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Qu’est-ce qui fait courir les femmes?
En décembre 2014, la 37e édition de l’Escalade, l’une des courses les plus populaires de Suisse, battait son record de participation avec 36 697 inscrits. Parmi eux: 49,85% de femmes. «Dire qu’elles n’étaient que 12,7% en 1978, lors de la première édition!», s’exclamait «La Tribune de Genève». Cette année, qui sait, les participantes dépasseront peut-être la parité… Et il y a aussi toutes celles qui, sans se joindre à un rassemblement sportif, enfilent leurs chaussures de running dès qu’elles le peuvent. On pense à Cynthia, à Mary qui continue à courir depuis qu’elle vit à Londres, à Catherine… Bref, la Suisse se divise désormais entre celles et ceux qui courent – près d’une personne sur quatre selon le rapport «Sport Suisse 2014» de l’Office fédéral du sport – et les autres (dont, avouons-le, nous sommes).
C’est en 1977 que les femmes sont officiellement admises aux courses de Suisse. En 1973, la Bernoise Marijke Moser avait participé à Morat-Fribourg en s’inscrivant sous le faux nom de Markus Aebischer. Empêchée de terminer le parcours, elle prendra sa revanche quatre ans plus tard en devenant la première femme à remporter la course fribourgeoise. Depuis, non contentes de s’inscrire aux événements mixtes, les femmes sont toujours plus nombreuses à prendre part à des courses 100% féminines.
Une revanche féministe?
La plus importante du pays est le Frauenlauf de Berne – ou Course féminine suisse, selon son appellation officielle en français – dont la 29e édition se tiendra le 14 juin 2015. Forte de 2000 participantes lors de sa première édition, le Frauenlauf a fait du chemin, dépassant la barre symbolique des 15 000 inscrites en 2013 et devenant ainsi la cinquième course la plus importante du pays.
Mais ce n’est pas tout. En 2012 naissait la Montheysanne et, l’année dernière, la Walliser Frauenlauf, dont la 2e édition s’est tenue vendredi 29 mai 2015. A l’instar de nombre de courses américaines et européennes, la Montheysanne est née d’une volonté caritative: celle de lutter «contre l’isolement des femmes malades». Des ateliers-rencontres sont organisés et les bénéfices de la course sont intégralement reversés à la Ligue valaisanne contre le cancer. La fondatrice, Magaly Lambert, raconte avoir été inspirée par l’événement bernois, auquel elle avait participé quelques années plus tôt. «Je me souviens notamment d’une femme malvoyante qui courait avec sa guide. C’était une atmosphère solidaire et chaleureuse, vraiment formidable», se souvient-elle. Et d’évoquer combien l’avaient frappée, sur le parcours, les encouragements des proches, compagnons, enfants et amis.
Pour Mattia Piffaretti, psychologue du sport et consultant à Lausanne, ces courses réservées au sexe prétendu faible sont une «réponse claire» au sexisme qui a longtemps interdit aux femmes de courir. «Le message est limpide: elles peuvent faire du sport tout aussi intensément et passionnément que les hommes», résume-t-il. En même temps, le spécialiste constate que l’encouragement de la pratique d’un sport, quel qu’il soit, par les filles a encore des progrès à faire.
La course, revanche féministe? Sans doute un peu. Mais cela ne suffit évidemment pas à expliquer son succès. Un succès tel que certains événements se voient obligés d’instaurer un «numerus clausus». D’autres éléments entrent en ligne de compte, donc. D’abord, le running ne demande pas de capacité particulière – si ce n’est un peu de souffle et une bonne dose de persévérance. «Il suffit d’enfiler les chaussures de course et de filer une fois la porte franchie, souligne Jennifer Steiner, responsable de la communication pour le Frauenlauf de Berne. Pour la femme moderne, qui doit gérer vie de famille et carrière, courir est une manière efficace de faire du sport et donc de s’occuper de sa santé.»
On se prend au jeu
«Quand on leur parle de leurs motivations, le plus souvent, la relation au corps prime, indique Mattia Piffaretti. Les runneuses veulent se le réapproprier, ont le plaisir de le voir se modifier. Le contrôle du poids sert fréquemment de déclencheur mais, avec la progression, les bénéfices vont bien au-delà des aspects esthétiques. Elles se prennent au jeu, vont se poser des objectifs plus ambitieux. Les sensations positives et la sécrétion d’endorphines finissent par les rendre adeptes», conclut le psychologue du sport.
