe ou indirecte en raison du sexe est interdite. Dans les faits, on est encore loin du compte, la situation reste nettement moins équilibrée que ce qui est souhaité… et inscrit dans la législation.
Ainsi, comme le montre clairement un rapport publié en août 2023 par le Bureau fédéral de l’égalité, les femmes gagnent en moyenne 18% de moins que les hommes pour des performances équivalentes. De même, selon une étude internationale de l’organisation Equileap, parue en 2023, les entreprises suisses sont à la traîne en termes d’équité puisque la gent féminine est globalement sous-représentée dans les hiérarchies: elles ne sont que 33% dans les conseils d’administration, 23% à occuper des postes de cadres supérieures, 17% à faire partie des équipes de direction et 14% à diriger.
«Menstruations, maternité, ménopause», le désespérant «3M»
Ces chiffres s’expliquent par différents facteurs. Parmi lesquels le désespérant «3M» – abréviation de «menstruations, maternité, ménopause», explique Laëtitia Vitaud.
Économiste de formation, consultante en entreprises et spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes, elle explique: «On fait tout un pataquès de la nature et des contraintes biologiques. Alors oui, bien sûr, les douleurs de règles, la grossesse (ou les arrêts naturels de grossesse), l’épuisement de celles, nombreuses, qui, en plus de leur job, prennent en charge la famille et une bonne partie des tâches domestiques, la ménopause et leur lot d’inconvénients ou de symptômes sont des réalités physiques.»
En gros, dit-elle, comme si nous étions de petites choses à la santé fragile, peu résistantes à la fatigue et au stress, victimes des caprices de nos hormones ou coupables de devenir maman, «nous ne serions pas vraiment sérieuses, ambitieuses, motivées ou engagées».
Un problème qui remonte à loin, déplore-t-elle: «Historiquement, la norme universelle est masculine: outils, vêtements de protection et, évidemment, conditions et organisation du travail ont été définis sur la base d’un corps d’homme plutôt valide, sans tenir compte de la moindre diversité – et qui nous font de facto nous sentir anormales quand on a des cycles, un corps plus petit, plus grand… différent, en résumé.»
Et Laëtitia Vitaud de préciser: «Dans tout le monde occidental, la définition de la réussite, de l’ambition, de comment on accède à des postes de pouvoir repose sur un engagement à 100% et une carrière linéaire – sans trous dans le CV. Or, des trous dans le CV, il y en a beaucoup chez les femmes, notamment parce qu’elles ont arrêté de travailler pour s’occuper des enfants… et quand elles veulent revenir à temps plein, avec l’envie, peut-être, d’évoluer ou d’être promues, eh bien ces blancs les discréditent.» Et d’autant plus si elles approchent la cinquantaine au moment de revenir aux affaires:
Bref, le tableau paraît sombre. Mais il commence à s’éclaircir, assure la spécialiste: «Aujourd’hui, on parle, on met en lumière, on fait avancer ces sujets. Chez les plus jeunes, il est par exemple devenu parfaitement normal de parler de règles, alors qu’il y a vingt ans c’était encore tabou, on en parlait «entre nous» mais surtout pas devant des hommes. Il est en train de se produire la même chose avec la ménopause – si bien que, petit à petit, il y a des changements culturels, sociétaux et législatifs qui ont des effets positifs dans l’approche du travail. C’est lent, mais ça commence!» Vraiment? Petit tour d’horizon de la situation en Suisse…
Le congé maternité ou d’arrêt de grossesse naturel et l’allaitement
De quoi parle-t-on? Après un accouchement, les changements sont énormes. En plus de devoir récupérer physiquement et/ou psychiquement, les femmes doivent appréhender un nouveau quotidien, des organisations et rythmes différents – souvent au détriment de leur carrière. En clair, elles sont nombreuses à choisir soit de tout arrêter pendant quelque temps pour s’occuper de l’enfant – avec des années blanches dans leur CV –, soit de passer à un temps partiel. Avec, à la clé, une baisse de revenus – et, corollaire, une diminution des cotisations «retraite» –, mais aussi possiblement «une présomption de non-engagement» de leurs collègues et employeurs.
