trop inconfortable!
Mouvement No Bra: les poitrines se déconfinent
C’est avec ces propos que l’actrice Gillian Anderson a enflammé la Toile le 13 juillet dernier lors d’un live Instagram. Depuis le confinement, elle n’en porte plus, c’est bien «trop inconfortable», déclarait la comédienne. Ce choix de renoncer à porter un soutien-gorge, plus largement adopté par toute la communauté des «No Bra» (ndlr.: sans soutien-gorge) pour des raisons de confort tout autant que par revendications politiques, de plus en plus de femmes le font.
Briser les conventions sociales
Mais si certaines s’y sont mises durant le confinement, pas si simple de faire le pas de sortir dans l’espace public sans se plier à cette obligation muette de contraindre sa poitrine. «C’est un comportement socialement admis ou exigé d’en porter un. Même si cela devrait être un choix personnel, les femmes le font. Ne plus le faire, ça revient quand même un peu à briser une convention sociale. On peut se demander si elles vont oser franchir le pas lors d’un retour au travail», s’interroge Isabelle Zinn, sociologue à l’Université de Lausanne. Car celles qui osent se heurtent encore aujourd’hui à des réactions d’un autre âge. Comme cette collégienne fribourgeoise qui s’est fait sortir de classe par son professeur en février dernier juste parce qu’elle ne portait pas de soutien-gorge. Ou cette présentatrice de JT française qui s’est vu reprocher son manque de professionnalisme parce qu’on pouvait apercevoir ses tétons sous sa robe à l’antenne en 2013. En huit ans, les choses n’ont pas l’air d’avoir beaucoup changé sur le front des seins féminins, il n’y a qu’à voir ces jours le tollé provoqué par la censure Instagram de l’affiche du dernier film d’Almodóvar, Madres Paralelas, dévoilant une goutte de lait coulant d’un téton.
Quoi qu’il en soit, si le No Bra a été boosté pendant le confinement, il met en tous les cas en lumière les limites de la liberté vestimentaire des femmes dans la société, avec une hypersexualisation des poitrines, et plus particulièrement des tétons, qui reste socialement bien ancrée. «Il y a une certaine administration et un contrôle du corps des femmes.
Cela peut être vécu par les femmes comme une emprise sur leur corps», ajoute Isabelle Zinn.
Une emprise dont une jeune femme sur six de moins de 25 ans se serait libérée en France selon un sondage IFOP mené en été 2020. Le même sondage révélait en revanche que seules 14% des femmes allaient travailler sans, alors qu’en télétravail elles étaient 50% à le laisser tomber pour plus de confort. Si en Suisse de tels chiffres n’existent pas, les femmes qui se donnent le droit de se libérer des bretelles qui tombent ou des armatures qui oppressent le font savoir. De retour au travail, à l’école ou dans l’espace public, elles témoignent de leurs choix du No Bra.
No Bra à l'école
Qu’en est-il de l’absence du soutien-gorge dans le cadre scolaire? Certains établissements imposent une «tenue correcte». Le cycle de Gampel, dans le Haut-Valais, a fixé un code vestimentaire strict pour ses élèves dès la rentrée: exit les crop tops, les leggings et les mini-shorts. On se souvient de la polémique des t-shirts de la honte à Genève en 2020, ou encore de cette collégienne fribourgeoise convoquée par un prof en janvier 2021 parce qu’elle ne portait pas de soutien-gorge. Des règlements souvent adressés uniquement aux filles.
Ce n’est pas le cas dans l’école de Clea. La prof de 28 ans enseigne en secondaire I près de Vevey. «Notre directrice a aboli le dress code, et le corps enseignant a la consigne de ne pas faire de remarques sur l’habillement d’un élève.» Une règle qui plaît à la jeune femme, dont l’absence du soutien-gorge à l’école est le cheval de bataille. «Je n’en mets plus depuis 2016. Le mouvement body positive de l’acceptation des corps a opéré une prise de conscience sur moi.»
Pas facile tous les jours pour Clea. Si elle préfère la forme de ses seins enfermés dans un soutien-gorge, comme le lui a appris la société, la jeune femme fait passer ses convictions avant tout. «On m’a dit que je devrais en mettre pour enseigner, confie Clea, mais ces injonctions provoquent l’effet inverse.»
