Coronavirus
Réussir son confinement, la nouvelle injonction sociale
Après votre famille, votre couple, votre forme physique et votre carrière, il vous faut maintenant réussir votre confinement. Oui, Madame.
Comment? C’est très simple, il vous suffit de suivre les injonctions formulées sous forme de conseils, exemples vécus, recettes, tutos et autres modes d’emploi copieusement déversés sur les sites d’info et les réseaux sociaux depuis mi-mars 2020. En substance, vous dit-on, vous n’avez qu’à faire comme d’habitude, mais en mieux, en plus efficace, en plus zen et, surtout, en casant plein de petites activités supplémentaires pour ne pas laisser de blancs dans votre horaire.
Le farniente? C’est mal vu!
En gros, donc, pour éviter la loose, vous devez suivre votre programme normal et y ajouter quelques ingrédients spécial confinement. Parmi ceux-ci: innover en cuisine, faire ses pâtes et son pain maison (même s’il devient compliqué de trouver de la levure!); se remettre à la lecture (grâce à quoi on échappe aux enfants qui mettent le bazar…); suivre des cours en ligne (langues, guitare, danse, piano, chant, zumba, yoga, Pilates, exercices cardio ou macramé… faites votre choix); animer les ateliers dessins-bricolages avec ses petits (mais seulement quand on a fini de leur faire répéter leur voc d’allemand); visiter des musées virtuels; lancer des WhatsApéro avec les potes (en n’oubliant pas que les cocktails sans alcool, ça existe); maintenir, voire renforcer, les liens avec des proches eux aussi confinés (on n’y aurait pas pensé…); se la jouer Marie Kondo et faire du nettoyage par le vide ou encore préparer ses produits ménagers maison… le tout en postant, évidemment, des images rigolotes et lumineuses de votre quarantaine sur les réseaux –
Une vision caricaturale (et inaccessible!) de ce qu’est un confinement réussi? Certes, mais une vision parfaitement logique, note le sociologue Gianni Haver. Professeur à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne, il explique:
«Nous vivons dans une société basée sur la performance et le travail. Or, cette inactivité forcée nous prive d’un élément sur lequel nous avons construit notre identité et, du coup, nous nous inventons toute une série d’obligations pour pouvoir nous dire:
Même si le repos et le farniente sont indispensables, ils restent souvent mal vus et notre modèle sociétal valorise très peu la logique contemplative, au point que même l’inactivité devient performance. Si on veut juste contempler la nature, par exemple, il est plus acceptable de le faire en courant ou pendant une balade ski de fond!»
Combler les temps morts
Olivier Glassey, sociologue et maître d’enseignement et de recherche à l’Institut des sciences sociales à l’UNIL, ajoute:
Bien que nous soyons drillés depuis des années à meubler les temps morts par de micro-activités, ne serait-ce que consulter notre smartphone, par exemple, personne n’était préparé à cette situation-là. Du coup, reprend-il, de nombreux experts, sans doute animés de bonnes intentions, se sont dit qu’il fallait aider les gens à combler ce vide temporel.
Là où ça devient délicat, c’est que tous ces conseils sont en effet autant d’injonctions à remplir ce moment un peu déstructuré qu’est le confinement et font souvent l’impasse sur le plus important: la nécessité pour chacun de prendre le temps de s’approprier cette période singulière avant d’essayer de performer.
Cela dit, nuance-t-il, je pense que la réalité du terrain, celle de la cuisine ou du salon, va prendre le dessus sur tous ces mots d’ordre. Même bienveillants, ils restent très théoriques dans la manière dont ils peuvent être mis en œuvre jour après jour.»
Partage et ouverture au monde
Voilà pour la pression exercée par les docteurs ès confinement accompli. Quid de celle des réseaux sociaux, où l’on voit tant d’images de réussite? Là encore, elle est cohérente, confirment les sociologues. «A vrai dire, on n’a pas attendu aujourd’hui et cette manière d’exister en ligne est complètement acquise depuis une vingtaine d’années. Le fait d’être coincé à la maison nous libère juste plus de temps pour opérer ces mises en scène de soi, indique Gianni Haver. Si je poste une vidéo super-sympa qui montre que je fais plein de choses, que je suis très inventif et que je ne m’abrutis pas devant ma TV en boulottant des chips, eh bien c’est aussi une manière de dire que je réussis mieux que d’autres mon confinement.
Quant à Olivier Glassey, qui y voit aussi une forme «d’ouverture sur le monde», il analyse ce pullulement de posts comme un moyen de se sentir moins seul. «A partir du moment où on partage ce qu’on fait, même si c’est quelque chose de trivial, on est dans la sociabilité – que ce soit publié en mode public ou réservé aux membres de sa famille.
Et on fait du mieux qu’on peut avec ce qu’on a. En l’occurrence, du temps – qu’on pourrait laisser filer sans rien faire, pour changer.