culture
«Le Ciel attendra», bouleversant portrait des adolescentes radicalisées
Le chef-d’œuvre de Marie-Castille Mention-Schaar suit les destins de deux jeunes filles tentées par l’appel du djihad, tout en ravivant l’espoir sans lequel la réalité serait bien trop sombre. En salles le 5 octobre 2016.
Troublante fusion entre dure réalité et narration cinématographique, «Le Ciel attendra» parcourt de multiples histoires, des entrelacs de vies chamboulées par la radicalisation. Au premier plan, il nous présente deux jeunes filles vivant des stades différents de l’embrigadement islamiste: Sonia, incarnée par l’époustouflante Noémie Merlant, a été interceptée de justesse avant son départ pour la Syrie et, cloîtrée chez elle, entame un long et douloureux processus de reconstruction.
Mélanie, une collégienne comme les autres, est soudainement contactée via Facebook par un inconnu qui semble parfaitement la comprendre, la séduit et la persuade, l’entraînant progressivement dans le cataclysme du djihad. Aux côtés de ces jeunes filles, leurs parents traversent l’enfer. On souligne la performance touchante de Clotilde Courau, dans le rôle d’une maman désespérée de retrouver sa fille.
Un synopsis empreint de réel
En arrière-plan, un chassé-croisé bouleversant de discussions entre des parents de jeunes ayant décidé de rejoindre la Syrie et Dounia Bouzar, directrice générale du Centre de Prévention contre les dérives sectaires liées à l’Islam: l’incompréhension, la colère et le désespoir de ces familles sont débordants, si bien qu’on a l’impression d’assister à des séances réelles.
«C’est plus ma fille ça, c’est un fantôme!» rétorque une mère qui ne parvient plus à contenir son désarroi. Lors de ces échanges, Dounia Bouzar explique aux parents la différence entre «liberté de conscience» et «conscience capturée», entre l’Islam et l’islamisme… Avant tout, il s’agit de saisir ce qui se déroule dans la tête de ces adolescents, en proie à la crise identitaire et aux émotions exacerbées que savent si bien exploiter les djihadistes.
Dans un silence de plus en plus tendu, parfois interrompu par le gémissement d’un violon, la tension monte, entrecoupée par le quotidien à la fois différent et terriblement semblable des personnages. Au fur et à mesure que semblent se préciser leurs destins, incessamment, on se dit «mais cela arrive ici même, tous les jours...»
Dounia Bouzar, héroïque dans son propre rôle
Certainement le personnage de Dounia Bouzar constitue-t-il le plus puissant ancrage dans la réalité du film: en effet, la célèbre anthropologue française interprète elle-même son propre rôle, menant à l’écran les mêmes conversations qu’elle vit réellement avec des centaines de familles confrontées à l’embrigadement de leurs enfants. Car dès qu’il s’agit de ramener sur le droit chemin ces adolescents radicalisés, il est crucial de parvenir à saisir des clés de compréhension.
C’est avec énormément de tendresse et de respect que Noémie Merlant décrit Dounia Bouzar: «Il s’agit d’une femme qui donne beaucoup, qui a tout sacrifié pour aider ces familles. Elle est entourée de 6 ou 7 gardes du corps en permanence, jour et nuit. Personne d’autre qu’elle n’aurait pu incarner son personnage, car si on avait pris une actrice, celle-ci aurait appris un texte: au bout d’un moment, Dounia oubliait son texte, oubliait qu’on était des acteurs et nous parlait comme elle parle aux parents.»
Marie-Castille Mention-Schaar, un courage admirable
Et lorsque Noémie Merlant parle de Marie-Castille Mention-Schaar, sa voix déborde d’admiration. Dire que la réalisatrice s’est investie dans la préparation du film serait un euphémisme: car avant le début du tournage, il a fallu observer, analyser et comprendre la réalité, une réalité que l’on choisit trop souvent de ne pas rencontrer. Dans ce très beau film, la réalisatrice relève ces œillères et nous ouvre les yeux sur une réalité effrayante, tout en maintenant courageusement en vie l’espoir dont on manquait.
