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Cinéma

«Avec "Woman", on a cherché à briser tous les tabous et à libérer la parole des femmes»

FEMINA Parler, se confier sur ce que l’on a vécu de plus intime, ce n’est pas une évidence pour toutes ces femmes que vous avez rencontrées. Comment êtes-vous parvenue à combattre le silence?
Anastasia Mikova Ce que l’on a ressenti, en faisant ces entretiens, c’est qu’il y avait une sorte de honte chez de nombreuses femmes à l’idée de parler de ce qu’elles avaient vécu. C’est quelque chose de très intérieur, car la société a tendance à toujours nous juger. Malgré tout, on nous enferme dans une sorte de monde cloisonné où il faut se comporter comme-ci, comme-ça. C’est notamment le cas lorsque les femmes subissent des violences: il arrive fréquemment qu’elles ne parlent pas pendant des années, voire des décennies, parce qu’elles s’enferment dans cette honte. Bien souvent, il n’y a personne pour les sortir de cela. Avec Yann, on s’est dit qu’il fallait briser ces tabous.

C’est vraiment l’ambition du film: briser les tabous sur tous les sujets, aussi bien les sujets graves comme les discriminations, les violences, etc. que les sujets beaucoup plus légers mais tout aussi tabous, comme l’orgasme ou les règles.

Cela reste aussi compliqué d’aborder ces thématiques. Pourtant, il n’y a aucune peur, aucune honte à avoir dans ce que l’on peut partager.

Vous avez interviewé 2000 femmes et en avez filmé 4000, dans 50 pays différents. Comment les avez-vous sélectionnées?
Les extraits de quelques minutes proviennent de témoignages qui, chacun, durent plusieurs heures. On comptait entre 2 et 3 heures pour un entretien. Ce n’était pas du tout une interview classique, cela se rapprochait beaucoup plus d’une thérapie, d’une psychanalyse. L’idée n’était pas de s’adresser aux autres, mais de petit à petit rentrer en soi, rentrer dans une forme d’introspection pour aboutir à ce qui était vraiment important dans ce que chacune avait vécu. Tout notre travail en amont consistait à établir une relation de confiance. Sans cela, on n’arrive à rien.

Pour les 2000 entretiens, j’ai travaillé avec cinq autres journalistes, uniquement des femmes, pendant presque deux ans. Yann a œuvré davantage sur la partie artistique du film, mais n’a pas réalisé d’interview. Étant donné le nombre de sujets personnels que l’on aborde, ce n’était pas possible qu’elles se livrent ainsi face à un homme. Et dans chaque pays où l’on a tourné, on avait ce que l’on appelle des «fixeuses», des femmes qui ont travaillé durant des mois en amont pour trouver des volontaires et leur expliquer le projet, leur faire comprendre pourquoi il était important qu’elles témoignent.

Yann Arthus-Bertrand et Anastasia Mikova © Peter Lindbergh

L’idée pour nous, c’était d’avoir une sorte de mélange entre des sujets très universels qui concernent toutes les femmes (l’amour, le travail, l’éducation, les discriminations, la sexualité, etc.) et d’autres plus pointus et plus spécifiques que l’on voulait mettre en avant, comme le viol de guerre ou l’excision.

Dans chaque pays, nous avons rencontré des multitudes de personnes aux profils extrêmement variés, de la femme à la tête de l’État à celle qui conduit le bus en passant par une autre qui reste à la maison et celle qui a fondé son entreprise. Toutes ces participantes, on ne les a jamais réduites à un seul sujet, on leur a toujours posé toutes les questions.

Même si on savait que l’une d’entre elles avait subi un viol, on ne faisait pas une heure d’interview autour de cette thématique: on évoquait également tous les autres aspects de sa vie. Ce qui est intéressant, c’est que de nombreuses intervenantes que l’on avait sélectionnées pour un sujet initialement, se retrouvent pour totalement autre chose dans le film. C’est aussi cela qui rend ce projet unique.