Nisa Camelo court depuis qu’elle a 13 ans. La Genevoise en a aujourd’hui 33 et préside le club d’Athlétisme Viseu Genève. Enseignante spécialisée, elle pratique la course toute l’année, cinq ou six fois par semaine. Et encourage ses collègues à s’y mettre. «Quand je vois qu’elles s’améliorent et commencent à s’amuser, je trouve ça très touchant.»
Selon un sondage réalisé l’an dernier par le Frauenlauf, les participantes ont donné comme principales motivations le plaisir, les effets positifs de la course justifiant les efforts consentis, les bienfaits pour la santé et une compensation du stress du quotidien. Analyse de Jennifer Steiner: les objectifs de performance «entrent donc moins en ligne de compte que pour les hommes».
«Pour bien des femmes, complète Mattia Piffaretti, courir représente un moment rien qu’à elles, quasi sacré. Dans la société occidentale, la femme est de plus en plus exposée à la pression du multitasking. Elle doit gérer son couple, son travail, sa famille, ses activités annexes, poursuit-il. L’espace pour soi vient à manquer. Le moment de la course lui permet de se retrouver, de se consacrer à elle-même. Pour le bonheur de son entourage, car une femme bien dans ses baskets sera plus disponible.»
«Sur les plans financier et pratique, c’est ce qui se fait de mieux, sourit Magaly Lambert, fondatrice de la Montheysanne. Nous, les femmes, courons toute la journée. Eh bien, là, on a vraiment notre moment à nous.» Elle-même compare à un «passage à la machine à laver», un essorage qui la ressource, les moments qu’elle consacre à son sport détente. «Et si je ne cours pas, cela me manque.»
Même son de cloche chez Aria, trentenaire fribourgeoise qui s’est lancée il y a quelques mois, après avoir commencé la marche rapide moins de deux ans plus tôt. «Je voulais faire de l’exercice. Or le fitness, la gym, le sport en salle coûtent cher.» Désormais, Aria déteste les périodes de stress où le temps lui manque pour aller s’entraîner. «Quand je cours, je suis ultrahappy. Dès que j’arrête, je suis triste», résume-t-elle dans un petit sourire. Autre facteur qui fait d’elle une joggeuse typique: une fois par semaine, elle retrouve une amie pour courir. Le duo s’est offert un guide de randonnées et varie les plaisirs sur les chemins du canton. «C’est notre moment à nous, entre copines. Elle est plus forte que moi, mais elle s’adapte à mon rythme. Bon, on ne parle pas forcément, je dois ménager mon souffle!»
Running versus jogging
Comme bien d’autres femmes, c’est pour se remettre en forme et affiner sa silhouette que la Fribourgeoise a décidé de se lancer. Aujourd’hui, elle fait son jogging deux ou trois fois par semaine, au gré de son emploi du temps. «Je n’ai pas un programme absolument strict, mais je constate mes progrès et cela me motive.» Elle vise actuellement les cinq kilomètres et fait part de ses prouesses à des proches, eux aussi sportifs, par le biais d’une application sur son smartphone. «L’app me donne la distance que je parcours, le dénivelé, la vitesse, les calories que je brûle… En chemin, je prends des photos que je partage ensuite avec mon réseau sportif. L’application me permet aussi d’ajouter mes objectifs et de faire part de mes progrès. Elle t’indique quand tu as battu ton propre record, les autres te suivent et t’encouragent. Et cela me procure un grand sentiment de fierté.»
De la coureuse à la battante qui fonce dans une direction bien précise, le pas est vite franchi. Et l’image de la runneuse est désormais régulièrement utilisée à des fins de marketing. Courir, c’est cool: Stella McCartney, qui a commencé à dessiner des tenues pour Adidas il y a dix ans, l’a bien compris. Exit le jogging, perçu comme un sport «de vieux», fastidieux. Place au «running», ça change tout! «Les choses évoluent, commente la Genevoise Nisa Camelo. Les échauffements d’avant le départ sont désormais donnés en musique, avec un professeur de fitness par exemple. Il y a un côté ludique qui n’existait pas avant.»