©Getty
Interview de Noémie Merlant, l'interprète de Sonia
FEMINA Initialement, qu’est-ce qui vous a plu dans le rôle de Sonia?
Noémie Merlant J’avais déjà travaillé avec Marie-Castille auparavant: lorsqu’elle m’a donné le scénario, elle m’a expliqué qu’elle avait écrit le personnage de Sonia en pensant à moi. J’ai trouvé cela extrêmement flatteur, et le synopsis m’a plu, dans le sens où je le trouve nécessaire: il aborde les a priori et les questions d’aujourd’hui en apportant des éléments de réponse et en gardant une bonne distance. Il s’agit d’un scénario qui n’excuse rien, qui n’émet pas de jugement, mais présente une réalité.
Et puis Sonia représente de l’espoir, car son histoire montre qu’il existe des moyens de sortir de l’embrigadement, avec des équipes pour soutenir les parents. Seuls l’amour, la compréhension et le dialogue positif dans toute cette horreur peuvent nous sortir de cette peur qui nous fige.
Comment vous êtes-vous préparée aux émotions très intenses que traverse votre personnage?
J’avais peur au début de ne pas être à la hauteur de ce rôle, d’en faire trop ou pas assez, ou alors de tomber dans le pathos; c’était important de parvenir à refléter la réalité. Mais avant le début du tournage, j’ai rencontré une jeune fille en plein processus de désembrigadement et je me suis immédiatement liée avec elle. Je l’ai trouvée très courageuse de se livrer ainsi à moi, de se mettre à nu de cette manière. Nous avons parlé de tout: de la vie, de la mort, de cette quête de sens, des complots, de cette folie schizophrène et du néant qui reste après Daesh. J’ai aussi assisté à des groupes de discussion: c’est là que j’ai compris que la radicalisation concerne tous les milieux, des familles de toutes les religions et de toutes les professions.
En préparation, j’ai aussi visionné des vidéos, les contenus que regardent ces jeunes filles, et je me suis rendu compte à quel point les djihadistes sont doués. Ils utilisent des moyens modernes, tous les codes qui marchent chez les jeunes. Ce sont des adolescents très fragiles et les islamistes leur parlent des choses qui les touchent. Ils mettent des réponses fausses à des questions qu’on se pose. Et ce qui marche c’est qu’ils le font différemment pour chacun, ils adaptent leur stratégie à chacun. Ils sectionnent le cœur de la tête.
Considérez-vous que le film est en mesure de transmettre un message aux jeunes?
Le film a une visée pédagogique: souvent, les médias apportent une vision très intellectuelle de ce problème. Là, on a touché à l’émotionnel, au viscéral. Et c’est cela qui fait qu’on comprend mieux. Le film nous donne des clés de compréhension, et de ce fait, on est moins dans la peur. On est toujours tenté de se mettre des œillères, mais cela ne règle pas le problème: il faut ouvrir le dialogue. Pendant la tournée, plusieurs jeunes sont venus nous remercier après avoir vu le film, en disant qu’ils avaient moins l'impression de subir et davantage le sentiment d'être acteurs. Peut-être qu’on n’a pas fait grand-chose au final, mais si on parvient à sauver ne serait-ce qu’une personne c’est déjà incroyable.
Le tournage a débuté deux jours après les attentats de Paris…
On était dans un état de choc et d’effroi total. Mais cela nous donnait encore plus de raisons de le faire, de commencer le tournage quand même et de nous battre. Avec ce qui se passait dans la réalité, les émotions sont venues toutes seules pendant la production. J’extériorisais mes sentiments et en même temps je les mettais à profit pour faire quelque chose de bien, d’utile. Ce film m’a beaucoup enrichie et appris. Aujourd’hui, j’ai l’impression d’avoir un peu plus de force et encore plus d’amour en moi.
Nous applaudissons le travail de ces femmes remarquables qui nous ont profondément touchées!
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