Le montage a dû représenter un sacré défi… Comment avez-vous procédé?
C’était clairement la partie la plus difficile. Recueillir des témoignages, ce n’était pas le plus dur. Évidemment, on a vécu des moments très forts, mais le plus ardu, c’était vraiment de sélectionner de la matière pour le film parmi ces 2000 témoignages qui sont tous exceptionnels. Comment choisir, comment arriver à un documentaire de deux heures où seule une centaine de femmes s’expriment? Ça a été un casse-tête, on a mis presque un an à monter «Woman». Chacune de ces femmes avait totalement sa place dans le projet.

Évidemment, le film est au centre, mais il n’y a pas que ça. Un livre va sortir prochainement, il contiendra de nombreux témoignages qui ne sont pas dans le film. Nous travaillons également sur une exposition immersive qui aura lieu à la Villette à Paris au mois de mai et qui va ensuite voyager partout dans le monde. D’une façon ou d’une autre, toutes les femmes vont exister à travers ce projet, même si ce n’est pas dans le film lui-même.

Quelle a été l’influence de #MeToo sur le tournage?
Honnêtement, aucune. On a commencé les tournages presque deux ans avant #MeToo. Le projet est né alors que l’on réalisait notre précédent film avec Yann, «Human». J’ai tourné plus de 700 entretiens pour ce dernier. Et quelque chose m’avait frappé sur le terrain. Cela fait 15 ans que je fais ce métier. Et là, j’arrivais dans des pays où, il y a 15 ans, il était totalement impossible de trouver une femme d’accord de parler à visage découvert devant une caméra. Dans ces mêmes lieux, d’un coup, des femmes venaient à moi et voulaient partager leur histoire. Quelque chose était en train de se passer. Les femmes ne voulaient plus rester dans l’ombre, mais bien prendre la parole.

En rentrant du tournage, j’en ai parlé avec Yann. Quand on a terminé «Human», «Woman» n’était pas un choix, le projet s’est imposé à nous. Les femmes avaient besoin d’une fenêtre, d’être entendues. On voulait créer cet espace pour elles.

Un an et demi plus tard, l’affaire Weinstein est arrivée. Mais pour nous, cela n’a rien changé, on savait que cela était en train de se passer. On n’a pas du tout été surpris par l’ampleur de #MeToo: on sentait qu’il suffisait d’un déclencheur pour, qu’enfin, cela occupe l’espace médiatique. Mais les femmes étaient déjà là, elles étaient déjà prêtes.

Oser parler, vous l’avez dit, est libérateur pour celles qui s’expriment. Comment réagissent celles et ceux qui regardent le film?
C’est un film qui est destiné à tout le monde. C’est d’ailleurs très intéressant d’observer la réaction des femmes et des hommes devant le film, elle est très différente. On est en plein dans la tournée, on rencontre donc le public tous les jours. Pour le public féminin, il y a un effet miroir très fort, chacune me dit qu’elle se retrouve dans tous ces témoignages. Beaucoup me confient: «J’ai l’impression de toutes les connaître». Mais il y a un lien invisible qui est là, qui existe. C’est quelque chose que j’avais senti sur le terrain et qui m’avait beaucoup frappé. C’est pour cela d’ailleurs qu’on a appelé le film «Woman», mais le «a» se transforme en «e» pour donner naissance à «Women».

C’était l’une des questions que je me posais: «Est-ce qu’il y a quelque chose qui nous unit toutes, qui fait de nous des femmes alors qu’on est toutes si différentes?».

En me retrouvant à l’autre bout du monde avec des femmes qui n’avaient rien à voir avec moi, je sentais ce lien invisible, cette connexion. Je riais avec elles, je pleurais avec elles, j’étais en colère avec elles. C’était super fort. Chaque femme est unique et singulière, mais il y a quelque chose qui nous unit toutes au-delà des barrières des langues, des cultures et des traditions. Ce concept de sororité, on le touche et on le ressent à travers le film.

Et du côté du public masculin?
Pour les hommes, c’est une vraie claque d’assister à une projection du documentaire. C’est très rare qu’une femme me dise «Oulala, j’ai été très surprise de découvrir que les femmes traversent ceci ou cela dans la vie». Alors que pour les hommes, c’est vraiment un choc. C’est comme si une porte s’ouvrait sur un monde totalement inconnu. Beaucoup me disent: «J’ai envie de rentrer chez moi et de poser plein de questions à mon épouse, à ma fille, à ma mère, parce qu’il y a tellement de choses qui se passent dans la vie d’une femme, et on n’en parle jamais».