À ce propos, on ne saurait d’ailleurs trop conseiller l’écoute du podcast La reprise et de l’essai éponyme (Éd. Payot), de la Française Thi Nhu An Pham…
Ce que dit la loi: Dès lors que sa période d’essai est écoulée, une femme ne peut être licenciée ni pendant sa grossesse ni les seize semaines qui suivent l’accouchement. Le congé maternité est de quatorze semaines, avec une indemnité se montant à 80% du revenu (mais au maximum 220 fr. par jour). À noter que les dispositions cantonales, règlements du personnel et conventions collectives peuvent prévoir des prestations plus généreuses.
Concernant les arrêts de grossesse naturels, la loi n’accorde aucun jour de congé avant la 23e semaine d’aménorrhée. Quant à la lactation, la législation prévoit «des pauses allaitement» pour la première année de la vie de l’enfant et le droit d'avoir accès à un local adéquat sur leur lieu de travail.
Pour avancer: En février, la Commission fédérale pour les questions familiales (COFF) estime que les mères doivent pouvoir allaiter plus longtemps et dans de meilleures conditions et recommande donc de prolonger le congé maternité.
Par ailleurs, en mai 2023, une commission des États a déposé un postulat pour que le Conseil fédéral réfléchisse à l’instauration d’un congé payé en cas de fausse couche ou de mort périnatale au cours de la grossesse. Deux dossiers à suivre de près collectivement, syndicalement et politiquement… en espérant que, parallèlement, au bénéfice d’un vrai congé paternité (deux semaines à ce jour), pères ou partenaires puissent s’impliquer plus concrètement.
La fatigue et l’usure des corps
De quoi parle-t-on? Quel que soit le métier qu’elles exercent, les femmes sont soumises à toutes sortes de stress et finissent leurs journées de travail sur les genoux. Les hommes aussi. Certes. Sauf que pour eux, les tâches domestiques et la prise en charge de la famille n’entrent généralement pas dans l’équation: «C’est forcément madame qui s’y colle, les statistiques le montrent», soupire Laëtitia Vitaud. Un double emploi qui pourrait expliquer les résultats du grand sondage SSR «Comment va la Suisse?» publié en novembre 2023, selon lequel 18,7% des travailleuses ont été victimes de burn-out durant leur carrière – un chiffre qui se monte à 22% dans la tranche des 40 à 64 ans.
Ce que dit la loi: Sauf exceptions, le repos quotidien doit être «d’au moins onze heures consécutives» et que les employé-e-s ont droit à des pauses. Par ailleurs, les conditions de travail doivent être bonnes en matière d’ergonomie […], la santé ne doit pas subir d’atteintes «dues à des influences physiques, chimiques ou biologiques», les efforts excessifs ou trop répétitifs doivent être évités et les tâches organisées «d’une façon appropriée».
Dans la réalité: Infirmière, travailleuse sociale, coiffeuse, caissière, agricultrice, ouvrière, conductrice de bus ou de camion, employée de bureau, médecin, cadre… De par leurs spécificités, de nombreux postes et professions ne permettent pas un respect stricto sensu de la loi. De plus, précise Laëtitia Vitaud,
«On constate en outre une très forte recrudescence des troubles musculo-squelettiques. Autrement dit, à 45 ans, après vingt ans de carrière, elles sont nombreuses à avoir le corps littéralement cassé et à devoir arrêter…»
Pour avancer: «Il faudrait repenser les organisations et les plannings, favoriser le télétravail quand cela est possible. Et dans certains métiers, on pourrait faire des adaptations ergonomiques», relève Laëtitia Vitaud. Elle précise: «Dans les soins, on pourrait par exemple mettre des exosquelettes à disposition des personnes qui doivent manipuler des corps afin d’alléger leurs tâches. C’est un investissement financier important mais ce serait payant à long terme puisque cela éviterait tout un tas de problèmes de dos ou de musculature et permettrait d’allonger les carrières. Aux politiques et décideurs de faire les bons choix!»
L’endométriose
De quoi parle-t-on? Chronique et douloureuse, l’endométriose est une maladie gynécologique qui touche environ 1 femme sur 10 en Suisse et dans le monde. Elle se caractérise par la présence de tissu analogue à l’endomètre (muqueuse de l’utérus) en dehors de la cavité utérine. Parfois asymptomatique, elle peut aussi être associée à des symptômes très invalidants, principalement des douleurs très importantes pendant les règles (mais pas seulement), jusqu’à empêcher les femmes touchées d’aller travailler dans de bonnes conditions.
explique Cyntia, membre du comité de l’association «S-Endo, vivre avec son endométriose».