Quant à Eva, 17 ans, elle a aussi fait l’objet de commentaires. En cours, de la part d’une prof, parce qu’elle portait un crop top décolleté. Trop indécent, surtout sans soutien-gorge. Etudiante en dernière année de gymnase à Lausanne, la jeune femme a abandonné le soutien-gorge. Pareil pour toutes ses copines féministes. «J’ai commencé à moins en porter depuis que j’ai découvert le militantisme, puis plus du tout. Avec mes amies, aujourd’hui, on accepte nos seins comme ils sont. Je me suis aussi aperçue que j’étais plus à l’aise sans.» Eva admet que les adhérentes au No Bra sur les réseaux sociaux font un travail positif de sensibilisation en faveur de la libération des femmes. Un mouvement qui séduit de plus en plus.
No Bra dans l’espace public
Se balader sans soutien-gorge, sortir le soir sans armature devrait être un acte normal et accepté. Les moments de détente devraient pouvoir autoriser la liberté de mouvement des seins et des tétons. Dans les faits, les choses ne sont pas si simples. Le frein n’est ni physique ni esthétique mais social. Voir des poitrines libres est encore mal considéré dans la société. Selon un sondage organisé en France, 20% des personnes interrogées considèrent qu’apercevoir un sein sous un t-shirt devrait être admis comme une circonstance atténuante en cas d’agression sexuelle.
Caroline, 43 ans, danseuse, raconte. «J’ai brûlé mon soutien-gorge il y a quelques années déjà. Je m’y suis mise au début à mon travail, puis petit à petit, à la ville.
Comme j’ai des tétons très visibles, j’ai parfois des regards un peu lourds. Pour sortir, je m’interdis certains vêtements. Des chemisiers blancs oui, mais avec des poches, pas de bleu clair ou de hauts clairs et moulants. Dans le milieu artistique et culturel, ne plus porter de soutien-gorge est devenu la norme, je n’ai donc jamais vécu de remarques déplacées.» Maryam, 27 ans, responsable d’un lieu public, a renoncé depuis un moment à soutenir sa poitrine autrement que par elle-même ou par une très fine bretelle. «Il faut assumer, tout le monde n’ose pas. Oui, il y a des personnes qui regardent mais ça ne me dérange pas. Je travaille dans un lieu public, je suis derrière un bar, mais je ne me suis jamais retrouvée en situation difficile.»
No Bra au travail
Ne pas porter de soutien-gorge au travail nuit-il à la bienséance? Marine, quarantenaire active dans le domaine événementiel, en a fait la cruelle expérience son premier jour à la cafétéria: «En télétravail, j’ai découvert la liberté de ne plus être contrainte avec une pièce de tissu que je n’ai jamais vraiment trouvé confortable. A la maison, personne n’était là pour me juger si mes seins se voyaient en transparence sous mon t-shirt ou s’ils pendaient un peu plus que normalement. J’appréhendais un peu de retourner au bureau sans en porter, mais c’est pourtant ce que j’ai fait, la poitrine libre sous un chemisier assez large.»
Pour celles qui, comme Marine, ne se sentent pas encore à l’aise, plusieurs stratégies se dessinent. Soit elles optent bon gré mal gré pour un modèle simple, pratique, sans couture ni armatures. «C’est moins pire, ajoute Sophie, collègue de Marine, qui ne le laisse définitivement dans son tiroir que les jours où elle télétravaille. C’est la punition quand je dois en remettre un. Dès que j’arrive à la maison, je l’enlève.»
Et puis il y a celles qui ont définitivement fait le pas du No Bra, à l’instar de Katia, la petite quarantaine qui travaille dans un cabinet d’avocats: «Je n’en avais pas vraiment besoin et ça m’embêtait d’avoir les bretelles qui tombent, donc j’ai arrêté, tout simplement… Je mets toujours un débardeur dessous, donc on ne voit rien. Enfin, je crois. Je ne me pose plus la question en fait. Et si vraiment je mets un chemisier qui pourrait laisser voir ce qu’on n’a pas le droit de montrer, je m’inflige un soutien-gorge sans armature pour une journée.» Anne, 56 ans, n’en porte plus depuis dix-sept ans, pour des raisons de santé et de confort: «Ça ne m’a jamais posé de problème, je travaille en radiologie, donc je porte uniquement la tunique. Engagée en politique et depuis quatre ans siégeant au Conseil communal de Lausanne, je n’ai jamais été confrontée à des remarques dans ce milieu, et je ne m’habille pas spécialement pour y aller. Je n’y fais plus attention et j’assume. Je ne me reverrais pas en porter.»