Ce n’est pas un film que l’on a fait contre les hommes. Lors d’une avant-première, une spectatrice s’est levée dans le public et a scandé: «Il faut le dire, c’est l’homme l’ennemi!». Mais non, moi je ne suis surtout pas dans ce discours. Notre film va beaucoup plus loin que cela, il est bien plus profond. Il n’est pas là pour désigner un coupable, mais pour se demander comment est-ce qu’on est arrivé à vivre dans un monde qui fonctionne de cette manière.

Comment est-on parvenu à construire une société où les femmes sont enfermées dans un carcan, dans des stéréotypes dès leur enfance?

Et où les hommes, eux aussi, sont cloisonnés, guidés dans ce qu’ils doivent être en tant qu’hommes. Ce film nous interroge sur le fonctionnement de notre monde.

Yann Arthus-Bertrand s’est souvent confié sur le choc qu’a représenté le projet pour lui, en tant qu’homme…
Totalement. Il m’a dit un jour: «C’est fou, j’ai dû vivre jusqu’à 74 ans et faire ce film pour comprendre le rôle essentiel que ma mère a eu dans ma vie.» Je peux vous rapporter ses paroles, car il me le dit très souvent: «J’ai été en admiration devant mon père qui travaillait, qui était l’homme fort de la famille et qui, pourtant, passait très peu de temps avec moi, qui s’occupait très peu de moi. Et ma mère, tout ce qu’elle faisait pour moi, et c’était énorme, je le prenais comme acquis. Aujourd’hui, je me rends compte que c’était exceptionnel.» Si un homme peut encore changer à 74 ans, prendre conscience de ces choses-là, c’est qu’il n’est jamais trop tard.

Est-il frustrant pour vous de ne faire que survoler certains sujets dans le documentaire?
Il y a effectivement toujours une frustration au montage, quant au fait de devoir choisir, couper. Pour aboutir à une version de 2 heures, il fallait qu’on arrive à dégager ce qui était vraiment essentiel dans ce qu’on avait envie de raconter. On a dû sélectionner les thèmes les plus importants. Pour ce faire, on a été beaucoup à l’écoute des femmes qui ont témoigné. Car on avait écrit certaines questions, il y a des thématiques que l’on voulait aborder mais qui les touchaient moins, alors que d’autres aspects auxquels on n’avait pas forcément pensé revenaient beaucoup.

Finalement, ce sont les femmes qui l’ont écrit avec nous, ce film. C’est cela qui est intéressant. Parfois, on a gardé un seul, voire deux témoignages pour aborder un sujet. Mais ces deux femmes s’expriment alors pour des centaines d’autres qui nous ont raconté des histoires similaires.

À partir du moment où il y a une femme qui parle, elle parle pour toutes les autres.

Parmi les thèmes récurrents justement, la violence prédomine. Vous l’avez dit: 70% des entretiens recueillis se focalisaient sur ce sujet.
Ce constat est terrible, oui. Mais nous ne voulions pas que le film ne parle que de cela. C’était essentiel pour nous de ne pas enfermer les femmes dans ce statut de victimes qui ne font que subir toute leur vie. Heureusement que ça n’est pas que ça, d’être une femme. La force, la résilience des femmes est exceptionnelle. Pour moi c’est la grande leçon de «Woman». J’ai passé 3 semaines au Congo, dans l’hôpital du Prix Nobel de la paix Denis Mukwege avec des femmes qui ont subi des viols. J’étais malade en les écoutant, c’était insupportable, je n’en pouvais plus.

Elles, elles ont vécu cela et elles se tenaient face à moi, debout, fières et me disaient: «Non, je ne suis pas une victime, je ne veux pas être réduite à cela.» Elles avaient vécu le pire, mais elles s’en servaient pour faire quelque chose et rebondir dans leur vie.

