Uni blues
Souffrance des étudiants: à l’écoute des jeunes en détresse
«Aujourd’hui, ça ne va pas, non. Mais hier ça n’allait pas non plus. En fait, j'ai de la peine à me souvenir de la dernière fois où je me suis dit "J’ai passé une bonne journée".» Au téléphone, la voix de Marion* se brise. La jeune étudiante en lettres de l’Université de Fribourg n’en peut plus de «vivre des jours sans fin qui se ressemblent tous», isolée devant son écran. Suite à notre appel sur Instagram, nous avons reçu des dizaines de témoignages comme celui de Marion. Manque de motivation, difficultés à se concentrer, craintes pour le futur: garder le moral s’apparente souvent à un combat de chaque instant.
Alicia*, 27 ans, a débuté un master en psychologie du travail à l’Université de Neuchâtel et connaît elle aussi un quotidien émotionnel difficile à encaisser. «Le plus dur à gérer? C’est probablement d’être seule, tout le temps, depuis plusieurs mois. J’avais un job de vendeuse à côté, je suis désormais en RHT. Et mon stage, que j’effectue parallèlement à mes études, se déroule uniquement en télétravail. Mon écran d’ordinateur, je ne peux plus le voir.» Souvent, Alicia a pensé à tout arrêter. Le lien très fort qu’elle entretient avec sa sœur lui a évité, pour l’heure, de sauter le pas.
Pour Régis Bürki, membre du comité de l’AGEF (Association Générale des Étudiants de Fribourg) et co-responsable de la faculté des sciences et médecine, la situation s’est péjorée depuis l’automne. «Il y a un an, lorsqu’il a fallu tout organiser à distance, les étudiants ont pris leurs marques et plutôt bien géré cela. L’ambiance n’en a pas trop pâti. Mais depuis la rentrée de septembre, la lassitude gagne peu à peu du terrain, on sent que beaucoup sont à bout.» Le fait de n'avoir aucun exutoire rend certaines situations extrêmement tendues. Avant le début de la crise, Alicia se rendait dans une salle de sport 2 à 3 fois par semaine, pour évacuer le stress. «Je ne comprends plus rien aux décisions politiques, elles n’ont pas de sens! C’est cruel de nous priver ainsi d’activités sportives, de spectacles, de cinéma. Et pendant ce temps, on est les uns sur les autres dans les bus. Ça me rend folle.»
Des décrochages qui inquiètent
Emilie*, 24 ans, refait actuellement sa première année de HEC à l’Université de Lausanne. Désorientée, elle avoue avoir perdu toute motivation au fil des journées monotones qui s’enchaînent. «Je n’ai qu’un seul contact à l’Uni, et encore. J’ai la chance d’habiter avec ma famille, c’est ma seule source de réconfort depuis bientôt un an.» Entre deux cours suivis à distance, Emilie se pose beaucoup de questions sur son parcours, son futur. Et redoute énormément la suite: «On ne sait pas ce qui va se passer. Tellement d’étudiants ont déjà lâché! J’ai vraiment peur de décrocher, je ne m’imagine pas tenir ainsi jusqu’en juin.» Sa chambre, qu’elle considère désormais comme une prison, lui donne le vertige. «J’ai essayé d’aller étudier à la bibliothèque, mais ce n’est pas possible. Il faut faire la file depuis 6h40 pour espérer avoir une place. Et étant donné que je ne connais pas d’autres étudiants, cela ne m’aide vraiment pas à créer des liens, au contraire. Je me sens encore plus seule.»
Les jobs d’étudiants (vendeurs, serveurs, remplaçants dans les écoles, etc.) ont été durement impactés par la pandémie. Dès lors, certains se retrouvent à devoir gérer un stress financier important, craignant de ne pouvoir boucler le mois. Le fonds de soutien de la FAE (Fédération des Associations d’Etudiants de Lausanne) a connu un pic de sollicitations en septembre 2020. «Les cas que l’on traite sont souvent très compliqués, observe Hannah Wonta, secrétaire générale. J’ai le sentiment que les personnes précarisées le sont d’autant plus avec la crise. Les étudiants qui ont perdu leur travail et n’ont pas de soutien sont dans des situations très préoccupantes.»
