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Réécriture de Roald Dahl: faut-il protéger nos enfants de tout?

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«Face aux termes évoqués dans les textes de Dahl, il convient à mon avis de contextualiser les propos de l’auteur auprès de l’enfant plutôt que de les modifier.» - Jon Schmidt, psychologue FSP et thérapeute de famille.

© «Matilda: La comédie musicale» - NETFLIX/DAN SMITH

Dans Les deux Gredins, la redoutable Commère Gredin n’est plus «moche et bestiale» mais seulement «bestiale». Dans Charlie et la Chocolaterie, Augustus Gloop n’est plus «gros» mais «énorme», tandis que les fameux Oompa Loompas ne sont plus «de petits hommes» mais «des petites personnes». De son côté, Matilda ne lit plus les textes de Rudyard Kipling, mais ceux de Jane Austen.

Ainsi que l’a révélé The Telegraph le 18 février 2023, les œuvres de Roald Dahl sont passées sous la plume de plusieurs sensitivity readers, chargé-e-s de chasser toute expression ou terme considéré comme offensant, en 2023. En effet, les mots «gros», «fou» et «moche» ont été supprimés, tandis que certains passages ont été entièrement réécrits. C’est notamment le cas d’un paragraphe de Sacrées Sorcières, dans lequel on apprend que les héroïnes chevaucheuses de balais sont chauves: «Il existe plein de raisons pour lesquelles les femmes sont amenées à porter des perruques, et il n’y a certainement rien de mal à cela», peut-on lire dans la nouvelle version.

À l’annonce de cette réédition, un débat enflammé n’a pas tardé à éclater. Si la réflexion et les principes derrière ces changements sont évidemment compréhensibles, de nombreuses personnes déplorent que de tels classiques (parus entre 1961 et 1991) soient modifiés. Le mécontentement général n’a pas échappé aux éditions Puffin, la branche jeunesse de la maison britannique Penguin Books: le 23 février 2023, un communiqué de presse déclarait que les éditions originales seront toujours en vente, mais que la version modifiée sera mise à disposition des «enfants qui découvrent des livres de manière indépendante, pour la toute première fois.»

«En tant que maison d’édition pour enfants, notre rôle est de partager la magie que procurent les histoires avec la plus grande réflexion et minutie, a précisé Francesca Dow, directrice de Penguin Random House Children’s. Les ouvrages fantastiques de Roald Dahl sont souvent les premiers récits que les plus jeunes liront de manière indépendante, et il s’agit à la fois d’un privilège et d’une grande responsabilité que de prendre soin de l’imagination et de l’esprit en plein développement des jeunes lecteurs et lectrices.»

Toutefois, ce compromis ne semble pas avoir satisfait les fans de Roald Dahl, offensé-e-s par ce qu'ils et elles considèrent comme une «censure». Sous le post Instagram de la maison d'édition, les internautes déplorent que les classiques modifiés «ne sont plus des classiques». De son côté, l'éditeur français des ouvrages concernés, Gallimard, a refusé de procéder aux mêmes modifications que la maison britannique.

«La littérature évolue dans le temps, les mots changent et même lorsque la personne est décédée, cela ne me semble pas du tout éthique de modifier ses créations, estime l'illustratrice suisse Catherine Louis, autrice (entre autres) de la série Hue! Colette (Éd. Hongfei). Je connais un auteur à succès dont les ouvrages ont été réédités régulièrement. Il a parfois repris ses textes car il réalisait, lors de ses lectures, que certaines tournures ne passaient pas auprès des enfants. Mais cela est différent, car c’est lui qui décidait de changer des choses avec l’accord de l’éditeur.»

Ne pas chercher à tout «lisser»

Le but de la révision des textes de Dahl est simple: proposer aux enfants une version moins problématique de textes rédigés à une autre époque - mais qui restent très largement lus – afin de s’assurer que ces livres répondent à certaines attentes du lectorat actuel.

Notons que le préambule de la nouvelle version de Puffin Books démarre avec une phrase lourde de sens: Words Matter («Les mots sont importants»). Les premiers ouvrages dans lesquels on se plonge produisent en effet un souvenir immuable: «Dès sa plus tendre enfance, tout individu cultive sa représentation du monde par les récits, les contes de fées, les bandes dessinées puis les premiers livres, explique Jon Schmidt, psychologue FSP et thérapeute de famille, auteur de Adolescence en quête de sens (Éd. Loisirs et Pédagogie). Les images permettent à l’enfant de coller une illustration au récit mais c’est généralement ce dernier qui laisse libre court à l’imagination. Par les livres et les contes, l’enfant apprend aussi à appréhender et à apprivoiser ses émotions. En suivant le héros ou l’héroïne d’un livre ou d’un récit, il vit tous les événements à ses côtés: la peur, le doute ou encore la joie et le soulagement lorsque tout finit bien.