Ce qui m’a vraiment frappé lors des tournages, c’est effectivement le nombre de témoignages à propos des violences. À un moment donné, j’ai dû dire aux journalistes: «On arrête de rechercher des récits sur les violences» car sans les chercher et en allant voir les participantes pour totalement autre chose, on tombait immanquablement sur une histoire de violence. Lorsque l’on dit qu’une femme sur trois est confrontée à de tels actes, c’est quelque chose que l’on a vérifié sur le terrain, partout sur la Terre. Alors quand j’entends dire qu’aujourd’hui on parle trop des violences que subissent les femmes, ce n’est pas juste et c’est loin d’être le cas. Étant donné ce que l’on a expérimenté, on n’en parle toujours pas assez.

Comment se passe l’après? Gardez-vous un lien avec toutes ces femmes interviewées?
J’ai tourné des centaines et des centaines d’entretiens, on ne peut évidemment pas garder le contact avec tout le monde. Par contre, ce qui est fou, c’est que si l’on me montre une photo d’une femme, n’importe quelle femme que j’ai eu la chance de rencontrer, en deux secondes je sais vous dire qui elle est, ce qu’elle m’a raconté. Moi-même, ça me surprend. Étant donné ce que l’on a vécu ensemble, ce que l’on a partagé, les moments d’intimité extrême que ça a été, elles restent toutes avec moi. C’est fou, car on m’a récemment montré une de mes photos de classe, j’ai passé des années avec ces personnes et pourtant je ne savais plus en reconnaître la moitié (rires).

En quoi votre parcours vous a-t-il aidé pour réaliser «Woman»?
J’ai été journaliste d’investigation avant d’être réalisatrice, j’ai travaillé sur des sujets très durs comme les mères porteuses, l’immigration illégale, le trafic d’organes. Je me trouvais face à des gens qui vivaient des choses très difficiles. J’ai toujours voulu mettre une frontière entre les autres et moi, en me disant que si je ne le faisais pas, cela allait m’envahir et que je ne pourrais plus continuer à exercer ce métier.

En travaillant sur «Human» et encore davantage sur «Woman», j’ai senti que cette frontière tombait complètement, qu’il était impossible de la garder. Et il ne fallait surtout pas le faire. Car lorsque l’on est face à une femme qui nous raconte des choses qu’elle n’a jamais confiées à personne, qu’elle nous fait confiance, comment peut-on être impassible? Forcément que ça nous atteint, que nous aussi nous partageons quelque chose.

À chaque fois, on laissait tomber toutes les barrières et on s’ouvrait l’une à l’autre.

À l’avenir, envisagez-vous de travailler sur les récits des hommes?
En faisant ce film, on s’est beaucoup posé la question. Avec Yann, durant le montage, on se demandait souvent: «Qu’est-ce qu’un homme dirait là-dessus?» ou «Comment un homme réagirait dans telle ou telle situation?». La parole publique des hommes, on l’a énormément. Un peu trop parfois, il faut le dire. Mais la parole intime, personnelle, on ne l’a quasi jamais, beaucoup moins encore que celle des femmes. Ce serait intéressant d’aller creuser cela, il y a tellement de choses à raconter. On réfléchit à un potentiel «Man» pour boucler la trilogie après «Human» et «Woman». Par contre, ce serait beaucoup plus difficile. Si, en moyenne, cela prenait deux heures pour qu’une femme se libère et se confie, avec un homme cela prendrait probablement toute une journée pour arriver à les débloquer.

Comment ce film a-t-il été financé?
On a eu la chance de pouvoir compter sur des mécènes: ils nous ont soutenus sans exiger d’être remboursés à la sortie de «Woman». Il n’y a donc pas de production à payer aujourd’hui. Avec Yann, on avait envie d’aller jusqu’au bout de notre propre engagement en faisant quelque chose de concret pour changer la vie des femmes. C’est grâce à cela que nous avons pu créer une association, «Woman(s)» (Women on Media and News School). Toutes les recettes iront à cette dernière qui va former des femmes du monde entier aux métiers des médias pour qu’elles puissent porter la voix d’autres femmes dans leur pays à leur tour. Donc j’espère qu’il y aura plein de gens qui iront voir le film en salles, car à chaque fois qu’une personne achètera un ticket, une partie de ce dernier ira à l’association et pourra donc changer un petit peu la vie d’une femme.

«Woman» d’Anastasia Mikova et Yann Arthus-Bertrand. En salles en Suisse romande dès le 11 mars 2020.


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