Si elle refuse de qualifier sa situation financière de précaire, Alicia craint tout de même chaque fin de mois. «C’est très compliqué de toucher une bourse, surtout lorsqu'on a des parents qui travaillent. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’ils aident leurs enfants... Avec ma sœur, nous ne sommes jamais dans la bonne tranche: on a appris à se débrouiller toutes seules. Mais un petit grain de sable peut vite remettre le système en question...» Pour Emilie, l’argent pose également problème au quotidien.
Une première année tourmentée
Alors qu’il est compliqué de gérer une année universitaire à distance lorsqu'on a déjà commencé son cursus, la tâche se révèle encore plus corsée quand on débute tout juste ses études. Camille* a fait sa rentrée universitaire en septembre 2020. Après quelques semaines, à peine, de cours en présentiel, la jeune étudiante en sciences pharmaceutiques a dû se résigner à rester isolée dans son petit studio. La fermeture des bibliothèques et des salles de lecture a été difficile à vivre pour elle. «J’ai failli tout arrêter, moralement, ça n’allait pas du tout. Je n’arrivais plus à me lever, à garder le moindre rythme. J’ai écrit un message SOS à mes amis, en leur disant que ça n’était pas possible pour moi d’étudier dans ces conditions. L’un d’eux m’a proposé que l’on se connecte et que l’on garde nos caméras allumées durant toute la journée. Et ça a tout changé: on ne se parlait même pas, mais sa présence m’a redonné de la force. Je trouve vraiment dommage que l’Université ne mette pas en place de tels services, ne fasse rien qui aille dans ce sens.»
Si les étudiants de la volée de Camille communiquent quelques fois via WhatsApp lors d’échanges «froids et informatifs», l’étudiante déplore le manque d’interactions du département. «Aucun prof ne prend contact, le directeur de filière est aux abonnés absents. On se sent tous perdus, inexistants.»
Selon Camille, la crise a fait flamber le nombre de personnes anxieuses. «Beaucoup ne sortent plus du tout, n’ont que des contacts virtuels et sont dans une détresse énorme. On doit se débrouiller seul, tout faire de notre côté. L’Uni, ça ne fait plus du tout rêver...» Pour la Neuchâteloise, les filières devraient tout faire pour améliorer les relations entre étudiants, surtout lorsqu’il s’agit de nouveaux venus. «Il faudrait créer de petits groupes de travail, je ne comprends pas pourquoi cela ne se met pas en place...» Si, dans les universités romandes, la première consultation psychologique est souvent offerte, ces dernières n’ont souvent pas organisé de mesures spécifiques pour venir en aide aux étudiants.
Et le climat s’envenime encore lorsqu’il est question des examens, comme en témoigne l’expérience de Régis Bürki. «En médecine, le département a décidé de maintenir ces derniers en présentiel pour janvier-février 2021. Cela nous a immédiatement alertés, cette stratégie nous semblant bien trop risquée. Deux semaines avant la session, on nous a annoncé que tous les examens étaient annulés. Cela met plusieurs centaines d’élèves dans une situation très compliquée, puisqu’ils vont se retrouver avec une session à 60 crédits au mois de juin, ce qui est vraiment gigantesque.» Le jeune homme déplore le manque de discussion, d’empathie. «Les e-mails que l’on reçoit sont toujours informatifs, très froids. On nous demande d’accepter les décisions prises sans que l’on ait notre mot à dire. Ce manque de tact nous tire vraiment vers le bas.»
Bianca*, 23 ans, vient tout juste de débuter un master à Lugano. Et elle revit à nouveau, après avoir terminé son bachelor à Lausanne dans la douleur. «Il n’y a eu zéro empathie de la part de ma faculté, c’était vraiment déplorable, témoigne-t-elle, encore énervée au moment de revenir sur ces faits. Comme des dizaines d’étudiants, j’ai failli perdre un semestre, car il était impossible de déplacer un examen. Cela m’a rendu folle.»
Le cas de la jeune femme n’est pas isolé: les témoignages recueillis concordent à dire que les examens à distance génèrent énormément de stress supplémentaire. Certains doivent se concentrer alors que leur petit frère pleure dans la pièce d’à côté, d’autres ont des travaux dans leur immeuble ou connaissent des problèmes de connexion. «Il y a eu un manque d’adaptation, constate Hannah Wonta. Le fait de ne pas être dans un environnement propice à la réflexion n’a pas été pris en compte par la plupart des professeurs. Beaucoup craignent les tricheurs et ont décidé de rendre leurs tests beaucoup plus difficiles. Tout cela a généré énormément d’anxiété, alors que les examens sont déjà une situation stressante en tant que telle.»
