Interview
Coralie Camilli: «Les arts martiaux m'ont aidée à contenir la charge négative»
FEMINA A l'ère du hygge, du yoga et de la bienveillance, vous publiez un livre faisant l'éloge du combat physique, de la confrontation des corps par les arts martiaux. En quoi ces notions ont-elles leur place dans notre époque qui valorise tellement la douceur envers soi-même et les autres?
Coralie Camilli En tant que pratiquante d'arts martiaux, j'ai pu remarquer que ces disciplines soulevaient beaucoup de questions intéressantes, en dehors de considérations sur le bien-être. J'ai voulu ausculter ce qui se passe dans le corps quand il se meut dans ces conditions et aussi ce qui se passe dans l'esprit. Le temps, le mouvement par exemple. Ces arts sont une véritable ressource philosophique.
Comment avez-vous commencé?
J'étais en train de terminer ma thèse de doctorat. Après cinq années quasi exclusivement vouées à la lecture et à l'écriture, j'avais beaucoup donné sur le plan psychique, mais mon corps restait en retrait. J'avais besoin d'un rééquilibrage pour faire travailler le physique également. J'ai alors choisi la boxe thaï ainsi que l'aïkido, car les cours de cette discipline font peu de différence entre les gabarits, les hommes et les femmes, les débutants et les experts. C'était un point non négligeable pour mon mètre 53 et mes quarante kilos. Je voulais également travailler les armes, notamment le sabre, pour être confrontée à la prise en main de tels objets. Quoi qu'il en soit, débuter dans les arts martiaux, c'est être aussitôt dans le rapport à l'autre.
Et à la sensation?
Durant les premiers temps, on est tellement focalisé sur la perfection du geste à accomplir, telle position de la main, de la tête, qu'on est assez peu attentif au corps de l'autre. Mais lorsqu'on a progressé, qu'on a intégré les mouvements au point que c'est le corps qui s'exprime, la conscience se met en retrait et laisse place à la sensation. On réfléchit moins à la force ou à la vitesse. En revanche, avec la boxe, il y a combat, c'est plus rapide, plus cardiaque, il y a des attaques qu'on prend en pleine figure et on est plus dans un rapport avec un adversaire qu'avec un partenaire. Cette situation oblige à mettre en œuvre des techniques qui marcheront ou pas. Les deux disciplines apportent chacune quelque chose d'enrichissant. Et dans tous les cas, il y a l'adrénaline aussi.
Qu'apportent les arts martiaux? De l'assurance ou des remises en question?
De l'assurance, évidemment, lorsqu'on avance au milieu des participants en faisant partie des haut gradés. En tant que femme qui a atteint la ceinture noire en aïkido, cela donne de la confiance. Cependant, la pratique amène aussi des remises en question, car en rencontrant des gens de tous niveaux et de tous horizons, on redevient vite ceinture blanche. Il faut savoir garder l'esprit du débutant comme on dit dans ces disciplines, être ouvert au renouveau, à la naïveté, car même au sommet on recherche toujours la pureté, l'essence du geste parfait.
On voit de plus en plus de femmes s'orienter vers les arts martiaux, pourquoi selon vous?
Etant davantage sujettes aux agressions, elles vont en effet de plus en plus vers des systèmes d'autoprotection pour être capables de gérer une éventuelle attaque durant quelques minutes. Elles restent cependant moins nombreuses que les hommes sur les rings ou les tatamis. En Europe, il faut dire que certaines mauvaises habitudes subsistent envers nous lors des cours. On tend à nous considérer trop comme des femmes, on veut nous préserver ou on nous teste plus.
La pratique de ces disciplines vous ont-elles aidé concrètement dans la vie de tous les jours?
Mes apparitions dans les médias ont parfois suscité des commentaires sexistes au début et cela aurait pu beaucoup me blesser. Mais l'esprit acquis grâce aux arts martiaux m'a aidé à contenir la charge négative, un peu comme une attaque qui serait passée au-dessus sans vraiment m'atteindre et m'aurait laissée indemne. Il apporte aussi quelque chose d'essentiel pour mieux vivre ces temps de confinement et de futur incertain: la patience. Au fond, le temps est relatif et on peut prendre sur soi.
On parle souvent d'une philosophie des arts martiaux. Ces sports amènent-ils une meilleure connaissance de soi?
Ils nous apprennent effectivement à rencontrer et à situer nos limites, nos frontières. On voit qu'on peut parfois faire davantage que ce qu'on imaginait au départ, on se surprend à déployer plus de puissance et de persévérance qu'on pensait pouvoir fournir. On découvre de nouvelles capacités en nous. C'est particulièrement le cas pour nous, les femmes, à qui la société met des limites mentales très tôt en nous éduquant comme si nous n'avions pas de force. En revanche, une pratique ardue va également nous mettre devant des frontières indépassables, au-delà desquelles nous ne pouvons encore nous aventurer. On comprend qu'on ne peut aller plus loin dans l'effort ou la douleur. Mais ces limites sont souvent plus lointaines qu'on le croit. Lors d'un stage à l'étranger, j'ai eu l'épaule droite déboîtée pendant un combat, la douleur était vive et intense, mais j'ai pu continuer l'affrontement en pratiquant du côté gauche seulement. Je ne pensais pas que je serais capable de gérer la situation tout en ayant aussi mal.
Les arts martiaux, ce sont aussi des règles strictes, une hiérarchie, un esprit quasi militaire. N'est-ce pas aliénant pour notre époque si éprise de liberté?
Certes, accepter de prendre des coups, d'entendre des reproches, se plier à des règles inflexibles, n'est pas forcément chose évidente. Mais dans le cas des arts martiaux, il y a une sublimation du masochisme, car on choisit ces contraintes fortes pour rencontrer ses limites dans une certaine beauté du geste parfait. Par ailleurs, je pense que la véritable liberté consiste à choisir sa soumission. On est déjà soumis à plusieurs impératifs au quotidien sans les avoir toujours désirés et se soumettre à un coach dont on reconnaît l'autorité est une des plus belles soumissions qu'on puisse accepter. Avec le temps et la pratique, on gagne en maîtrise, on arrive à une mise en œuvre plus personnelle, qui nous correspond mieux. C'est là que notre corps prend sa liberté par rapport au savoir que nous avons engrangé. Cette élévation finale est grisante. Pour moi, la soumission volontaire conduit à la liberté.