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Marina Carrère d’Encausse: ex-garçon manqué
Je n’ai gardé aucun souvenir antérieur à mes 9 ou 10 ans. Tout semble s’être effacé. Sans doute l’une des conséquences du grave accident de voiture que j’ai eu à 24 ans et qui m’a laissée plusieurs heures dans le coma.» Pudeur ou protection contre les questions intrusives? Marina Carrère d’Encausse, 53 ans, fille de l’académicienne Hélène Carrère d’Encausse (ndlr: historienne française spécialiste de la Russie), se drape dans son élégance naturelle. On imagine qu’il n’a pas été facile de se construire et de s’émanciper face à un monstre du savoir.
Sourire chaleureux, poignée de main ferme, blondeur lumineuse qui auréole son visage apparemment serein, la médecin journaliste impressionne. Cadette d’une fratrie de trois, elle raconte: «J’ai passé beaucoup de temps entre ma mère, mon frère Emmanuel (ndlr: écrivain reconnu, auteur notamment du «Royaume») de quatre ans mon aîné, et ma sœur Nathalie, aujourd’hui avocate, qui a deux ans de plus que moi. Mon père, Louis Edouard Carrère, était assureur, donc très souvent en voyage. Alors nous, ses enfants, le connaissions moins. En fait, je ne suis pas nostalgique de mon enfance, car même si j’avais des parents très aimants, moi je ne m’aimais pas. J’ai toujours été complexée, en manque de confiance en moi. Et cela dure encore aujourd’hui! En fait, j’étais un vrai garçon manqué.»
La famille habitait un grand appartement à Paris. «Rien de démesuré, j’ai partagé ma chambre avec ma sœur jusqu’à 12 ans. Mon frère logeait dans une chambre de bonne tout en haut. Je me souviens du mange-disque et de nos jouets. Tous les dimanches, avec Nathalie, nous changions nos lits et nos bureaux de place. Nous avions besoin de mouvement.» Les posters sont venus à l’adolescence. «Ma sœur affichait des chevaux, moi des danseuses style David Hamilton, puis j’ai accroché Borg et Connors, mes idoles. Je répétais à ma mère: «Je serai championne de tennis, je veux être Chris Evert-Lloyd! Elle me répondait d’un air distrait: «C’est très bien. Passe d’abord ton bac.»
Petits-déjeuners au lit
Comme le lycée l’ennuyait, Marina cherchait une échappatoire. «Je faisais du patin à roulettes dans les corridors pendant que mon frère, en parfait chouchou, lisait tout le temps.» Marina se souvient avoir vu sa mère travailler dur: «Elle a mis du temps pour avoir du succès. Pourtant, le matin, elle détestait se lever. «Si vous n’allez pas à l’école, vous aurez droit au petit-déjeuner au lit», nous susurrait-elle. On ne se faisait pas prier!» A ce régime, à 13 ans, Marina n’avait suivi aucun cours... d’histoire.
«Ma mère savait stimuler notre inventivité. A Paris, il nous arrivait souvent de nous asseoir à une table de café et nous jouions avec elle à imaginer la vie des passants. J’ai usé du même procédé avec mes trois enfants, Thibaud, Lara et Hugo.» Au lycée, Marina avoue n’avoir pas été une élève brillante. «Je ne faisais rien, mais maman ne m’a jamais forcée à étudier.» Pourtant, alors que son frère et sa sœur ont fait des bacs littéraires, elle est la seule à réussir un bac scientifique, à 18 ans. «Moi j’aurais voulu m’inscrire en sciences politiques, mais ma mère y enseignait… Quand des copains se sont dirigés vers la médecine, je les ai suivis. Sans grande conviction. Il a fallu que j’aie cet accident de voiture terrible et que je me retrouve à la place du patient, en état de survie, pour que cela change ma vision des choses.» Elle plonge un instant dans le silence, boit un verre d’eau. Comme pour repousser le moment fatidique du récit de l’embardée. On ne la brusquera pas.
Si sa mère, très brillante, a «toujours pris toute la place», qu’en est-il de sa relation avec son père qui, justement, était au volant de la voiture ce funeste 30 mars 1986? «Il était un peu effacé, discret, dans l’ombre de ma mère, mais plus sévère qu’elle avec nous. Il m’a transmis son côté terroir et épicurien.» Sa famille, de tradition bordelaise et bourgeoise, comprenait tout un panel de musiciens, de chasseurs et de pêcheurs. «Mon grand-père paternel était violoniste et s’est produit au Théâtre de Bordeaux, ma grand-mère était pianiste. Or nous écoutions très peu de musique à la maison. Mais nous avions une grosse radio. Il arrivait à mon père de chanter, ce qui énervait ma mère, se souvient-elle en riant. C’est grâce à lui que j’aime aussi bien le classique que les variétés, comme Ferrat, Aznavour ou Bénabar. L’un de mes grands regrets? N’avoir jamais appris le piano. C’est Thibaud, mon aîné de 26 ans, qui a réalisé mon rêve. Mon père était pudique. Il l’est toujours, d’ailleurs. Toute sa vie, il a vouvoyé mes amis.» Elle sourit à cette évocation.