#étudiantsfantômes
La colère, certains l’éprouvent également vis-à-vis des politiciens. Même si elle est consciente de ne pas être «dans une situation de vie ou de mort», Camille aimerait être davantage prise en compte. «On ne parle jamais du sort des hautes écoles lors des séances du Conseil fédéral, comme si l’on n’existait pas, déplore-t-elle. On pense beaucoup aux aînés, ce qui est tout à fait normal. Mais on oublie que les jeunes sont beaucoup à souffrir, à avoir besoin d’explications. J’ai le sentiment d’appartenir à une génération sacrifiée. On a tiré un trait sur toutes les belles choses qui font partie de la jeunesse. On a fait cela très volontiers durant près d’un an, mais cela commence à peser sur le moral. Cette crise aura de graves répercussions sur la santé mentale des jeunes.»
En France, le hashtag #étudiantsfantômes a contribué à médiatiser la problématique. «Les étudiants partent en dépression, ne suivent pas les cours à distance, il y a un décrochage scolaire énorme, il y en a même qui pensent au suicide, mais on est moins importants qu’une remontée mécanique au ski», déplorait Adil sur Twitter. «Je n’ai pas le sentiment que notre souffrance soit passée sous silence, il me semble qu'on est plutôt bien pris en compte au niveau fédéral, tempère Régis Bürki. Mais je comprends ce sentiment de révolte, car avec cette crise, chacun se sent mis de côté.»
Dans de telles conditions, comment envisager un avenir serein, un futur plus lumineux? Beaucoup n’y parviennent pas, à l’instar de Marion, qui se bat pour «rester dans la course»: «Dans les médias, on est bombardé par des informations toutes plus pessimistes les unes que les autres, on nous parle de chômage, de dette, de précarité à longueur de journée. Tous les jours, je me demande si ce que j’étudie a encore un sens.»
Le climat pesant met à mal les plans de carrière et les rêves. «Depuis quelques années, le marché du travail rendait déjà les diplômés anxieux, analyse Hannah Wonta. Mais ce sentiment anxiogène s’est décuplé. On avance tous au jour le jour, dans l’attente des annonces du Conseil fédéral. Cette incertitude est difficile à gérer.» Si Marion n’a pas encore arrêté sa décision, elle envisage de changer totalement de trajectoire, de quitter les bancs de l’uni pour travailler la terre. «Je me laisse encore un semestre pour voir», dit-elle, avec une pointe d’espoir dans la voix. Six mois… et après?
«Depuis janvier, le nombre de consultations a énormément augmenté»
Pierre Moiroud, chef du Pôle Santé et spécialiste en psychothérapie à l’Université de Genève, répond à nos questions.
FEMINA Le nombre de consultations au Pôle Santé a-t-il augmenté?
Pierre Moiroud Lorsque le semi-confinement a commencé, au printemps 2020, on n’a pas été beaucoup plus sollicité. Les étudiants ont plutôt bien vécu ce premier cap. Il commençait à faire beau, l’été allait bientôt être là, il y avait le sentiment de vivre quelque chose d’inédit et de temporaire. De plus, l’Université de Genève avait alors pris des décisions très favorables: aucun examen échoué n’a été comptabilisé comme un échec, les étudiants ne passaient que les examens qu’ils souhaitaient. La rentrée de septembre a compliqué les choses: les cours ont rapidement été donnés uniquement à distance, tout comme les examens.
Nous n’avons pas été beaucoup plus sollicités durant l’automne 2020, le chiffre de 300 demandes est resté stable entre 2019 et 2020. Mais il faut bien se rendre compte que l’on ne s’adressait pas au même nombre d’étudiants, car beaucoup d’entre eux ont quitté Genève pour retourner dans leur famille. On estime ce chiffre à 40%, ce qui signifie qu'on ne prenait plus 20’000 étudiants en compte, mais 12’000 étudiants. Proportionnellement, le nombre d’étudiants faisant appel au Pôle Santé a donc bien augmenté.
Et les choses se sont encore compliquées à la fin de l’année 2020...