Virée pour ne pas porter de soutien-gorge
Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est arrivé à Ophélie. La jeune femme de 25 ans était serveuse dans un établissement public valaisan. «J’y travaillais à plein temps en été 2019. Un restaurant alternatif et familial. Au moment de mon engagement, j’avais un gros pull et la patronne n’a pas remarqué que je ne portais pas de soutien-gorge.» Ophélie a abandonné ce sous-vêtement depuis ses 17 ans. «Pour l’inconfort. Chez moi, je n’en portais jamais. Voir des femmes sans soutien-gorge à l’extérieur m’a convaincue, ça a été une libération.» Au moment de son engagement, la question du dress code ne se pose pas.
Puis vient l’été. Ophélie travaille en débardeur dans une ambiance décontractée. Après quelques jours, la situation se gâte. «Mon employeuse me dit que ce n’était pas possible, que je dois porter un soutien-gorge. Je suis choquée. En plus, mes seins sont menus et ronds. Sous mes tops, ni décolletés ni transparents, ça ne se voit pas.» L’argument de la patronne? Les clients ne seraient pas prêts. Ophélie a besoin d’argent, elle cède à la pression. «J’ai porté un soutien-gorge pendant deux mois. Chaque matin, l’idée de m’engoncer dans ce bout de tissu m’angoissait. Comme le job se passait bien, j’ai arrêté.» L’employeuse d’Ophélie est en colère.
«Je n’y suis pas retournée. Je ne pouvais pas continuer à travailler pour une personne qui profite d’un rapport de force pour modifier mon corps. C’est clair: je n’étais pas considérée comme un être humain.» Pour le restaurant, c’est un abandon de poste. Ophélie a dû se battre pour obtenir son salaire au complet. Cette expérience a laissé un goût amer à la jeune femme. «Mes autres employeurs ne m’ont jamais rien dit. Finalement je n’ai jamais compris quel était le problème», regrette Ophélie.
Peut-on être licenciée pour ne pas porter de soutien-gorge au travail?
La réponse de l'avocate Marie Moeschler, employée du syndicat Unia
«Cette question précise n’a jamais été traitée par la jurisprudence, à mon sens. Cependant, je présume que des jugements seront rendus dans les années à venir, puisque la société semble décidée à vouloir juger le corps des femmes.» Selon la spécialiste, licencier une employée qui ne porte pas de soutien-gorge sur son lieu de travail viole plusieurs normes juridiques. A commencer par l’article 328 du code des obligations, au sujet de la protection de la personnalité. «Sur cette base légale, le harcèlement sexuel, les discriminations fondées sur le sexe, les atteintes à l’intégrité personnelle et à la personnalité sont interdits, énumère Marie Moeschler. Ces règles sont complétées par la loi sur l’égalité, dont l’article 3 précise: il est proscrit de discriminer les collaborateurs à raison du sexe, directement ou indirectement.»
Quant à la loi sur le travail, l’article 6 oblige l’employeur à prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger l’intégrité personnelle de l’employé.e. «S’il y a discrimination ou harcèlement, et que la collaboratrice-victime se fait licencier précisément pour cette raison, il y a licenciement abusif au sens des articles 336 et suivants du code des obligations», affirme Marie Moeschler. Elle explique que, dans un tel cas, l’employée peut faire opposition à son licenciement abusif dans le temps du délai de résiliation. «Comme il est difficile de prouver les discriminations de genre, la loi sur l'égalité prévoit un allègement du fardeau de preuve, poursuit l’experte. La discrimination est présumée et la personne qui s’en prévaut doit uniquement la rendre vraisemblable.»
Le No Bra au fil du temps
1889: Invention du soutien-gorge par Herminie Cadolle. Ouvrière corsetière, féministe engagée, elle veut libérer les femmes de la prison du corset. Présente le «corselet-gorge» à l’Exposition universelle à Paris. Son invention côtoie la tour Eiffel et aura la même longévité. Herminie brevette son invention, ouvre un atelier, emploie 200 femmes. Sa marque, la «Maison Cadolle» existe encore aujourd’hui.
1968: Même si l’histoire de femmes brûlant leurs soutiens-gorge tient plus de la légende urbaine que de l’action collective, le symbole flambe dans le monde entier et influence les mentalités.
1970: Début du topless sur les plages françaises.
1990: Invention du push-up, la «recorsettisation» du corps féminin. Les wonderbra s’imposent partout ainsi que les seins en demi-pomme, haut perchés et fermes.
2013: Publication d’une étude portant sur 25 ans et 320 femmes par le professeur Jean-Denis Rouillon, qui montre que pour les 18-35 ans, le mamelon No Bra est remonté de 7 mm en une année.
2018: Emergence de hashtags, dont #nobrachallenge.
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