C’est exactement le principe du conte de fées: se faire raconter ou lire une histoire qui fait peur avec le réconfort de savoir que tout finit bien.»

Cela dit, le spécialiste estime qu’il n’est pas forcément bénéfique de chercher à protéger nos enfants de toute expression potentiellement choquante qui pourrait se tapir dans ses lectures: «Je pense qu’il y a plutôt un risque à vouloir tout lisser, estime-t-il. Tout parent fait un travail d’équilibriste en éduquant son enfant. D’une part, on a le souhait de le protéger des dangers et des mauvaises influences du monde. D’autre part, on souhaite qu’il ou elle grandisse et apprenne à faire face à la dure réalité de la vie. C’est un chemin progressif.»

Mais alors comment appréhender la réaction de notre enfant, s’il ou elle tombe sur une phrase potentiellement choquante ou offensante, dans l’un de ses livres jeunesse? «Face aux termes évoqués dans les textes de Dahl, il convient à mon avis de contextualiser les propos de l’auteur auprès de l’enfant plutôt que de les modifier», poursuit Jon Schmidt. Et cela passe essentiellement par le dialogue, prendre le temps de leur expliquer les choses, en explicitant que les choses ont changé, désormais.

«Le livre change, comme la manière de parler aux enfants, remarque Catherine Louis. Parfois, quand je contemple ma bibliothèque de livres jeunesse, je constate en effet que certains ouvrages ont mal vieilli, tout comme certains films ou séries d'ailleurs.

Aujourd’hui, la parole s’est libérée et on explique davantage de choses aux plus jeunes, notamment dans les romans destinés aux ados. On peut en dire énormément au travers d’un livre. Je réfléchis moi-même à explorer certains sujets importants comme l’hyperconnectivité.»

Expliquer le passé

En outre, les œuvres de l’auteur britannique décédé en 1990 ne sont pas des cas isolés: le 26 février 2023, Variety révélait que la célèbre saga James Bond, signée par Ian Fleming, serait révisée à son tour, dans le but d’en supprimer tout propos raciste. En octobre 2020, l’un des romans d’Agatha Christie était également retitré Ils étaient Dix. La discussion est très actuelle et chaque cas est différent. Les ouvrages de Roald Dahl relèvent toutefois d’une problématique supplémentaire: celle de l’éducation de nos enfants, qui en constituent le public cible.

«À mon sens, ce problème n’est pas nouveau, remarque Jon Schmidt. Chaque génération de parents et de grands-parents fait un jour ou l’autre le travail de contextualiser le passé. Que ce soit au travers des textes, des livres ou simplement d’événements de notre histoire, nombre de jeunes questionnent leurs parents et les générations qui les ont précédés sur leurs choix, leurs valeurs ou encore leurs manières de faire. Il n’y a rien à défendre ou à justifier auprès de nos enfants mais il convient de prendre le temps de raconter comment c’était lorsque nous avions leur âge.»

N'est-ce pas une manière, également, de mettre en lumière le progrès accompli depuis une époque antérieure, et surtout l'importance de poursuivre dans cette voie? À méditer.

La liberté d'ouvrir (ou de refermer!) un livre

Caroline Mandy, autrice d’ouvrages jeunesse basée à Neuchâtel, constate effectivement que les valeurs de la société ont beaucoup changé depuis l’époque de Roald Dahl: «Elles sont bousculées et modifiées avec une vitesse phénoménale, parfois et souvent en faveur d'une libération, d'une émancipation de l'individu, du respect de la différence, d'une volonté de vivre dans une société plus inclusive et moins stigmatisante, résume-t-elle. Mais les œuvres sont le reflet d'une époque, d'une société, d'un imaginaire… Elles sont uniques et non modifiables sinon elles perdent de leur authenticité et de leur valeur.»

L’autrice de Si les chats savaient voler (Éd. I-liredition) et Patience Petit-Ours, le printemps reviendra (Éd. de la Maison Rose) souligne également à quel point le libre choix est essentiel: «À nous, parents, auteurs-trices, éditeurs-trices, lecteurs-trices de les expliquer, de les remettre dans leur contexte, de choisir si ces ouvrages feront partie de nos choix de lecture en fonction de nos propres valeurs.

Si une œuvre me déplait parce qu'elle me dérange, j'ai le libre choix de dire que cet auteur, cette autrice ou ce texte ne me conviennent pas. J'en suis d'ailleurs fière car cela me permet de m'affirmer ou de me comprendre dans ce qui me détermine moralement, affectivement ou éthiquement.»

Voilà qui fait écho à la décision finale de Puffin Books et de la maison d'édition Penguin: publier à la fois la version originale et la version éditée des ouvrages, afin de permettre ce libre choix.

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