Effectivement. Les restaurants et les bars ont fermé aux alentours du 15 décembre. Jusqu’à cette échéance, les universitaires pouvaient encore entretenir une certaine vie sociale. C’est à partir de là que la situation s’est vraiment péjorée. Depuis janvier 2021, on constate une augmentation énorme des demandes de consultations. Habituellement, c’est une période calme pour notre service, entre Noël et la rentrée du semestre de printemps, mi-février.
Qui sont les étudiants qui vous sollicitent?
Ce sont essentiellement des étudiants qui ne sont pas rentrés chez eux, qui sont souvent isolés à Genève. Ils se plaignent de ne pas pouvoir s’organiser pour travailler. Dans la majorité des cas, ces jeunes adultes étaient auparavant ultra occupés: ils allaient en cours, révisaient, rencontraient d’autres jeunes, avaient un job à côté de leurs études… Le fait de ne plus pouvoir se réunir, travailler, est mal vécu. Beaucoup se plaignent de n’avoir rien à faire, plus aucune motivation, d’avoir des difficultés à se lever et à garder un rythme. Ils se mettent alors à procrastiner, à tout remettre au lendemain. Cela génère une désorganisation très importante.
Comment cela se passe-t-il pour les étudiants de première année?
C’est vraiment compliqué, car ils n’ont, pour la plupart, pas du tout eu le temps de créer des contacts avec d’autres étudiants, de construire un réseau social. Ils se sentent très isolés.
Le décrochage est-il un phénomène déjà visible?
Nous n’avons pas encore de chiffres pour le quantifier. Mais de nombreux étudiants nous appellent en nous disant qu’ils se posent des questions et remettent en question la poursuite de leurs études. On essaie de les encadrer au mieux, d’aménager leurs plans d’études.
Financièrement, les universitaires sont-ils sous pression?
Se retrouver du jour au lendemain sans ressource financière a été un véritable choc. Les jobs étudiants ont été parmi les premiers à être sacrifiés. Grâce à l’Université de Genève et aux donateurs privés, des fonds conséquents ont pu être levés rapidement: le montant des aides a triplé. Il a fallu intervenir très vite pour compenser certaines pertes d’emploi et ne pas laisser quelqu'un dans une situation de précarité. De plus, l’Université de Genève a un dispositif unique d'exonération des taxes. Beaucoup font appel à ce dernier.
De nombreux étudiants souffrent du manque d’empathie, d’encouragement et de présence de la part de leurs professeurs et facultés. Comment expliquez-vous cela?
C’est un souci, effectivement. Des études conduites au sein de l’Université ont démontré que certains se sentaient laissés pour compte. Le fait que tout soit à distance est compliqué à gérer, certains ont le sentiment d’être lâchés par les enseignants. Le problème, c’est que le confinement a également impacté tous les professeurs: ils ont dû se former, mettre tous leurs cours en ligne, revoir leur système d’évaluation, etc. Ils ne disposent pas de beaucoup de temps.
Quels conseils pratiques pouvez-vous apporter à celles et ceux qui souffrent?
On essaie de leur faire prendre conscience que l’on traverse un moment de crise et qu’ils ont déjà fait preuve de beaucoup de résilience jusqu’ici. L’idéal serait de pouvoir se concentrer sur le moment présent, sur ce qui se passe maintenant, sans chercher à aller plus loin, à anticiper. Les étudiants qui ont du mal à se concentrer et à s’organiser ont tendance à vouloir absolument tout contrôler. Mais on ne peut rien anticiper dans cette situation, les choses évoluent d’un jour à l’autre.
Reprendre les cours en présentiel, est-ce la clé pour redonner espoir aux étudiants?
C’est en tout cas fort souhaitable, oui. Il faudrait que les étudiants puissent, au plus vite, revenir à l’Université. Tout le monde est demandeur, les enseignants également. A l’Université, on est dans une dynamique de campus qui n’existe plus depuis un an. On en souffre tous. En France, plusieurs responsables d’universités ont publié une tribune insistant sur le fait que «la place des étudiants n’est pas aux Restos du cœur, mais au resto universitaire». Ils ont parfaitement raison. Plus vite on pourra revenir en présentiel, mieux ce sera.
* Les prénoms des étudiantes interrogées ont tous été modifiés.
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