«Le goût de lire, c’est maman qui me l’a donné. Elle m’a appris une méthode de lecture rapide avant l’école, à 5 ans. «Le petit chose» de Daudet me bouleverse encore.» Elle se souvient de l’ambiance russe qui régnait à la maison. «D’origine géorgienne, ma mère a encore de la famille à Saint-Pétersbourg. Je me rappelle des moments incroyables où Rostropovitch, virtuose et opposant au régime soviétique, venait chez nous. Elle recevait beaucoup de dissidents. Notre téléphone a même été sur écoute… Nous célébrions toutes les fêtes russes et nous avons appris à faire des recettes du pays. Plus tard, j’ai imposé à mes enfants d’apprendre le russe. D’ailleurs ma fille de 22 ans s’appelle Lara, comme l’héroïne du «Docteur Jivago». On ne se refait pas.»
Lève-toi et marche!
Mais revenons à ce dimanche de Pâques qui a changé sa vie, en 1986. «C’était une fin d’après-midi pluvieuse, raconte-t-elle. La route entre Bordeaux et Biarritz, où nous avions une maison, était monotone. Nous étions trois dans la voiture. Mon père s’est endormi au volant. Il a été légèrement blessé, ma sœur, assise derrière, n’a rien eu, et moi qui étais sur le siège passager, j’ai tout pris.» Les images défilent sous nos yeux, glaçantes. Marina livre une description minutieuse, presque détachée de tout ce qui lui est arrivé. «La ceinture qui m’a retenue a fait éclater les organes digestifs, ce qui a causé un malaise diabétique. En plus du coup du lapin, j’ai souffert d’un trauma crânien et d’une fracture du pied droit. J’ai eu des séquelles pendant des années. Mon père s’en est terriblement voulu. Cela a été un cauchemar pour lui.» Au début, les médecins ne pensaient pas qu’elle survivrait. «J’ai été plongée dans le coma jusqu’au soir, quand on m’a opérée à Bordeaux.» Suivent trois semaines de chirurgie. «Ensuite, j’ai été hospitalisée chez mes parents pendant deux mois et demi. Puis je me suis remise à marcher. Dans la voiture, j’avais eu le réflexe de bouger les pieds car j’étais hantée par la terreur de devenir tétraplégique comme ma meilleure amie.» Après l’accident, Marina se décide à suivre un stage en radiologie. «J’avais 25 ans. Ma cheffe de service m’a fait suivre l’échographie digestive avec un excellent radiologue… qui est devenu mon compagnon, puis mon mari et le père de mes enfants. C’est drôle, notre histoire: nous nous sommes mariés à la mairie, puis vingt ans plus tard à l’église, en blanc! Nous sommes restés vingt-cinq ans ensemble et demeurons très proches.»
La foi l’a-t-elle aidée, après l’accident? «Au début, je ne pouvais plus entrer dans une église… Mais croire (ndlr: Marina a été baptisée catholique, mais est allée à l’église orthodoxe avec sa mère) m’aide dans mes engagements associatifs. Parfois, j’entre dans une chapelle et j’allume un cierge pour les gens que j’aime».
Curriculum vitae
1961 Naissance le 9 octobre, dans une clinique, rue Marignan à Paris. «Mon fils aîné est né dans la même pièce que moi!»
1986 Son accident de voiture le 30 mars. «Il a changé ma vie.»
1988 Le 25 avril, naissance de Thibaud, son fils aîné. «Mon premier enfant, le début d’une aventure extraordinaire!»
Questions d’enfance
Un jouet fétiche Un ours en peluche que j’appelle «Mon Mi» pour «Mika». Je l’ai reçu à ma naissance. Il n’a plus d’yeux ni de nez et il est marron délavé, mais il m’a suivie dans tous mes déménagements.
Une odeur d’enfance Celle de nos voisins âgés, à Biarritz, où nous allions en vacances. L’odeur dans leur maison était particulière, elle évoquait la réclusion. Cela éveille encore en moi une angoisse: celle d’un univers figé.
Un dessert enchanteur Avec mon père, à 12 ans, on allait tous les deux à l’Hippopotamus. Je prenais toujours un «Mont-Blanc»: de la crème de marron avec du fromage blanc, de la chantilly et des amandes.
Mon premier amour A 8 ans, un garçon de ma classe aux cheveux bruns. Il m’a demandé ce que je voulais pour ma fête: «Une boîte de crayons de couleur», ai-je dit. Ma mère m’a grondée: on n’exprime pas ce dont on a envie. Cela m’a gâché mon anniversaire…
La phrase qui m’agaçait «Les enfants ne parlent pas à table!», que me répétaient mes parents.
Un légume détesté Les choux de Bruxelles, à cause de l’odeur. A 8 ans, j’ai été obligée d’en manger chez mon parrain. Avec ma sœur, on pleurait dans nos assiettes.
Mes premières vacances A 9 ans, à Venise! Maman donnait des cours d’histoire à l’université en juillet. Nous logions dans une pension de famille au Lido, l’île où a été tourné «Mort à Venise».
Le vêtement dont j’étais fière A 14 ans, une cape grise qui avait un joli mouvement et où je pouvais passer les bras. Je l’ai mise pendant tout mon lycée.
Le héros qui me faisait rêver Docteur Justice, l’ancêtre des médecins humanitaires, dans «Pif Gadget» que je lisais en cachette. Ma mère m’interdisait de lire «Pif Gadget», tout comme elle ne voulait pas que j’aie des Barbie, qui donnaient une image dégradante de la femme.
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