«La course n’a cette image ennuyeuse que pour celles et ceux qui regardent la pratique sportive avec une distance passive», renchérit Mattia Piffaretti. Etre accusées de passivité, nous? Jamais! Il ne nous reste donc plus qu’à nous y mettre.
«L’inégalité entre les sexes commence très tôt»
Mattia Piffaretti, psychologue du sport, dirige le cabinet ACT Sport Consulting à Lausanne.
Nombre de coureuses commencent après la trentaine. Pourquoi?
Contrairement aux hommes, les femmes sont souvent restées inactives plusieurs années avant de se lancer. Le chemin vers l’activité physique maintenue à long terme doit donc passer par plusieurs étapes, de la phase de précontemplation à celles de contemplation et ensuite de préparation à l’exercice. J’y vois l’influence d’une inégalité qui commence très tôt, à l’école comme à la maison.
C’est-à-dire?
A l’école, on va valoriser, de façon inconsciente, le garçon dans la socialisation de l’activité physique. La fille, elle, a intérêt à être très douée dans un sport pour attirer l’attention. Pareil à la maison, où les parents passent plus d’heures avec les garçons qui font de l’exercice qu’avec les filles. Ces dernières vont abandonner, y compris le sport de compétition, plus tôt et bien plus souvent que les garçons. Un état de fait intégré de manière implicite par la femme. Ce n’est que plus tard qu’elle va prendre sur elle la responsabilité de reprendre une activité physique.
Est-ce si grave de découvrir le sport plus tard?
Cette découverte tardive a un revers: le risque d’addiction. Il s’agit d’une pathologie rare, mais qui touche certaines femmes à partir de la trentaine et qui s’inscrit dans la logique du manque d’estime de soi inculqué à l’école et à la maison. Changer cela représente un des grands défis de notre société. Une réflexion de fond sur le genre dans le sport est nécessaire.
Une popularité explosive
La progression du running est d’autant plus exceptionnelle qu’il ne se diffuse vraiment en Suisse que dans les années 1970, indique le sociologue Fabien Ohl, professeur à l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne. «La course devient alors une pratique sportive en soi. D’autres valeurs que la compétition traditionnelle s’y expriment. On pratique hors du stade, on s’approprie l’espace public. Si certains et certaines viennent pour gagner, la plupart viennent d’abord pour participer.» Ces nouvelles valeurs «émergent dans l’après-1968, dans une humeur anti-institutionnelle et une défiance envers les institutions sportives – lesquelles, dans un premier temps, ne prennent d’ailleurs pas ces courses au sérieux».
Et le sociologue de mentionner l’ouvrage «Les enfants d’Achille et de Nike: une ethnologie de la course à pied ordinaire» (Ed. Métailié, 1994), de l’ethnologue Martine Segalen – qui en mars dernier, à 75 ans, s’en revenait encore de plusieurs jours de marche dans le désert. Cette étude prouve que si cette pratique de masse plaît autant, c’est qu’elle «correspond à la fois à une reconquête du corps – on court pour soi et non pour un pays ou un record – à une reconquête de la ville – débarrassée de ses voitures lors des courses – mais aussi de la sociabilité. Avec, en prime, le sentiment que tous les coureurs sont égaux , même si les niveaux sont différents.»
En effet, selon notre expert, contrairement à d’autres sports, la course différencie peu les sexes et les âges. «La pratique est moins inféodée aux codes virils qui dominent de nombreuses autres disciplines, ce qui dévalorise moins les pratiques des femmes qui, elles, se soucient moins des classements.»
En savoir plus
Le Réseau suisse Santé et activité physique recommande de courir trois fois trente minutes par semaine. Mais mieux vaut débuter en douceur. Avant de se lancer, il est donc conseillé de se remettre au sport avec la marche ou la natation. Bonne nouvelle, enfin: les études les plus récentes affirment que quelques minutes de running par jour – hors pratique excessive, donc – suffisent à apporter un bénéfice notable...
A lire: «La course à pied au féminin», de Sophie Allard, Ed. La Presse, 2013.
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