Nouveaux codes amoureux
«Tej par texto»: la rupture à l’ère du numérique
«Tu veux qu’on se mette en couple?»
«Pas vraiment et toi?»
«Ben pourquoi?»
«Je t’aime bien mais j’ai quand même l’impression que je peux avoir mieux et je ne veux pas fermer mes options, tu comprends?»
Voici une capture d’écran, parmi les centaines postées par Audrey Gagnaire sur le compte Instagram @tejpartexto. Si la jeune femme de 27 ans l’a ouvert pour partager une déception numérique en janvier 2019, elle a très vite été submergée par d’innombrables témoignages. Avec humour et délicatesse, elle documente ainsi ces échanges incongrus. Et ça fonctionne: plus de 215’000 abonnés suivent le compte au quotidien, à l'affût des nouveaux vents et autres répliques déconcertantes partagés.
FEMINA Vous avez ouvert votre compte en janvier 2019. Quelle a été l’influence de la pandémie sur ce dernier? La crise a-t-elle fait exploser votre compteur de nouveaux messages?
Audrey Gagnaire C’est difficile de le déterminer clairement: quand un compte Instagram grossit, forcément, davantage de messages sont envoyés. Mais on a vécu une année où l’essentiel des relations interpersonnelles se sont faites sur les réseaux, on a eu beaucoup moins d’occasions de se voir et de se rencontrer dans la vraie vie. Qui dit plus d’interactions sur les applis, dit plus de déceptions aussi.
Comment gérez-vous les nombreux messages que vous recevez au quotidien? Ces derniers n’affectent-ils pas votre moral?
Mon esprit a dû se dissocier de cela pour arriver à ne pas tout prendre à cœur, sinon ce ne serait pas vivable. Aujourd’hui, je sépare ma vie personnelle du compte. Mais à force, cela peut parfois me décourager de croire en l’amour!
Comment décririez-vous votre communauté?
Pas si jeune que cela, étonnamment. Les gens qui me suivent ont entre 25 et 35 ans. Je me rends compte que ce triste phénomène touche de plus en plus de personnes plus âgées. Des personnes de 40, 50 ans m’écrivent pour me dire qu’elles se sont faites lâchement jeter par texto après plusieurs années de mariage, une famille, etc. Cela tend, malheureusement, à toucher toutes les générations, puisque la digitalisation nous concerne toutes et tous, peu importe notre âge.
Pourquoi est-il bénéfique de partager ainsi un message de rupture, plutôt que de le garder pour soi?
Cela permet de désacraliser la douleur. Lorsque l’on reçoit un texto cinglant, cela peut prendre des proportions énormes. Un message peut détruire tout un monde. Le fait de partager permet de prendre du recul par rapport à l’événement que l’on vient de vivre et de mieux faire son deuil.
La violence des mots utilisés choque. Les expéditeurs ne réalisent-ils pas la cruauté des termes qu’ils emploient?
Le digital permet une instantanéité: tout va tellement vite. Avant même de cliquer sur «envoyer», on ne réalise pas forcément que le message peut être très mal perçu. Et si, en plus, on a un tempérament un peu plus incisif que son voisin, cela n’aide pas à prendre conscience de la portée des mots que l’on emploie et de l’impact qu’ils peuvent avoir.
Les hommes sont-ils plus cruels que les femmes dans leurs messages?
Non, je ne pense pas, ce phénomène n’est pas genré. Ce compte est plus féminin, simplement car il me semble qu’une femme sera plus à même d’en parler entre copines, de s’épancher sur son problème. Mais je pense que nous sommes toutes et tous confrontés à ces mésaventures digitales.
Au début d’une relation, on a toutes et tous tendance à vouloir éplucher la vie numérique de l’autre. Devrait-on éviter de céder à cette tentation?
C’est une certitude, oui. Mais après, il y a la théorie et la pratique… On a tous conscience que l’on se fait énormément de mal en jouant l’Inspecteur Gadget à chaque fois que l’on est avec quelqu’un, à vouloir tout décortiquer et chercher tous les signes possibles et imaginables. Le problème, c’est qu’il est compliqué de ne pas céder à cette tentation.
Respect et bienveillance peuvent-ils aller de pair avec texto de rupture?
Oui, c’est tout à fait possible. Rompre par texto n’est pas à chaque fois d’une lâcheté sans nom. On ne réagit pas de la même manière lorsqu’une relation a duré 3-4 semaines ou 3 ans, ce n’est pas du tout la même chose. Parfois, on emploie le SMS de rupture à juste titre. Mais, à mon sens, on devrait y mettre les formes. Ce qui m’embête avec le texto, c’est que l’on coupe l’herbe sous les pieds de son partenaire, on ne lui permet pas de poser des questions, d’avoir un échange constructif.
Pourquoi se sent-on si seul aujourd’hui, alors que l’on vit dans un monde ultraconnecté?
C’est une vaste question. A l’heure actuelle, on a la possibilité d’entrer en interaction avec n’importe qui sur Terre, mais on ressent effectivement tous de plus en plus ce sentiment de solitude. Peut-être que cela est dû au fait qu'on est dans une génération intermédiaire, entre ceux qui n’ont pas du tout utilisé le numérique pour dialoguer, et ceux qui n’utiliseront quasiment plus que cela. On ne trouve pas encore tout à fait notre place. On a ces innombrables moyens à disposition, mais on a du mal à se dire que toutes les interactions se font aujourd’hui sans voir l’autre. C’est difficile d’être bien dans sa peau en étant ainsi tiraillé.
En tant que célibataire, il devient très difficile de faire l’impasse sur les applications de rencontre. Auriez-vous un conseil à partager pour ne pas se faire avoir?
Lorsque vous dites que l’on n’a pas le choix, je ne suis pas tout à fait d’accord. Personnellement, je n’utilise pas d’applications de rencontre. Je ne trouve pas dramatique d’être seule, je le vis très bien. Mais pourquoi vouloir se forcer à tout prix à rencontrer quelqu’un? C’est un vrai enjeu pour la plupart des gens. Personnellement, je préfère laisser faire le destin. Plus on entre en interaction avec un nombre élevé de personnes, plus on augmente ses chances d’être déçu. Mais pour celles et ceux qui utilisent ce biais, je leur conseillerais de s’appeler rapidement, ou de faire des visios. Les mots, c’est très beau, mais ça ne comporte pas suffisamment d’éléments pour juger en connaissance de cause si cela peut fonctionner ou non avec une personne.
Audrey Gagnaire, Tej par texto: l'art de la rupture 2.0 (Editions Leduc.s, octobre 2020)
Vous avez aimé ce contenu? Abonnez-vous à notre newsletter pour recevoir tous nos nouveaux articles!