Que dit la loi? Rien. En gros, si une femme est diagnostiquée comme sujette à l’endométriose, elle n’a aucun moyen autre que de se déclarer incapable de travailler lorsqu’elle souffre au point de ne pas pouvoir se lever de son lit. Avec le risque d’être stigmatisée si elle annonce sa maladie à son employeur-euse, vu la non-reconnaissance actuelle de l’endométriose. Au mieux, les absences dues à la maladie pourraient entrer dans le package des «congés menstruels», pour autant qu’ils soient mis en place dans l’entreprise. Avec un bémol sur le point du secret médical que soulève Cyntia, puisque selon elle, aujourd’hui encore, «annoncer son endométriose à son employeur-euse peut être un risque de discrimination à l’embauche».
Ce qui change: Point positif, certaines entreprises commencent à s’intéresser au problème sous l’impulsion de leurs départements RH (lire ci-dessous). Une initiative qui réjouit la professeure Isabelle Zinn, coresponsable d’une recherche en cours à l’Université de Lausanne, qui vise à évaluer les impacts de la périménopause sur le monde professionnel: «C’est intéressant car il s’agit d’un événement RH, ce qui démontre que les choses évoluent en matière de santé des femmes au travail, que ce soit concernant l’endométriose ou la ménopause. La sensibilisation du public et des employeurs à ces questions constitue une première étape importante pour pallier la grande méconnaissance de ce phénomène.»
Reste que de telles démarches sont encore anecdotiques en Suisse. En France en revanche, ça avance, puisque, depuis l’été 2023, l’entreprise Carrefour a ainsi décidé de financer les jours d’absence de ses salariées qui souffrent d’endométriose, à hauteur de dix jours par an. Un petit pas certes, mais qui est encourageant. Et la possibilité de télétravailler les jours où les douleurs sont les plus pénibles? «C’est une solution qui pourrait être envisagée, commente Cyntia, mais cette option n’est possible que dans 40% des cas, lorsque la profession permet le travail à distance.»
Pour avancer: Mars est le mois de sensibilisation à l’endométriose. À cette occasion, plusieurs événements sont organisés. Les 7 et 8 mars 2024, dans le cadre de la Journée internationale des droits des femmes, deux conférences se dérouleront à la HEIG-VD, à Yverdon-les-Bains. Le 23 mars aura lieu à Berne l’Endomarche, et le 26 mars le CHUV organise un événement intitulé «Agir sur la santé des femmes au travail, quel impact pour les collaboratrices & quels enjeux pour l’employeur?» avec une discussion notamment sur l’endométriose et les symptômes de la ménopause. À noter que le CHUV et les HUG disposent de centres dédiés à l’endométriose vers lesquels se tourner et auprès desquels consulter.
Le congé menstruel
De quoi parle-t-on? Les saignements menstruels durent normalement entre trois et huit jours et surviennent généralement selon un cycle relativement régulier et prévisible. Or, pour de nombreuses femmes, les règles sont au mieux pénibles (baisse d’énergie, hypersensibilité…), au pire insupportablement douloureuses.
Ce que dit la loi: Rien. Quand une employée n’est pas en capacité de travailler à cause de ses règles, elle peut rester chez elle au bénéfice d’un «congé maladie» standard. Avec le risque de se faire «repérer» si ses absences se répètent chaque mois.
Ce qui change: L’idée d’un «congé menstruel» fait (très!) lentement son chemin en Suisse: si certaines villes comme Zurich ou Lausanne ont décidé de le tester pour leurs employées, Fribourg ou Yverdon-les-Bains, en pionnières, viennent de l’introduire dans leur règlement du personnel. Une bonne chose, note Laëtitia Vitaud, qui nuance néanmoins: «Ce congé a une limite dans le sens qu’il peut s’avérer contre-productif dans certains cas.» C’est-à-dire?
Elle ajoute: «On a d’ailleurs constaté que dans certains pays où cette mesure a été mise en place, comme en Corée du Sud, pratiquement personne n’en fait la demande, par peur de donner à son ou sa manager un bâton pour se faire battre.»
Alors… que faire? Pour la spécialiste, améliorer la situation des travailleuses en souffrance pourrait passer par le télétravail ou, quand cela n’est pas possible en raison du poste occupé, par une simple réorganisation des horaires et des rotations qui «tienne compte des contraintes physiques et biologiques féminines».
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